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Première Partie : Brève histoire du risque choléra

Chapitre 1 : Le choléra et la modernité,

3. Les Hotspots comme lieux de frictions

L’objectif de la surveillance ne réside pas seulement dans la mise en alerte du dispositif de réponse ni dans l’estimation du poids de la maladie. Elle peut également dégager des informations sur les des facteurs de risque qui peuvent eux-mêmes donner des indications sur des populations à risque. Très tôt, dans le cadre du programme Africhol, (CF introduction) les informations formelles et informelles recueillies ont pointé vers une surexposition à la maladie des personnes vivant de la pêche artisanale (également appelée pêche piroguière). L’identification des groupes de pêcheurs a ceci de particulier qu’elle est en fait aussi ancienne que le retour du choléra sur le continent, à l’occasion de la septième vague pandémique (GOODGAME, 1975) et que, répétitive dans les discours, elle ne donne pourtant lieu à aucune forme d’action spécifique pour pallier cette vulnérabilité. En fait cette connaissance, liée à l’expérience des agents de surveillance, des médecins, infirmiers, volontaires de santé, des experts internationaux et des humanitaires, mais

aussi des responsables communautaires, y compris parmi les groupes de pêcheurs, ne permet pas de constituer une connaissance d’un degré suffisant pour constituer une preuve solide au sens de la médecine des preuves. Comme soft science elle se situe en fait au dernier échelon de la pyramide des preuves (Adams, 2013). Pour atteindre un degré suffisant de preuve sur cette échelle, les facteurs de risques devraient être étudiés dans le cadre d’une étude à cas contrôle des facteurs de risques associés avec le choléra, pour se rapprocher ainsi du gold standard des Essais Randomisés et Contrôlés (Randomised Controlled Trials). Ce genre d’étude n’a pas encore eu lieu en Afrique pour la définition des groupes à risque.

Figure 6 Niveaux de preuve (aussi appelée Evidence Pyramid en Anglais) tiré de eupati.eu/fr/pharmaco-epidemiologie/medecine-factuelle/, consulté le 18 juin 2019.

Cet état de choses n’empêche cependant pas que ces formes de connaissances — jugées anecdotiques par les tenants de la médecine des preuves — circulent et agissent sur le choléra et les populations qui le subissent. Elles peuvent dès lors, sous certaines conditions, présenter un intérêt pour les intervenants, par exemple en contexte épidémique. Ce fut le cas en Afrique de l’Ouest pendant deux vagues épidémiques, en 2014 et en 2016, au cours desquelles je fus contacté par des experts de lutte contre les épidémies appartenant à deux organisations internationales différentes, qui voulaient savoir comment intervenir auprès des pêcheurs piroguiers Fante et

anticiper leurs mouvements le long de la côte, alors que des épidémies de choléra faisaient rage au sein de ces communautés. L’intérêt cyclique, très ponctuel et institutionnellement amnésique31

pour les groupes dits à risque laisse songeur quand on consulte la littérature de la première épidémie côtière ouest-africaine, qui fait état des mêmes dynamiques de contamination exacerbée parmi ces groupes le long de la côte (GOODGAME, 1975). Ces registres de connaissances mineurs peuvent également être rappelés sur le devant de la réponse, dans le cadre de l’implementation science s’ils permettent de faciliter la mise en place de dispositifs innovants. Ce fut par exemple le cas pour l’introduction de vaccins anticholériques auprès de groupes de pêcheurs malawites. La mobilité des pêcheurs du lac Chilwa, considérée comme étant très haute justifie en effet, dans les documents officiels, l’expérimentation de l’auto-administration de la deuxième dose du vaccin par les pêcheurs bénéficiaires.

Enfin, ces formes mineures de connaissance circulent librement entre les experts, mais aussi localement, entre les personnels de soin, et dans les sociétés faisant face à la maladie. Elles sont mobilisées dans le cadre de dynamiques politiques locales qui peuvent s’avérer délétères pour les groupes à risques. Leur vulnérabilité, en tant que connaissance produite par les systèmes de surveillance, existe alors pour servir à leur stigmatisation, mais ne donne pas lieu à une action bienveillante de la part des programmes de la santé globale pour lesquels ils demeurent invisibles. La classification des populations comme étant à risque ne dépend pas uniquement de la classification de la médecine des preuves, de nombreux acteurs de la réponse sont conscients que ces catégories ne sont pas neutres politiquement. Bien qu’elles pourraient permettre la mise en place de politiques spécifiques destinées à venir en aide aux populations ainsi catégorisées, ces catégorisations échappent volontiers à ceux qui les créent et peuvent servir, dans le contexte politique chargé du choléra, à des fins moins nobles et on peut le craindre, à la stigmatisation des groupes. C’est donc également ce double tranchant, qui justifie d’éviter d’aborder la question des groupes à risques pour certains acteurs de la santé publique avec lesquels nous nous sommes entretenus.

