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Figure 10 : les menaces de l’Axe en Équateur d’après le FBI

B. Comment est cartographiée la zone frontière

Face à cette frontière traditionnelle, les États souhaitaient désormais construire une frontière homogène et centralisée. Pour cela, il fallut d’abord mettre sur pieds des administrations spécialisées et cartographier les espaces en question. Cet objectif qui avait occupé depuis au moins une vingtaine d’années les armées des deux côtés s’accomplit finalement en ces années grâce au nouveaux outils aériens.

Depuis la fin du XIXe siècle, les États ont cherché à cartographier leur territoire en créant des institutions spécialisées. Beaucoup ont souligné le rôle modernisateur confié par exemple à la Société Géographique de Lima.144 Dans la première moitié du XXe siècle, cet objectif se fit plus insistant avec la création de services dédiés au sein des institutions militaires. Au Pérou, un Service Topographique de l’état-major est créé en 1907. Dès ses débuts, la cartographie des zones frontalières, dont celles avec l’Équateur, est une priorité. En 1913, l’institution est remaniée en Service Géographique de l’armée. Dans les années 1920, le service recevait de l’État léguiiste la mission de créer une carte topographique nationale, en particulier sous la conduite des ingénieurs topographes de l’armée française. Malgré l’ambition affichée, le manque de ressources financières, les rivalités politiques et personnelles et les résistances locales n’ont pas permis au service de mener entièrement sa mission à bien.145 La trajectoire équatorienne est tout à fait similaire. La cartographie militaire y trouve son origine dans la loi organique militaire de 1905, mais seul un cours de topographie est ouvert en 1917. En 1922, le Congrès vote en faveur de la réalisation d’une carte topographique militaire dont la réalisation fut confiée au Service Géographique militaire créé en 1928 auquel la mission militaire italienne

144 LÓPEZ-OCÓN Leoncio, « La Sociedad Geográfica de Lima y la formación de una ciencia nacional en el Perú Republicano », Terra Brasilis (Nova Série). Revista da Rede Brasileira de História da Geografia e Geografia

Histórica, janvier 2001, no 3 ; MARTÍNEZ RIAZA Ascensión, « La incorporación de Loreto al Estado-nación peruano. El discurso modernizador de la sociedad geográfica de Lima (1891-1919) », dans GARCÍA JORDÁN Pilar et SALA I VILA Núria (dir.), La nacionalización de la Amazonía, Barcelona, Universitat de Barcelona-UB-Taller de estudios e investigaciones andino-amazónicos, 1998, p. 99-126 ; DAGICOUR Ombeline, « Construir el Estado, forjar una nación. La «nueva geografía» y su enseñanza en el Perú del Presidente Leguía (1919-1930) »,

Caravelle. Cahiers du monde hispanique et luso-brésilien, mai 2016, no 106, p. 79-96.

145 DAGICOUR Ombeline, Régénérer la patrie, construire l’État : savoirs géographiques et production du

territoire : Pérou (1900-1930), thèse de doctorat sous la direction d’Annick Lempérière et Aline Helg, Paris

1/Université de Genève, 2017. Le chapitre consulté nous a été aimablement mis à la disposition par l’auteure : « De la nécessité de « mettre le Pérou en cartes ». La carte nationale et l’institutionnalisation de la cartographie topographique (1907-1930) ».

a contribué. Il fut transformé en Institut en 1947 avec personnalité juridique et autonome, tel qu’il existe encore au XXIe siècle.146 L’existence de ces services géographiques militaires n’avait pas pour autant réduit l’incertitude frontalière et les malentendus au sein d’un État sur la localisation des lieux mentionnés dans les rapports (chapitre 1). En 1938, un lieutenant chef de la garde civile péruvienne peut encore se présenter comme « connaisseur personnel des limites de notre territoire avec l’Équateur et parce que je suis la première autorité militaire de la zone » et considérer scandaleux que le préfet ne puisse pas lui indiquer si une zone de près de 1000 km2 était péruvienne ou équatorienne, car son propriétaire Felix Noblecilla ne le savait pas. Les échanges qui suivaient entre l’état-major de Lima et la Ière Division à Piura montrent qu’une grande confusion règne sur le lieu dont on parle et que les gardes civils qui occupent les frontières n’entendent rien en géographie frontalière.147

Pour mettre fin à la controverse à l’orée des années 1940, il fallait donc d’abord réussir à cartographier avant de démarquer. Les acteurs se tournèrent alors vers l’aviation. La technique de cartographie qui associe le survol aérien et la photographie avait déjà été mise en œuvre auparavant au Pérou. D’ailleurs, l’ambition militaro-défensive est dans les Andes comme dans le reste du monde consubstantielle du développement des moyens de transports aériens et de la photographie aérienne.148 Mais la faiblesse de l’aviation dans les deux pays n’avait pas permis de systématiser le procédé. En outre, à la faiblesse des infrastructures et la nature dangereuse de la zone à cartographier s’ajoutait l’exigence de la coopération entre les deux États. En 1936, les Équatoriens sont piégés par le manque d’avions à leur disposition au cours de la première commission du Zarumilla. Une possibilité s’offre à eux d’embarquer dans des avions péruviens et d’envoyer les clichés pris à développer à Quito par le service géographique militaire.149 La tension entre les deux pays ne permit pas cependant une cartographie systématique de la région frontalière avant le conflit. En 1942, l’idée est relancée par les observateurs militaires alors que leur mission de maintien de la paix dans la zone démilitarisée s’achève et qu’ils entrevoient la

