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Appeler un chat un chat L’Économie de la parole sur la maladie à l’aune des imaginaires hérités du choléra trophée de la modernité

Première Partie : Brève histoire du risque choléra

Chapitre 1 : Le choléra et la modernité,

2. Appeler un chat un chat L’Économie de la parole sur la maladie à l’aune des imaginaires hérités du choléra trophée de la modernité

Si le décompte des cas par la surveillance épidémiologique est central dans le champ de la lutte contre le choléra, quel est donc le poids actuel de la maladie en Afrique ?

« Le burden [le poids] réel de la maladie n’est pas très bien connu, c’est certainement probablement plus que ce qui est rapporté, on parle de 50 à 150 000 décès par an. Personne ne sait exactement le burden »

Dr Morgane (entretien, téléphone, janvier 2017) Si le nombre de cas de choléra est difficilement estimable, c’est d’une part du fait des contraintes techniques pour des pays aux ressources limitées, qui ne sont pas toujours en mesure de maintenir un système de surveillance optimal. Des centres de santé aux ministères de la Santé des capitales, en passant par les laboratoires universitaires, régionaux et centraux, la chaine de la surveillance et de la confirmation de laboratoire est longue et les données de terrain, pour une grande part toujours inscrite sur du papier, on a toutes les chances de ne pas parvenir au niveau central. Cependant, ce raisonnement logistique ne permet pas d’expliquer à lui seul le manque de visibilité sur la comptabilisation du mal cholérique en Afrique. Si l’estimation est difficile en dépit des efforts et de la pression considérable des différents intervenants en santé (OMS, Fondations et ONG) pour des données fiables et une transparence sur les évènements épidémiques, c’est que la parole sur la maladie et la production de savoirs sur celles-ci ne relèvent pas d’une simple pratique de comptage, mais qu’elle sous-tend une économie de la parole chargée autour de la maladie.

Nous pouvons relever différentes formes de silences produits autour des évènements cholériques. Dans un premier groupe, il y a, nous dit Dr Calico, « les pays qui ne reconnaissent pas l’existence

outbreaks, on a des AWD, mais on n’a pas de choléra »27. Plutôt que de reporter et d’annoncer des

épidémies de choléra, ces pays notifieraient alors des épidémies de AWD « ce qui n’existe pas

techniquement »28 pointe le Dr Morgane. Dans ce cas-là, les partenaires spécialisés dans

l’intervention épidémique sont prêts à « jouer le jeu », Morgane indique « Bon, si on n’appelle pas un chat un chat, à la rigueur on peut s’en tirer quand même. On va dire ‘entre nous là, en privé, on met ça sur le choléra’. Donc ça, ça va aller à peu près. »

Cette dénomination indirecte est également accompagnée d’un délai de notification, de sorte qu’au moment d’épauler le ministère de la Santé en question, les opérateurs internationaux des agences onusiennes et des ONG médicales doivent souvent faire un rattrapage en respectant la taxinomie employée par le pays.

Il existe cependant des formes de « production de l’ignorance » plus marquées encore autour des phénomènes cholériques, il n’est alors plus question d’euphémismes, mais bien d’un refus complet de communication. Dr Morgane nous explique que dans ces cas-là

« c’est le black-out total ! On sait [de manière officieuse] qu’il y a du choléra dans [X pays]

en ce moment, on sait qu’il y a des cas dans telle ville [mais] c’est à peu près tout ce qu’on sait ! » dans ce cas les opérateurs internationaux du contrôle sont démunis face à ceux qui refusent l’assistance technique. « Là, on est dans un niveau de déni maximum quoi ! Donc là pour la réponse euh… moi je ne suis pas magicienne quoi ! Ça, c’est un problème politique à 100 % ! ».

Dr Morgane, entretien, Genève, juillet 2018

Le Dr Calico donne également une impression de l’étendue du problème : « c’est très facile de ne pas avoir de choléra, tu ne confirmes pas de choléra [en laboratoire], tu n’as pas de choléra »29. Le

phénomène ne se limite pas à l’Afrique sub Saharienne, « Le Bangladesh et l’Inde, ça a été des

27 Dr Calico, entretien, Genève, juillet 2018. 28 Dr Morgane, entretien, Genève, juillet 2018. 29 Dr Calico, entretien, Genève, juillet 2018.

pays hyperendémiques qui n’ont pas notifié de choléra depuis des années, l’Inde a probablement des millions de cas chaque année, elle déclare 800 cas à l’année ».

Pour les experts qui pensent en termes de santé globale, les différentes formes de déni de choléra posent un problème de santé publique immédiat, mais également lointain. En refusant de reconnaître le problème et donc de l’aborder, les pays qui gèrent en silence la maladie promettent de constituer des viviers potentiels de résurgence de la maladie.

Le Dr Calico, qui est intervenu pour une ONG médicale lors de plusieurs épidémies africaines, dessine les limites de cette stratégie « il y a un moment où tu ne peux pas cacher le problème, c’était la courbe du Zimbabwe c’est l’exemple, c’est un paradigme tu vois, tu as l’épidémie qui démarre comme ça [il dessine une courbe épidémique sur une feuille blanche] »

Figure 5 Nombre de cas de choléra au Zimbabwe à partir de la semaine 22, 2009 (source : who.int)

Calico pointe la zone vide avant les premières déclarations (semaine 39 à 46 dans la figure 5) : « Tu vois qu’il y a eu un gros morceau de l’épidémie qui n’a jamais été décrit parce que le ministère n’a pas détecté ou il n’a pas voulu notifier cette épidémie, il a essayé de dire ‘on va réussir à contrôler, on va réussir à contrôler’ jusqu’au moment où c’est tellement évident qu’il faut faire un appel à l’aide extérieure, tu vois ? »

Le prix du silence

Pour nos interlocuteurs, le silence fait autour des phénomènes épidémiques est motivé par deux raisons principales : les effets négatifs sur le commerce d’une part, le stigmate d’un manque de bonne gouvernance de l’autre.

