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Les événements de 1941 ont donné lieu à deux récits opposés point à point dont on peut

53 L’expression est généralement attribuée à Jorge Basadre, dont la monumentale histoire du Pérou s’arrête précisément quand commence notre période. BASADRE Jorge, Historia de la República del Perú (1822-1933), Lima, El Comercio, 2005.

54 OSPINA PERALTA Pablo, « La Guerra de los Cuatro Días: ejército liberal y Partido Conservador », Procesos:

Revista Ecuatoriana de Historia, 31 décembre 2015, p. 66-99. Des références plus précises seront présentées au

cours des chapitres.

simplifier le trait sans trop risquer de mauvaise foi. Pour les Équatoriens, le Pérou a préparé pendant des années une attaque sur le frêle et divisé Équateur, développant ses armées et son matériel, animé d’un esprit impérialiste tantôt placé dans la continuité de l’héritage inca, tantôt dans le mimétisme nazi. L’attaque surprise de juillet 1941 aurait porté au grand jour l’impuissance et la trahison des nations américaines et des idéaux de fraternité et de paix panaméricains en imposant une mutilation territoriale injuste à un pays meurtri à jamais. Le pouvoir oligarchique représenté par le Président Arroyo del Río aurait trahi la patrie en préférant conserver des forces militaires à ses côtés que de les envoyer se battre à la frontière. Le peuple équatorien aurait pourtant exigé en vain de continuer la lutte. Les quelques soldats abandonnés à la frontière auraient résisté héroïquement.

Pour les Péruviens au contraire, lorsqu’il existe un discours qui ne confond pas les épisodes de 1941 avec ceux de 1981 et de 1995, les actions armées de juillet 1941 n’ont prétendu que défendre la souveraineté du pays contre l’attaque des forces équatoriennes inconséquentes qui auraient cherché à s’attirer la protection des grandes puissances par une politique systématique d’accrochage frontalier. Les forces équatoriennes, bien armées et agressives, auraient été vaincues avec difficulté et héroïsme au cours de la plus grande victoire militaire du pays. Le traité qui suivit, très en deçà des exigences territoriales de Lima, aurait été permis par l’esprit de conciliation des Péruviens, par opposition à l’ingratitude équatorienne, en même temps que l’ingérence inopinée du système interaméricain.

Ces deux récits soufrent évidemment de multiples variations et de nuances bienvenues, mais ils constituent la trame commune des deux positions irréconciliables qui se sont construites progressivement depuis l’événement. Ils ont été forgés par une accumulation bibliographique qui a suivi les soubresauts de la controverse frontalière de 1941 à nos jours. En traitant uniquement les publications centrées les événements de 1941 (et non les événements antérieurs ou ultérieurs) ou qui y consacrent une part importante ou un regard novateur, la chronologie fait apparaître des phases identifiables.56

Les mois qui suivent la guerre, une première vague de publication est le fait des chancelleries dans le cadre de la guerre internationale de propagande. Elle est suivie dans les années suivantes jusqu’à la fin des années 1940 par des publications de la part de militaires et de diplomates directement impliqués dans la guerre, le plus souvent à des fins de justification. Les publications équatoriennes sont alors plus nombreuses et plus volumineuses en raison de

56 Pour plus de clarté, nous n’indiquons dans ce développement que les auteurs. Nous renvoyons pour plus de détails à la bibliographie exhaustive en fin d’ouvrage.

