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vulnérable Situer le choléra dans une écologie des risques

2. Du dédain à la convoitise Une révélation de la pêche piroguière sous le signe de la crispation

2.4. Une installation incertaine

L’installation des unités de pêche ghanéennes à Abidjan ou dans des campements du littoral se fait toujours avec l’aval des occupants autochtones (K. Delaunay, 1995 p. 202 ; Duffy-Tumasz, 2012 p. 9). Cette autorisation est le socle d’une relation de dette et de redevabilité qui se traduit notamment par des « cadeaux » offerts au village tuteur, des prix préférentiels sur le poisson ou encore, dans le maillage administratif plus officiel, des redevances sous forme de taxes concédées à la Mairie, par exemple sur le stationnement de pirogues. Cependant on note que les campements, les villages ou les quartiers de pêche piroguière semblent toujours s’établir à l’écart du village des autochtones. Cette situation invite aisément aux accusations d’hermétisme de groupes sociaux qui décideraient de se tenir à part pour pratiquer la pêche et la transformation du poisson. En fait

l’histoire des différents campements regorge de moments de mise à l’écart, le plus souvent motivé par des riverains gênés par les activités de la pêche, en l’occurrence par l’odeur du poisson ou par le fumage du poisson réalisé par les femmes (K. Delaunay, 1995 p. 200). Cette histoire est notamment représentative de la naissance du quartier de la « pointe des fumeurs », aussi appelé « Zimbabwé » sur lequel porte mon ethnographie. La mise à l’écart désigné pour les pêcheurs soit de fait indiqué à l’écart de la communauté tutrice, soit que la mise à l’écart soit amorcée par des autorités, comme ce fût le cas pour un village de pêcheurs Fante d’abord installés sur une plage de Grand-Béréby, à l’écart d’autres villages autochtones et à qui on a finalement demandé de s’installer hors de la place dans le cadre d’un chantier touristique (K. Delaunay, 1995, p. 200). Les quartiers de pêches, à l’écart, souvent déplacés prêtent alors également le flanc aux accusations du peu d’investissement des pêcheurs dans les établissements qu’ils occupent. Une première injonction contradictoire consiste à demander de vivre à l’écart et de reprocher simultanément aux Ghanéens de vivre en communauté hermétique. Une deuxième, celle d’être relocalisable à l’envie et de se voir reprocher en même temps de ne pas investir durablement dans l’environnement occupé. Par ailleurs, la précarité de la terre se retrouve dans les contraintes explicites imposées aux occupants. Sur le littoral alladian, on interdit par exemple aux Éwé, relocalisés hors du village, au milieu de cocotiers, de consommer des noix. A Abidjan, ceux des Éwé qui ont acquis des terres pour y planter justement des cocotiers s’en voient contester les droits par les Ébrié. Ce faisant les Ghanéens sont « maintenus » dans une précarité d’établissement qui ne les incite pas à investir « dans le dur » localement. (Delaunay 1995 p. 205).

Les discours qui contestent la légitimité de la présence et de l’activité des Ghanéens sur le sol ivoirien se cristallisent dans de graves crises au fil des années. En 1958, les Éwé sont expulsés, ainsi que de nombreux Béninois et Togolais, dans le cadre de tensions liées à la présence des étrangers dans l’administration ivoirienne (Comoe & Ozer, 2016). À ces incidents s’ajoutera la destruction des maisons de pêcheurs sur la lagune Alby (K. Delaunay, 1995, p. 174). De nombreux pêcheurs ghanéens sont également expulsés en 1962 d’Abidjan en marge de « graves évènements » (NUKUNYA, 1991, p. 231). Des « chasses au Ghanéens » ont lieu suite à leur victoire de deux matchs de foot face aux « éléphants » ivoiriens en 1985 et 1993, faisant une vingtaine de morts et plus de cent blessés parmi les Ghanéens (Comoe & Ozer, 2016). En 1998, 7 pêcheurs Fante sont

tués à Sassandra à l’issue d’un conflit autour d’un filet installé aux abords du wharf92. Les autorités

ivoiriennes interviennent alors pour fournir de l’essence aux piroguiers ghanéens, qu’ils puissent fuir au Ghana, tandis que leurs femmes sont placées dans des gbaka93 en partance dans la même

direction (Overå & Overa, 2001, p. 3)94.