146 MACÍAS NÚÑEZ Édison, El ejército ecuatoriano en la revolución alfarista, su desarrollo y posterior

decadencia, Quito, Centro de Estudios Históricos del Ejército, 2007, vol.4, p. 178-181.

147 2ème section de l’état-major de la Ière Division, à l’état-major général de l’armée, « Consulta sobre la soberanía de la Isla Noblecilla », 11 avril 1938. COMISIÓN CATALOGADORA DEL CENTRO DE ESTUDIOS HISTÓRICO -MILITARES DEL PERÚ, Colección documental del conflicto y campaña militar con el Ecuador en 1941, Lima, 1978 (ci après Col. doc.), vol. 7, document n°43 sq. Le commandant estime les capacités géographiques des gardes civils péruviens limités « que poco conocen topografía, y que quizá sea ésta la causa de la mala orientación asignada a la Isla Noblecilla ».

148 Il suffit de rappeler que les fameuses photographies de Nadar depuis un ballon étaient originellement commandées par l’armée française. GREVSMÜHL Sebastian Vincent, La Terre vue d’en haut : l’invention de

l’environnement global, Paris, Éd. du Seuil, 2014

149 « Al ministro de Defensa nacional acerca de las fotografías y planos de la zona del Río Zarumilla tomados por la comisión Mixta ecuatoriana-peruana », 16 novembre 1936. AHMRE, T.5.3.1.2.

lourde tâche de la démarcation :

« Le manque absolu de cartes qui fournissent les détails permettant le tracé de la ligne à démarquer, l’existence de larges zones inexplorées et les faibles moyens que la région offre à l’installation et au fonctionnement des commissions qui y agiront, recommandent d’adopter un procédé de travail qui garantisse la démarcation de la frontière dans un laps de temps raisonnable. Dans ce cas, ce serait l’aérophotogrammétrie qui fournirait de manière rapide et économique une carte de la zone à délimiter. Sa précision serait garantie par la fixation de points sur le terrain à partir d’observations astronomiques le long de la ligne frontière. Un tel plan de travail fournirait à court terme la carte de cette région, indispensable pour y étudier le tracé exact de la ligne frontière. La commission unique aurait ensuite le rôle de la démarcation et de la construction de signaux en ces points qu’ils estiment pertinents pour matérialiser ou fixer de forme définitive la ligne accordée dans le traité du Protocole ».150

Les vœux des observateurs sont entendus. Dans le cadre de la campagne de démarcation, puisqu’aucun des deux pays ne souhaite que l’adversaire survole son territoire – sans doute pour des raisons qui tiennent autant du secret défense que de la violation symbolique – ce sont les États-Unis qui participèrent à cette entreprise de cartographie aérienne. Ils s’appuient pour cela sur un programme régional préexistant à la démarcation question péruano-équatorienne.151

Les avions sont équipés d’appareils photographiques trimétrogones. La campagne débute fin 1942 et se poursuit jusqu’en 1945, avec des interruptions lorsque les appareils sont réquisitionnés pour l’effort de guerre dans le Pacifique. Elle est très difficile. Les altitudes, la densité de la forêt, les conditions climatiques, le manque de pistes d’atterrissages, rendaient cette mission hautement ardue. Les appareils décollaient de Talara ou Salinas sur la côte où des bases américaines avaient été installées pour la défense continentale, ou d’Iquitos à l’est. Pour réduire les risques liés au climat, des observatoires sont établis au sol. Les données produites par les reconnaissances aériennes des compagnies pétrolières sont également mises à contribution. Début 1944, presque toute la frontière est reconnue. Seule la cordillère du Condor résiste encore car elle condense à son aplomb de d’imposants nuages qui en rendent dangereux le survol. C'est la raison pour laquelle une nouvelle technique issue de la guerre est employée. C’était la première fois au monde que la reconnaissance par radar, utilisée à partir de septembre 1946, était utilisée. D’ailleurs deux avions s’écrasèrent au cours de cette campagne, au départ d'Iquitos en 1944 et de Salinas en 1945, faisant respectivement six et huit victimes, dont des Étasuniens. À ce coût, il fallait encore ajouter l’investissement financier qui n’était pas mince, lais les efforts ont payé. Les près de 1500 km de frontière sont photographiées sur une largeur de 30 à 80 km.152

150 « Informe general de los observadores militares… », doc. cit.

151 MCBRIDE et YEPES, op. cit., p. 139-143.