la défaite, tandis que celles des Péruviens paraissent pour le moment dotées de la légèreté des vainqueurs qui ne ressentent pas la nécessité de s’excuser auprès de leur nation (Humberto Delgado, 1944). C’est au cours de cette séquence que les deux discours antagoniques que nous avons mis en évidence se mettent en place autour de ces récits fondateurs. Ces derniers se présentent souvent comme des travaux historiques, en présentant parfois l’intégralité chronologique et thématique de la controverse, mais leurs auteurs sont des acteurs de premier plan. Il s’agit en particulier de l’ouvrage du chancelier Tobar Donoso et du colonel Rodríguez (Rodríguez, 1943 ; Tobar Donoso, 1945). Ce statut de témoin-historien, s’il présente une histoire nécessairement partiale, n’est cependant pas dénué d’intérêts car ces ouvrages constituent de précieuses sources documentaires, souvent les seules pendant plusieurs décennies. Leur caractère public permet aussi aux adversaires de s’y référer constamment en y percevant systématiquement les preuves de la malhonnêteté de l’ennemi. Ils ont donc consolidé deux positions distinctes en énonçant des arguments mais aussi en fournissant une apparence de neutralité aux adversaires qui les citent. D’ailleurs, les auteurs ont conscience de faire œuvre pionnière que le jugement de l’histoire considèrera comme tel, dans la mesure où ils laissent souvent des capsules temporelles à destination de l’historien du futur qui est censé retenir telle ou telle caractéristique de l’époque, (« plus tard, l’historien qui se penchera sur ce fait ne pourra qu’en déduire que… »), à qui ils indiquent également la direction que devraient emprunter de nouvelles recherches.

Cette période d’intense production qui fixe le débat est suivie dans les années 1950 par une sécheresse que ne viennent altérer que la publication à Madrid des « notes » du général Ureta, principal artisan de la victoire péruvienne (Ureta, 1953), et la réédition des ouvrages des années 1940. L’époque est cependant à la construction d’un argumentaire équatorien contre le Protocole de 1942 qui devient de plus en plus systématique mais ne perturbe pas encore radicalement les relations entre les deux pays. C’est l’année 1960 qui relance la production historiographique, en lien sans aucun doute avec la décision fracassante des Équatoriens de proclamer la nullité du Protocole de 1942 à la tribune de l’ONU. Cela entraîne un regain de production régulier qui s’étale sur les années 1960 et 1970 (malgré un vide au début des années 1970), en particulier au Pérou dans des synthèses militaires qui se veulent plus historiques mais qui sont encore écrites par des témoin-historiens (De la Barra, 1961 ; Monteza Tafur, 1976). Ces synthèses s’appuient aussi sur des projets de publication de sources pour exposer la « vérité » des faits, de manière parfois un peu désorganisée (Araujo Arana, 1963). Le Centre des Études historico-militaires du Pérou met sur pieds une commission qui classe et publie une somme immense de 7 volumes à partir d’archives principalement militaires (Comisión

catalogadora, 1978). Toutefois, en raison peut-être de son volume, de sa publication sous caractère « secret » (reservado) et de son faible tirage (quelques centaines d’exemplaires), sa consultation et son utilisation est encore aujourd’hui limitée, alors que nous y avons trouvé des éléments tout à fait originaux. La compilation de ces sources, ainsi qu’une production qui commence à s’intéresser particulièrement à la signature du protocole de 1942, répond à l’attaque équatorienne sur le protocole et sur son contexte de production dans les années 1960 et 1970. On observe néanmoins un élargissement des centres d’intérêt péruviens avec la prise en compte du théâtre amazonien (Del Mar Alcázar, 1980). Est caractéristique de cette approche le premier ouvrage de Rómulo Zanabria Zamudio (Zanabria, 1969). Cet officier péruvien publia presque trois décennies plus tard un des plus approfondis ouvrages sur la guerre, bien qu’il ne puisse se départir d’une vision encore très nationaliste (Zanabria, 1996). À la même époque, les Équatoriens produisent moins car ils ne sont pas ceux qui sont attaqués, mais ils produisent au moins une grande synthèse militaire qui s’appuie sur de bonnes archives (Larrea Alba, 1964) et voient encore la publication de témoignages militaires produits plus tôt mais pas encore publiés (Urrutia, 1968 ; Ochoa, 1976).