Ces expulsions ne sont pas uniques à la Côte d’Ivoire. Les pêcheurs fante et éwé ont aussi eu à subir des épisodes de violence similaires le long de la côte ouest-africaine. Sans en faire la liste exhaustive, nous pouvons rappeler les principales crises. Ils sont expulsés ainsi que d’autres étrangers, du Gabon en 1962 (Nguinguiri, 1991, p. 304), et de façon similaire au Nigeria, un million de Ghanéens sont expulsés au début des années 1980 (Overå & Overa, 2001, p. 3). En Guinée, les Ghanéens Fante sont accusés en novembre 1970 d’être complices du débarquement de forces guinéo-portugaises hostiles au régime de Sékou Touré. Menacés, ils quittent massivement le pays (S. Bouju, 2000, p. 261). Les pêcheurs ont également fui les guerres civiles au Libéria et en Sierra Leone (Bortei-Doku, 1991, p. 210), deux pays dans lesquels ils étaient responsables de la part principale du débarquement des pêches « artisanales » (Overå & Overa, 2001, p. 3).

Au moment fort des crises économiques et identitaires du pays, l’aspect des quartiers de pêche va retenir l’attention des médias. Ainsi au début des années 1990 ces « bidonvilles » sont décrits comme offrant un « spectacle dégoutant aux touristes », comme des « endroits à haut risque » dont les « immondices presque jamais enlevées constituent un danger » (Fraternité matin, 08.08.1989 cité dans Delaunay 1995 p. 199). Ces lieux sont de plus décrits comme étant le repaire de « drogués, des bandits » qui posent là encore un problème de sécurité (Fraternité Matin, 26.07.1990 cité dans Delaunay 1995 p. 199).

Le quartier de Vridi 3 et que certains journalistes dénomment « Zimbabwe-la mauvaise réputation » est sans doute celui qui inspire le plus d’inquiétude. Un journaliste de Fraternité Matin note qu’après « 26 ans d’existence précaire chaotique, l’heure des vœux semble arrivée » :

92 Le quai du port industriel. 93 Minicar de transport ivoirien.

94 Le retour des Ghanéens sera négocié par les autorités locales, poussées par les commerçants locaux. La ville, les

« Outre la question d’une attribution légale de cet espace qui, par les blocages qu’elle entrainait, avait pour corollaire immédiat l’absence de structures de viabilisation et une insalubrité certaines, l’insécurité notoire de ce secteur malfamé et incontrôlable posait un grave point d’interrogation sur la simple sur la simple survie de ce qui allait devenir “Zimbabwe la mauvaise réputation. »

Fraternité Matin du 21.02.1989 (Delaunay 1995, 199)

Conclusion

Dans ce chapitre nous nous sommes intéressés à la place de la pêche piroguière en Côte d’Ivoire. Celle-ci est intimement liée à la place concédée avec le temps aux groupes de pêcheurs ghanéens, et à celle qu’ils ont pu se gagner dans une Côte d’Ivoire tournée vers l’économie de plantation. En charge d’une spécialisation économique retenant peu l’intérêt des autorités ou minorée pour son caractère informel, ils deviennent ensuite, dans une Côte d’Ivoire traversée par une crise économique et identitaire, les « autres étrangers », « accapareurs » d’une ressource maritime devenue un enjeu national. Tour à tour enjoints à vivre à l’écart des villages et accusés d’hermétisme, sommés de déplacer fréquemment leurs campements et accusés de ne pas s’investir dans leurs lieux de vie en Côte d’Ivoire, expulsés ou chassés à de nombreuses occasions. L’installation des groupes de pêcheurs en Côte d’Ivoire a toujours été précaire, l’instabilité constituant pour nombre d’entre eux l’horizon de leur présence sur le sol ivoirien. Dans ce contexte, les accusations de produire de l’insalubrité ou de l’insécurité sont aussi bien les formes de continuation de discours stigmatisants que les effets matériels d’une attitude de rejet envers l’autre. L’identification de Zimbabwe, le plus grand quartier de pêche Fante en Côte d’Ivoire, comme un hotspot du choléra se construit également dans cette histoire longue. Afin d’aborder le rapport au risque épidémique au sein du quartier Zimbabwe, nous proposons dans le prochain chapitre de replacer celui dans le contexte d’une écologie des risques auxquels ont à faire face les pêcheurs piroguiers de quartier Zimbabwe et aux stratégies qu’ils déploient pour naviguer les incertitudes et affronter les malheurs.

Chapitre 7 : Naviguer les incertitudes