31 La transition vers un régime de l’urgence, qui plus est dans un cadre d’austérité budgétaire, y compris dans les

organisations internationales, entraine également un « turn over » important et une prédominance des consultances, des contrats courts et précaires parmi les experts embauchés à court terme (pour un épisode épidémique, une campagne de vaccination réactive, etc.) chargés de répondre aux épidémies et de constituer des savoirs opérationnels de la réponse. De sorte que d’une épidémie à l’autre, pour le même poste, la même région et les mêmes populations à risque, on retrouve des personnes différentes qui n’ont souvent pas bénéficié de la documentation de leurs prédécesseurs.

Si la question du « qui » épidémique semble bloquée dans des registres inexploitables pour la réponse (aux épidémies), celle du « où » a pris un envol notable au cours des années 2010. La distribution géographique des cas détient deux atouts majeurs dans le cadre de la lutte telle qu’elle se pratique aujourd’hui. Elle repose sur des techniques des Systèmes d’Information Géographique (SIG, communément appelée GIS en anglais) très en vogue, relativement facile à financer et offrant le bénéfice d’éviter les considérations d’inégalités de revenus et d’appartenance à des groupes sociaux (Brives et al., 2016). Le produit le plus notable des tentatives de placer le mal sur une carte réside sans doute dans l’adoption de la notion de « hotspot » du choléra (ou « hot spot ») comme unité de localisation et d’encapsulation du mal à l’échelle globale. Les hotspots sont une notion d’écologie épidémique (Brown & Kelly, 2014), ils sont aussi tributaires des « hot zones » un concept popularisé par le best-seller éponyme de Richard Preston (1994). ils sont également pensés dans le cadre d’une approche territoriale de la gestion gouvernementale des risques majeurs que Collier et Lakoff (2008) ont appelé la distributed preparedness. En début de guerre froide, celle-ci comprenait les techniques pour cartographier sur le territoire national les cibles potentielles d’attaques nucléaires et, sur cette base, procéder à une réorganisation administrative du territoire. En santé, les hotspots constituent un lieu privilégié du rapport au risque épidémique et dont il faut ouvrir la perspective à l’ethnographie (Brown & Kelly, 2014). Nous suivons ici Brown et Kelly dans leur plan d’exploration des rencontres matérielles qui s’effectuent au sein des « hotspots »32

et les économies de la production des savoirs et de l’ignorance qui s’entrecroisent au sein de ces lieux de friction d’un monde globalisé (Tsing, 2005).

Le hotspot du choléra en tant qu’outil du contrôle de la maladie permet de déterminer les lieux de vie de ceux et celles dont le système de surveillance indique qu’ils sont les plus affectés par la maladie, sans parler directement de ces populations ou des déterminants sociaux de leur vulnérabilité. Le hotspot constitue une boîte noire. Cette dernière présente de nombreux avantages : elle évite l’interrogation des inégalités sociales et politiques, réduisant ainsi le risque d’entraves

32 Cependant, Brown et Kelly empruntent le terme (écrit hotspot, sans espace) à l’écologie des épidémies et « offrent »

alors le hotspot comme une heuristique de l’étude de la santé globale. Dans mon cas, je ne construis pas le hotspot en tant qu’anthropologue, mais le prends comme donné par les experts en santé publique, bien que mon intention soit la même, en faire une ethnographie. Cette distinction me semble nécessaire dans le sens ou le concept de hotspot est devenu une catégorie opératoire centrale des acteurs de la lutte et de la surveillance du choléra, bien plus prégnante qu’elle ne le fut ou l’est à l’heure ou ces lignes sont écrites dans le cadre d’Ebola des dernières épidémies africaines.

politiques à la production de la connaissance. Elle gomme les contextes et produit de ce fait des comparables à l’échelle globale, gagnant ainsi les faveurs de la médecine des preuves. La standardisation impliquée par la boîte noire des hotspots permet également de constituer une cible circonscrite et pensée comme politiquement neutre pour les dispositifs innovants de réponse (notamment les vaccins), lancés à une échelle globale.

Enfin la boîte noire permet de s’intéresser au comment de la maladie sous un angle biologique, en établissant un deuxième type de surveillance au sein des hotspots, environnementale cette fois. Car la question du choléra actuelle ne se limite pas à en connaître le poids et la distribution en Afrique. Des points d’ombre, ceux soulevés par Pettenkoffer ou Koch au 19e siècle, subsistent dans les

causes possibles des démarrages épidémiques. Il s’agit en particulier de la capacité de la bactérie à se passer de la chaîne de transmission interhumaine en constituant des réservoirs environnementaux à long terme, ce qui permettrait hypothétiquement à la maladie de ré-émerger de manière indépendante à l’activité humaine. Si le doute sur cette capacité de survie environnementale existe depuis plus d’un siècle, il a pris la forme d’une controverse soutenue depuis les années 1970 et dominée jusqu’à récemment par les partisans du réservoir environnemental. L’Afrique constitue dans les années 2010 un front pionnier empirique de cette controverse. Aussi, nous proposons de présenter une cartographie de la controverse sur les réservoirs environnementaux en tant que scène majeure du déploiement de la production de connaissances et d’ignorance de la maladie.

Deuxième partie : Le charisme