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Malinowski est le premier à suggérer que « les humains font face aux risques irréductibles par le rituel et la magie », il observe dans les îles du Trobriand que la magie n’est pas employée dans la pêche lagunaire qui n’implique que peu de risques personnels et permet des rendements relativement constants, mais que « dans la pêche en mer ouverte, pleine de dangers et d’incertitudes, existent des rituels magiques complexes visant à assurer la sécurité et de bons résultats » (Malinowski, 1948, p. 31 cité dans Acheson 1981, 287-8).

Au quartier Zimbabwe, la pirogue se protège souvent avec l’aide d’une fiole remplie d’eau bénite, qu’un pasteur aura préparée et amarrée à l’arrière de la pirogue, derrière le siège du motoriste (jamper). Certaines pirogues embarquent également des tasbah, des amulettes confectionnées par les Kɔmfɔ104, celui-ci se place également en arrière de pirogue, mais généralement à l’abri des

regards, dans une cache taillée dans le bois. L’efficacité de ceux-ci peut être mise en danger par le comportement des équipiers ou de toute personne s’approchant de la pirogue. Si la présence des femmes n’a pas d’incidence, l’acte sexuel entre un homme et une femme sur la pirogue ou dans sa proximité est réputée « salir » la pirogue et rendre nulle les protections conférées par le tasbah et l’eau bénite. Cet acte est considéré comme un délit, celui de flecting, punissable par 50 coups de fouets (hwii) répartis équitablement entre l’homme et la femme concernés. Il se peut toutefois que les deux partenaires ne soient pas surpris en action. Le sursis n’est que temporaire, car ces derniers ne tarderont pas à sentir leur force les quitter. Si leurs proches consultent alors un Kɔmfɔ, celui-ci sera en mesure de déterminer l’origine du mal et de l’acte qui l’a causé. Le Kɔmfɔ peut alors pratiquer un sacrifice pour leur « retourner la vie » (return the life to them). Il égorge un coq. Avec le sang, qu’il mélange à de l’eau et à une feuille appelée nounoum il constitue une solution avec laquelle les deux clients devront se baigner le corps quotidiennement pendant une semaine. La prérogative de résolution des conflits du chef Ohane s’étend jusque dans les pratiques occultes, il est à même de conduire des cérémonies de réparation en cas de cursing (malédiction).

Dans un cas, une femme a « maudit » 105son mari, pour que celui-ci « meure en mer », l’affaire,

d’abord portée à l’un des Apofohene, arrive auprès du Ohane.

photographie 7 Le tableau des New Bye Laws, affiché dans la maison communautaire Fante. « Curse expensis » est le délit le plus grave dans le tableau. Sormonse G.1 et Sormonse G. 2 font référence respectivement à des confrontations physiques et verbales, mais dépourvues de « cursing »

La femme a dû payer 50 000 FCFA qu’elle a remis au Ohane en présence de ses conseillers, elle doit également livrer une chèvre, un calico 106(un voile blanc), une bouteille de schnaps. Le prix à

payer pour ce délit et la liste des biens à fournir pour la cérémonie de réparation sont affichés dans un tableau peint des Bye-Laws, affiché à l’entrée de la maison communautaire de Fante Newtown (photographie 7). Le délit de « cursing » est le plus grave. Les éléments fournis par le fautif vont permettre d’inverser la malédiction (reverse the curse), l’usage de reverse ou parfois de return pourrait laisser penser que la malédiction est renvoyée vers celui ou celle qui en est à l’origine, effet très répandu dans la sorcellerie ou celui qui jette le sort se met également en danger dans un jeu de mort (Favret-Saada, 1977). En fait il s’agit ici de reprendre ou de rattraper la parole jetée, comme autrefois on rembobinerait une cassette.

Bien qu’il soit central dans ce dispositif, L’Ohane n’a pas ce pouvoir, il peut cependant compter parmi ses conseillers sur l’Okyeame qui l’accompagne dans toutes les cérémonies.

L’Okyeame se traduit souvent par le « linguiste ». Traditionnellement dans la chefferie Akan, il est

l’intermédiaire de la communication entre le roi (ici Ohane) et le peuple. Les questions pour le souverain lui sont adressées, qu’il lui transmet et il restitue les paroles du roi qu’il tourne et accompagne de proverbes bien choisis (Bartle, 1978). Si les paroles du roi sont trop acerbes, il est attendu d’Okyeame qu’il puisse faire passer le message en usant d’euphémismes107. Il exerce ainsi

en qualité d’orateur et de diplomate du roi (Yankah, 1995). Okyeame peut participer aux sacrifices pour lesquels il prononce les libations108. Bien que la littérature ne fasse pas mention de rituels

d’annulation des malédictions (Bartle, 1978 ; Yankah, 1995) sa participation dans la cérémonie d’inversion de la malédiction sur le quartier Zimbabwe est attestée : lui seul peut rattraper ou adoucir la parole prononcée. En punissant et en permettant la réparation des malédictions, en s’assurant que les pratiques de navigation et de jet de filet soient respectées, le Ohane est le garant des institutions et des normes sociales qui maximisent la réduction des risques liés à une pêche maritime en itinérance.

