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Figure 5 : Pamphlets multilingues de propagande péruvienne et équatorienne

Ces pamphlets qui pouvaient compter plusieurs dizaines de pages, rédigées par les délégués à la Conférence de Washington, ou par le personnel diplomatique et consulaire à l’étranger, furent imprimés au moins en trois langues (espagnol, anglais, français) et avaient pour but d’influencer l’opinion publique internationale, à Genève et Washington en particulier, et notamment le Président des États-Unis qui pourrait être amené à arbitrer le conflit selon les termes du Protocole de 1924.

Source : BEAEP

125 Francisco Tudela à Francisco Pardo de Zela, consul du Pérou à New York, 3 juillet 1937 ; Alberto Ulloa au consul du Pérou à New York, 13 juillet 1937 ; Alberto Ulloa au consul du Pérou à New York, 25 septembre 1937. ALMRE, LEI-6-15, legajo 569.

Encore que ces tirages ne concernent que le marché des États-Unis, alors que des pratiques similaires avaient lieu à Genève, avec traduction en français, sans compter le travail de tous les personnels diplomatiques dans les délégations diplomatiques du continent et ailleurs, qui engageaient régulièrement des passes d’armes dans les journaux locaux avec les représentants de l’Équateur. On notera par ailleurs que pour relayer ce discours, le gouvernement fit ouvrir deux « Bureaux péruviens de l’information » à Buenos Aires et à New York.126

Ces efforts significatifs de la part de Lima et de Quito, qui supposaient un véritable investissement financier et d’énergie, furent décisifs sur la perception extérieure des deux Républiques dans la mesure où ils concordent avec le développement du tourisme et des grandes campagnes internationales pour attirer les nouveaux voyageurs. Mark Rice a montré combien l’étape des années 1930 a été fondamentale dans la starification progressive du Machu Picchu.127 Le Pérou se présente alors dans les grandes rencontres culturelles de l’hémisphère comme le berceau de la culture inca et coloniale dans la région, et Cuzco comme capitale touristique de l’Amérique du Sud. Les Bureaux d’information nouvellement créés avaient ainsi pour double tâche de diffuser les thèses territoriales de Lima tout en promouvant le tourisme.128

L’Équateur connut également une impulsion décisive du tourisme. Bien que l’attrait de l’Alpinisme eût déjà mené un certain nombre de voyageurs dans le pays, le véritable départ d’une politique volontariste en ce domaine date de 1930 avec la création d’un premier règlement qui devait faciliter l’entrée de voyageurs. Dans les années suivantes, la circulation de ces voyageurs est facilitée, notamment par la Ley de Turismo de 1938 et par l’intensification des trajets aériens intérieurs. Cette attractivité recherchée s’accompagne d’une précoce spécialisation dans le tourisme de nature. Au milieu des années 1930, les premières mesures de protection de la faune et de la flore des Galápagos sont ainsi prises.129 Les gouvernements équatoriens développèrent donc ce programme de manière concomitante avec l’âpre bataille diplomatique. Dans cette mesure, les deux discours de revendication territoriale et d’attractivité touristique pouvaient se mêler l’un à l’autre entre. La présentation des relations internationales de l’Équateur dans un guide officiel de tourisme publié à Bordeaux en 1938 est à ce titre symptomatique :

126 CONCHA Carlos, Memoria del Ministro de Relaciones Exteriores, 20 de noviembre de 1937 al 20 de abril

de 1939, Lima, Imprenta Torres Aguirre, 1939, p. CIII-CIV.

127 RICE Mark, Making Machu Picchu: The Politics of Tourism in Twentieth-Century Peru, University of North Carolina Press, 2018.

128 CONCHA Carlos, Memoria del Ministro de Relaciones Exteriores, 20 de noviembre de 1937 al 20 de abril

de 1939, Lima, Imprenta Torres Aguirre, 1939, p. CIII-CIV.