Cette séquence provoque également une première phase de production hors des deux pays en question. Dans les années 1940, seuls des géographes avaient montré un certain intérêt aux États-Unis pour la controverse, en publiant des articles de synthèse (Wright, 1941 ; Bowman, 1942). Dans les années 1960, des historiens des États-Unis s’intéressent désormais à la question, ce que le rôle des États-Unis sollicité comme médiateur de la controverse et l’ouverture des archives diplomatiques n’ont pu qu’encourager. Cet intérêt donne lieu à des travaux remarquables parmi les plus scientifiques sur la période. David Zook (Zook, 1964) et Bryce Wood (Wood, 1966, 1978), chacun à leur manière éclairent des enjeux fondamentaux du conflit et le considèrent déjà comme une sorte d’exercice intellectuel destiné à souligner le fonctionnement du système interaméricain ou à illustrer les discours généraux sur l’agression militaire. Ils replacent ainsi le conflit péruano-équatorien dans le cadre des controverses territoriales de l’époque (en particulier le Chaco et Leticia). Pour se faire, ils s’alimentent aux sources étasuniennes alors inédites pour produire les premiers récits équilibrés des événements. Ils n’ont malheureusement pas été en mesure de consulter des sources péruviennes et équatoriennes autres que celles publiées, ce qui permet aujourd’hui de dépasser leurs travaux, mais beaucoup de leurs hypothèses qui se basaient sur ce matériau partiel sont loin d’être caduques.

Le recueil des faits héroïques de la guerre avait commencé en Équateur dès les années 1940, mais il ne s’était pas encore systématisé. La fin des années 1970 voient au contraire la

multiplication des publications à compte d’auteur narrant les souvenirs personnels de vétérans désormais âgés, avides de transmettre leur expérience. Ces récits qui vont souvent de pair avec la canonisation définitive des grands martyrs de la guerre (Hugo Ortiz en Équateur, José Quiñones au Pérou, par exemple) dont les figures sont de plus en plus héroïsées par les États à mesure que la controverse s’enlise.

La production continue régulièrement dans les années 1980 et 1990, sans que l’affrontement de 1981 ne provoque une flambée bibliographique particulière. Il faut dire que ces pays s’enfoncent alors dans les crises économiques et le Pérou dans la violence du Sendero

Luminoso. En revanche, le regain de tension au milieu des années 1990 est certainement à

mettre en lien avec la guerre du Cenepa (1995), le dernier grand affrontement entre les deux pays. Les publications se multiplient sur le processus de démarcation qui a suivi le traité de 1942, car c’est son blocage que les acteurs cherchent alors à surmonter. La signature définitive de la paix en 1998 coïncide dès lors avec des publications moins ouvertement nationalistes (Yepes, 1998). La plus grande avancée est alors la publication d’un petit ouvrage équatorien qui pose des questions essentielles en s’appuyant sur une socio-histoire féconde (Ibarra Crespo, 1999). La construction nationale et l’usage des opinions publiques sont en particulier abordés par cette « réinterprétation » dont le volume modeste laissait cependant beaucoup de phénomènes au stade de suggestion. Le débat est depuis lors plus apaisé, mais les derniers feux de la controverse ne sont pas complètement éteints. La publication du dernier ouvrage du Président Arroyo del Río, écrit dans les années 1960 mais qui n’a pu être publié avant les années 1990 (Arroyo, 1999), suscite une réplique cinglante du directeur des archives militaires de l’époque (Gándara Enríquez, 2000), qui écrit une volumineuse réfutation entièrement tournée contre Arroyo qui fait pour sa part l’objet d’une tentative de réhabilitation (Avilés Pino, 2004) comme l’avait été son chancelier (Hurtado, 1994).

Les années 2010 confirment malgré tout un virage testimonial et scientifique. Les productions nationales mettent alors l’accent sur le témoignage des derniers vétérans qu’il faut recueillir. On assiste d’ailleurs à une rencontre entre vétérans péruviens et équatoriens, tandis que le film équatorien à gros budget Monos con Gallinas entend exhumer la mémoire des combattants d’Amazonie (León León, 2013). De leur côté les productions anglo-saxonnes intègrent désormais les événements de 1941 au sein de l’évolution générale des guerres sur le continent américain, ce qui témoigne de sa normalisation (Scheina, 2003 ; De la Pedraja, 2006). Les études scientifiques spécialisées traitant de points particuliers sous la forme d’articles scientifiques ou de mémoires universitaires, peuvent alors se développer, mais restent toutefois en nombre encore très limités (Baila Marín, 2016 ; Bignon, 2015, 2018, 2019 ; Del Piélago,

2017 ; Rankin, 2019).

C’est donc par rapport à cette immense bibliographie qu’il a fallu se frayer un chemin pour une approche équilibrée et originale qui développe une analyse historique politique, sociale et culturelle du conflit, fondée sur le recours systématique aux documents originaux de plusieurs pays.