106 Le calico donne également son nom a une cérémonie de (prise de contact avec les morts) cf section 3 de ce chapitre. 107 Canada: Immigration and Refugee Board of Canada, Ghana: The role of linguist or chief linguist in the Eastern

Region, including the selection process, initiation rites and duties performed; whether the linguist performs activities involving animal sacrifice and the consequences for refusing the position , 26 March 2003, GHA40771.E , available at: https://www.refworld.org/docid/3f7d4d9931.html, consulté le 25 juin 2019.

Si ces cadres d’autorité structurent le champ de la pêche piroguière fante, la mise en place du projet de migration piroguière et l’organisation du quotidien de celle-ci dans l’unité sociale de la pirogue, la company, s’organise au sein des familles.

Contrat : La maman et le capitaine et autres accords au départ

Pour les jeunes109 pêcheurs, le projet de migration piroguière commence souvent par une discussion

entre sa mère et un potentiel propriétaire de pirogue, qui est typiquement son frère, soit l’oncle utérin du candidat au départ.

Il est attendu du propriétaire de pirogue, le bosun, surtout lorsqu’il exerce lui-même comme capitaine (bosco) sur sa pirogue qu’il emploie en priorité les enfants de ses sœurs, et plus largement les jeunes de son lignage matrilinéaire, son abusua110. Cette règle n’est pas absolue, se négocie et

les bosun doivent souvent mettre en balance leur devoir d’employabilité envers leur famille et la volonté de trouver les pêcheurs réputés les plus performants. L’avantage du recrutement en famille, en plus de satisfaire l’entourage, est de pouvoir compter sur la patience ou la loyauté du jeune pêcheur (sankwa afraba) en cas de succession de coup durs. La mère et le bosun vont « s’asseoir » pour discuter des termes du contrat.

En ce qui concerne la période pendant laquelle le jeune sera parti pour le bosco, elle peut durer une saison, ou plusieurs années. Ce n’est qu’à la fin de la période de contrat que le bosco paiera pour le travail effectué par le jeune, il s’agit ici de sa share (sa part).

109 La catégorie jeune est sujette à caution dans la société Fante et dans la plupart des sociétés d’Afrique de l’Ouest,

car au-delà d’une catégorie officielle, une répartition « traditionelle » entre ainés et cadets elle renvoie également au chômage (Leimdorfer, 1999, p. 67). Le jeune est donc souvent celui qui n’a pas encore pu ou su fonder sa propre famille, qui est en situation de dépendance économique. Le statut commande des obligations de redevance mais il permet aussi de bénéficier de certaines formes d’emploi auprès des « ainés » ou de bénéficier d’une clémence en cas d’impair provoqué par l’individu.

110 Abusua viendrait de la légende du chef Abu : « Quand sa femme refusa de sacrifier son enfant pour gagner une

guerre, mais que la sœur le fît, il décréta que ce serait les enfants de sa sœur, et non ceux de sa femme, qui hériteraient de ses biens » (traduction libre de l’auteur). Abusua est ainsi la leçon (sua) d’Abu. (Bartle, 1978, p. 251). Le thème de la trahison possible de l’épouse, qui pourrait « partir avec tous les biens et les enfants », revient fréquemment dans l’explication et la justification de la matrilinéarité telle que donnée par mes interlocuteurs fante.

Le système de la paie à la part est très répandu dans les pêcheries du monde entier, elle constitue l’un des mécanismes principaux de la réduction des aléas de capture et commerciaux de la pêche (Geistdoerfer, 1987, p. 223). Contrairement au salariat, elle sous-entend une rémunération annexée au résultat de production et de vente. Elle permet donc aux propriétaires du capital de la pêche de se prémunir dans une certaine mesure, des risques de « mauvaises pêches » successives (Acheson, 1981, p. 278).

Le système piroguier fante constitue cependant une version quelque peu extrême du système des parts en ce que le règlement de celles-ci est reporté en cumulatif à la fin du contrat. Ainsi si d’autres systèmes rémunèrent la part une fois la production écoulée (et les charges soustraites), le système fante relègue le paiement des parts cumulées à la fin des contrats, soit un décalage de paiement qui peut s’étaler sur plusieurs années. Le sankwa vivant jusque-là du gîte et couvert offerts par son

bosun et d’un peu d’argent de poche, le chap chap.