129 CAIZA Roberto et MOLINA Edison, « Análisis histórico de la evolución del turismo en el territorio ecuatoriano », RICIT: Revista Turismo Desarrollo y Buen Vivir, octobre 2012, no 4, p. 8-24.

« Pays de tradition éminemment pacifiste, l’Équateur a toujours suivi une ligne de conduite invariable à cet égard et animé ses rapports internationaux de déférente et sincère cordialité. Ses relations avec les peuples américains sont empreintes de la fraternité qui naît de la communauté de race, de tradition, de langue et de culture.

L’Équateur a toujours été partisan déclaré du règlement pacifique des différends internationaux qui ont éclaté parfois entre les Républiques du continent américain ainsi que sa soumission à l’arbitrage si, par hasard, les arrangements directs venaient à échouer. En conformité avec ses principes, la résolution de son propre différend de frontière avec le Pérou a toujours été recherchée de façon amicale et par voie des accords diplomatiques. Pour montrer son complet attachement aux principes du Droit international et de la soumission pacifique des affaires litigieuses, sûr, d’ailleurs, du droit de sa cause, il a accepté de porter la résolution définitive de cette vieille question à l’arbitrage de M. le Président des États-Unis, faute d’un accord direct entre les parties, dans les conférences qui ont actuellement lieu à cet effet à Washington.

Dans cette délicate affaire la gestion du ministère des Affaires Etrangères a été toujours conduite avec infiniment de tact et de discrétion ; à présent, elle est placée sous la conduite d’un habile internationaliste, admirablement secondé, d’ailleurs, par les appréciations pondérées et érudites de la Commission Consultative, qui groupe quelques-unes des personnalités les plus marquantes du pays.

Avec tous les peuples civilisés de la terre, l’Équateur entretient des relations d’amitié déférentes et cordiales.

Membre actif de la Société des Nations, il a adhéré, en outre, à presque toutes les conventions internationales ayant pour but l’amélioration des rapports entre les peuples et la sauvegarde de la paix ».130

La massification de la diffusion de l’image des deux pays à l’étranger a donc été concomitante de la bataille diplomatique, ce qui a peut-être contribué à enraciner à l’extérieur l’idée de petites Républiques engoncées dans des conflits territoriaux insolubles, mais a certainement permis de publiciser le différend et d’en faire une affaire collective à partir de 1939.

Il faut enfin souligner que la réponse médiatique de Lima aux tentatives de placer le différend sur la place publique a également consisté à exhiber aux opinions américaines le risque de déstabiliser politiquement le gouvernement et par conséquent la région.131 Nous développons autre part les tenants de la propagande à visée nationale (chapitre 10) pour nous concentrer ici sur l’utilisation internationale que pouvait faire Lima de son « opinion publique » nationale. Il y avait eu d’abord, le projet de soumettre les provinces controversées à un référendum de rattachement, comme cela avait été prévu pendant longtemps avec le Chili. Lima était certaine que les habitants voteraient en sa faveur. La possibilité d’un scrutin avait peu de chance d’aboutir mais cela permettait à Lima de montrer que les premiers concernés seraient de son côté. L’appel à l’opinion publique interne fut ensuite et surtout très visible au moment du retrait péruvien de la conférence en 1938. Ce n’est ni à Washington, ni par voie diplomatique que Lima annonce son retrait, mais par un discours surprise du chancelier à la radio de la

130 VINTIMILLA R. Ramón, La République de l’Équateur, pays de tourisme, Bordeaux, Publications du Consulat de la République de l’Équateur, 1938, p. 25-26. BEAEP.

131 Le contenu et les enjeux internes de la propagande péruvienne sur l’imaginaire national sont plus précisément analysés dans la quatrième partie de ce travail.

capitale qui, en raison de la méthode inusitée, n’avait même pas été écouté par les diplomates équatoriens en poste au Pérou, croyant que le ministre se contenterait de ressasser des arguments historico-juridiques connus à l’excès.132 En s’adressant à sa population pour mettre fin à des négociations pacifiques, allant à l’encontre de la mystique de la paix qui régnait alors sur le continent, le gouvernement entendait signifier aux autres Républiques qu’il ne pouvait se porter à l’encontre du désir profond de la population, et risquait le renversement en cas de concession territoriale trop importante.