Les parts sont calculées sur la base des recettes de la pirogue, à laquelle sont soustraites toutes les dépenses en essence, en alimentation d’équipage, en glace. Ce premier bénéfice de la pirogue est divisé en deux par le bosun : une part pour lui-même, le propriétaire de la pirogue, l’autre pour l’équipage. Cette part est alors divisée par le nombre total des pêcheurs plus deux. Chaque pêcheur a droit à une part, tandis que le bosco en percevra deux111. Sur la part destinée au jeune, le bosun

va retirer les dépenses personnelles qu’il a effectué pour lui, l’argent chap chap (de poche) qu’il lui a versé le long du contrat, sa nourriture, ses frais médicaux, éventuellement ses frais de déplacement de visite au Ghana. Le résultat de ces déductions constitue le gain du jeune pêcheur, sa part.

Cette part est remise par le bosun aux parents, le plus souvent à la maman qui est fréquemment la sœur du bosun. Bien souvent, une avance a été laissée par le bosco aux parents du jeune pêcheur, avant son départ. Cette avance permet aux parents de prendre en charge leurs besoins immédiats et elle garantit que le jeune va « rembourser avec sa sueur ». Elle constitue la dernière soustraction faite au versement de la part du pêcheur.

Le projet de migration piroguière ainsi fondé est donc une entreprise collective visant à assurer des revenus immédiats aux parents, à fournir de la main d’œuvre bon marché pour le bosun et à

permettre au jeune de tenter sa chance et de se réaliser personnellement dans une entreprise qui bien que périlleuse, constitue d’autant plus un rite de passage, elle « fait le garçon ».

Dans nos entretiens il ressort que la somme du contrat, peut s’élever, pour un contrat d’un an, de 15 000 francs CFA à plusieurs centaines de milliers de CFA. Les contrats de plusieurs années sont susceptibles de constituer un pactole important, certains réussissant à récolter plusieurs millions de FCFA.

C’est la possibilité de tels résultats qui motivent les jeunes sankwa. Si la somme est suffisamment importante, la maman pourra investir dans une maison pour son fils, il pourra aussi servir à payer la dot d’un mariage, voire constituer l’amorce d’un capital de pêche. Les mieux lotis pourraient en effet acquérir leur propre pirogue — en déboursant environ deux millions de FCFA pour une pirogue motorisée- et devenir à leur tour bosun et bosco.

Les histoires de réussite d’apprentis devenus bosun de leur propre fait sont fréquemment mises en avant par les bosun eux-mêmes. Ces récits servent de motivation pour les jeunes recrues et permettent la reproduction d’un système qui dépend de leur force et leur fait supporter le poids de la trésorerie de l’entreprise piroguière. La loyauté envers le bosun et la persévérance dans l’activité piroguière est d’autant plus forte que tout abandon de la pirogue sans le consentement de celui-ci équivaut à la perte de la part du jeune pêcheur dans son intégralité. Certains jeunes lassés de vivre de chap chap souhaiteraient apprendre de nouveaux métiers, ou rentrer au pays, mais persévèrent coûte que coûte pour honorer leurs contrats et ne pas perdre leurs gains futurs.

Le jeune est ainsi sous la supervision de son oncle pendant la campagne de pêche, il se voit aussi être sous la tutelle de ses parents pour ses gains. Cette emprise se relativise lorsque le jeune se marie, et à plus forte raison s’il a un enfant, mais même dans ce cas il est de bon usage qu’il divise sa part en trois, deux pour sa propre famille, une pour ses parents.

La configuration des companies permet aux jeunes de se constituer un capital d’avenir et à la

company de lisser les risques de mauvaises pêches en retardant de plusieurs mois le décaissement

des revenus des jeunes sankwa. Pendant la campagne de la pêche, les fonds disponibles sont réinvestis dans les sorties de pêches de manière à multiplier les jetées de filet et à maximiser les rendements sur la saison. Si le système de la company offre ces avantages, elle a cependant un coût

élevé que les sankwa supportent. Privés de salaires sur la période, ils vivent dépendants de leur

bosco pour le logement, la nourriture et les soins et évoluent dans des territoires dans lesquels ils

sont étrangers. Le travail de pirogue en adoom est celui de lieux d’attache terrestres changeants, aussi le peu de prise sur l’environnement de vie implique un accès restreint aux infrastructures en eau et assainissement. De même, en mer, la pirogue constitue un locus de travail et de vie qui rend difficile le maintien d’une hygiène personnelle et alimentaire irréprochable. Dans ces conditions les pêcheurs sont régulièrement soumis à différents types de maux (dont le choléra) qui impliquent des pratiques préventives et curatives spécifiques, présentées et discutées dans la section suivante.