Cette rhétorique était d’ailleurs bien établie chez les deux adversaires. Le chancelier Concha avait déjà exprimé aux Équatoriens l’« impossibilité nationale et politique de tout gouvernement à mener à bien l’arbitrage de Tumbes, Jaén et Iquitos sans révolution parlementaire et chute populaire ».133 De leur côté, les diplomates équatoriens ne manquaient pas de faire valoir que leur mains étaient liées par des opinions nationalistes qui s’exprimaient constamment dans la presse. Il s’agissait donc en 1938 pour les diplomates péruviens de jouer la carte du patriotisme national contre le pacifisme international. Les Équatoriens répliquèrent aussi à l’allocution péruvienne par une intervention sur les ondes radiales (par la radio HCJB « La voz de los Andes ») qui n’eut pas le même impact que la démarche péruvienne mais pouvait avoir la même signification.

Était-ce exagéré, voire uniquement cynique, de considérer la chute du gouvernement en cas d’accord avec l’Équateur ou en cas de simple arbitrage par le Président des États-Unis ? Il faut bien sûr remarquer que les Péruviens étaient encore amers du rôle du grand voisin du Nord dans la controverse avec le Chili, et que la question de Leticia avait récemment fait craindre un tel renversement. Certains diplomates pouvaient d’ailleurs en être convaincus. Un membre de la chancellerie note ainsi : « En revenant en voiture [des agences de presse], un chauffeur noir m’a dit « Voyez ce que font ces sales singes, ils veulent prendre tout l’Oriente. Il ne reste que la guerre » ».134 Le risque pouvait donc être sincèrement partagé par les diplomates péruviens, mais ils l’utilisèrent de toute façon pour justifier les blocages de la négociation. Acculés par les Équatoriens, les Péruviens ont donc finalement embrassé complètement la bataille médiatique en essayant de la tourner à leur avantage. La bataille était ainsi lancée sur plusieurs plans, notamment sur celui de la représentation graphique du territoire.

132 « Memorándum con transcripciones de cablegramas y documentos anexos sobre la suspensión de las Conferencias Limítrofes Ecuatoriana-Peruanas en Washington por causa del Perú. Memorándum enviado a la Delegación Ecuatoriana para su información ». Octobre 1938. AHMRE, T.5.3.1.4.

133 Ibid.

134 Sur le terme « mono » pour qualifier les Équatoriens, voir infra, Chapitre 10. César A.de la Fuente, ministre des Relations Extérieures du Pérou, à Francisco Tudela, président de la Délégation du Pérou à Washington, 5 mai 1937, ALMRE, LEI 6-16, legajo 569.

La bataille des cartes : la diffusion internationale d’un territoire idéalisé

Un aspect commun de la propagande internationale que se livraient les deux adversaires avait trait aux différentes cartes représentant le territoire national. Nous étudions plus loin les progrès effectifs de la cartographie frontalière (chapitre 2) et les effets politiques de l’intériorisation des modèles cartographiques (chapitre 10). Nous soulignons pour le moment le contrôle actif de la production de cartes idéalisées des territoires nationaux.

Dans la longue histoire de la controverse, il était en effet souvent arrivé que l’ennemi justifie une possession territoriale en se basant sur une carte nationale ancienne. Pour sourcer leurs revendications territoriales, les Péruviens citaient les cartes équatoriennes et réciproquement, en sélectionnant bien entendu les cartes qui leurs convenaient. Pour ne pas fournir des cartouches à l’adversaire et gagner par la même occasion l’opinion internationale à une image idéalisée du territoire national, il fallait donc contrôler très strictement la production de ces cartes, qui étaient produites pour une part à l’étranger.

Dans cette perspective, une partie de la correspondance de la chancellerie équatorienne avec ses délégués à l’étranger portait sur lesdites cartes et atlas. C’est par exemple Tobar Donoso qui demande au ministre plénipotentiaire à Paris de protester contre la maison d’édition Forest pour la production d’une carte qui présentait les territoires amazoniens controversés comme péruviens, tout en félicitant l’envoyé à Santiago du Chili d’avoir dénoncé la circulation de cette même carte au Chili, et permis que par circulaire du ministère de l’Éducation, les territoires revendiqués par l’Équateur apparaissent comme en litige.135 C’est aussi le consul de l’Équateur à Leipzig qui prévient les deux principales maisons éditoriales allemandes que les cartes qui ne traceraient pas les « vraies » frontières de l’Équateur ne rentreraient pas sur le territoire national.136 Parallèlement à cette traque internationale, il fallait produire nationalement des contenus acceptables pour les prétentions diplomatiques. Il y avait bien sûr les services dédiés au sein de la chancellerie et de l’état-major, mais le résultat ne mettait pas tous les acteurs d’accord. Les efforts pour représenter un territoire idéalisé qui embrassait l’ensemble des thèses diplomatiques de Quito culminèrent incontestablement dans une initiative privée que le gouvernement promut après sa création. En 1940, le révérend père Juan Morales y Eloy avait terminé de concevoir sur la base de données de 1936 son Atlas historico-géographique. La Direction des Limites de la chancellerie en rend compte en ces termes :

135 Julio Tobar Donoso à Antonio J.Quevedo, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire à Paris, 12 juin 1939 ; Julio Tobar Donoso au ministre de l’Équateur à Santiago du Chili, 12 juin 1939. AHMRE, T.5.3.2.2.

136 Julio Tobar Donoso à Friede. F. Angermeyer, consul ad honorem de l’Équateur à Leipzig, 5 octobre 1939. AHMRE, T.5.3.2.2.

« L’Atlas a été conçu avec un plan magnifique : démontrer graphiquement et avec l’appui de citations documentaires, l’origine et le développement de la nationalité équatorienne. Celle-ci, que l’on pourrait appeler la thèse essentielle de l’œuvre, est complétée par la défense des droits territoriaux de l’Équateur, à travers l’expression graphique et documentée, des diverses vicissitudes qu’a connues la nation équatorienne ».137

Ce caractère politique et l’élégance de l’œuvre devaient décider la chancellerie à publier l’atlas, ce qui fut effectivement le cas en 1942.138 Le propos de ce bel ouvrage est donc clairement dans la veine du soutien aux prétentions équatoriennes. Il présente une version idéalisée du territoire national et de son évolution historique, en fusionnant l’image et le texte, les cartes aux couleurs vives et les très nombreux textes déroulant les arguments historico-juridiques de l’Équateur (figure 6). On y trouve même un encart résumant les négociations de Washington. L’œuvre correspond ainsi au croisement de la « carte logo » et de la « carte historique » qui ont été mises en évidence par Benedict Anderson dans la construction nationale des pays du Sud-Est asiatique. C’est une « carte logo », une forme idéalisée qui autonomise par le jeu des couleurs vives, les parties du territoire national comme autant de pièces d’un puzzle constituant un ensemble intrinsèquement cohérent. La forme logotypique facilite également son caractère reproductible par l’industrie culturelle, immédiatement reconnaissable et intériorisable par ses observateurs. C’est aussi une « carte historique » qui place le territoire moderne dans la continuité du territoire colonial, tout en s’adaptant dans ce cas au discours historico-juridique propre à la culture frontalière de la région latinoaméricaine par l’ajout des textes mêmes.139

137 Direction des Limites au Révérend Père Juan Morales y Eloy, 10 décembre 1940. AHMRE, T.5.3.2.3.

138 MORALES Y ELOY Juan, Ecuador, atlas histórico-geográfico: Quito, los orígenes, el reino, la Audiencia y

Presidencia, la República, Quito, Équateur, Ministerio de Relaciones Exteriores, 1942. Nous avons eu

l’opportunité de consulter ce bel ouvrage à la bibliothèque de l’IFEA de Lima.