La raison principale invoquée pour la non-reconnaissance des cas de choléra réside dans les pertes économiques qui peuvent se produire après la déclaration de l’épidémie. Pour les pays tournés vers le tourisme de masse, le risque est grand de voir les vacanciers potentiels se détourner par peur d’être contaminés par la maladie. De plus, certains pays, notamment ceux du golfe, imposent des sanctions économiques sur les biens de consommation provenant de pays ayant des cas de choléra.

« C’est-à-dire qu’ils vont par exemple interdire l’importation de bétail qui viendrait d’un pays où il y a eu une épidémie de choléra. Ça n’a aucun sens d’un point de vue épidémiologique ou scientifique hein ! Mais c’est la réalité. Or ces pays exportateurs [de viande] ne veulent pas déclarer à cause de ça »

Dr Morgane, entretien, Genève, juillet 2018 Ces mécanismes de dissimilation des cas visant à éviter les conséquences commerciales des quarantaines sont aussi anciens que les épidémies de choléra (cf. chapitre 1). Ce qui ne laisse pas de surprendre puisque, depuis l’après-guerre, l’OMS déconseille les quarantaines applicables aux personnes et sur les biens provenant de pays affectés par des épidémies de choléra (WHO 1993). Et de même, des experts à qui l’on demande pourquoi certains pays de la région taisent leurs cas de choléra, en viennent récemment à renverser la question : « Il faut qu’on parle aussi aux pays qui pratiquent ces sanctions pour ne pas qu’ils le fassent ! » 30

Une troisième raison pour ne déclarer est d’ordre plus politique. D’après la Dr Morgane, elle réside dans le fait que le choléra « est une maladie qui est très facile à prévenir ! C’est pas un problème ! Vous donnez de l’eau même propre, ça suffit. » 30 La solution est bien connue et démontrée depuis 30 Dr Morgane, entretien, Genève, juillet 2018.

longtemps, « à commencer par l’Europe, il y a 150 ans » 30. La situation resterait compréhensible

dans les pays qui ont « un niveau de développement très limité, qui sont dans des crises chroniques » 30, il n’y alors rien de surprenant, « mais des pays qui sont stables, qui ont des niveaux

de revenus, disons décents, et qui ont toujours du choléra, ça veut dire que là il y a un problème de gouvernance ! » 30 La reconnaissance de la maladie dans ces cas-là est un aveu de défaillance que

d’autres pourraient se voir reprocher : « si vous aviez investi dans les structures publiques, vous n’auriez pas d’épidémies de choléra » 30.

Nous observons ici la prolongation des logiques politiques dans la production du savoir et de l’ignorance autour de la maladie. La persistance des mécanismes de quarantaine, hérités des grandes pestes et maintenus au 19e siècle (Bourdelais, 2003), entraine des pratiques de silence

autour des épidémies. On trouve ici aussi une permanence des mécanismes de protection par mise à distance et immobilisation des biens et des personnes, incarnés par les dispositifs quarantenaires, aussi bien que les pratiques de production de silence autour de la maladie visant à les contourner. Des pratiques similaires ont eu lieu à Hambourg, à Sunderland et dans de nombreux ports Européens dans le creux des flambées cholériques (Chapitre 1).

Aujourd’hui dans les pays dits « en développement » et « a revenus intermédiaires », on est en droit d’interpréter le silence épidémique concernant le choléra comme la volonté d’échapper au stigmate du choléra au sens de choléra-trophée, dont l’absence constituerait un gage de modernité — mesurée ici par Dr Morgane en termes de « bonne gouvernance » — et sa survivance un marqueur de sous-développement. Tout se passe donc comme si le champ contemporain de la lutte contre le choléra continuait d’être déterminé par les implications symboliques des savoirs produits historiquement sur la maladie.

A l’heure de la « médecine des preuves », quelle médecine efficace peut être déployée sur la base de statistiques dont les trous ne sont pas simplement dus à un manque de surveillance, mais à une volonté tacite de ne pas dire le choléra ? Quel biais l’écologie politique du risque choléra engendre- t-elle sur les modèles prédictifs développés dans la pratique de la santé globale ? Quels contextes possibles (Brives et al., 2016) peuvent-ils être construits par les producteurs de la connaissance sur

la maladie dans cette configuration ? Enfin, quelles stratégies de contrôle découlent des décisions prises au niveau global sur la base de ces connaissances et de ces ignorances produites ?

Baignée par les imaginaires du choléra-trophée et pensée dans les registres de la médecine des preuves, qui se targue d’agir sur la base d’interventions dont l’efficacité a été mesurée, la lutte contre le choléra actuelle s’oriente vers des solutions qui ne sont pas celles qui ont historiquement fait preuve de leur efficacité durable contre la maladie, à savoir la mise en place des infrastructures en eau et assainissement. L’exercice actuel de la lutte contre le choléra se pense dans un régime d’exception temporaire pragmatique, une fenêtre d’action qui cherche des dispositifs alternatifs (notamment le vaccin) compatibles avec la médecine des preuves en attendant que les infrastructures classiques soient économiquement à la portée des bourses des pays affectés par le choléra.

Ensuite, si ces dispositifs alternatifs requièrent une production importante de connaissances, elle se heurte à des logiques de production de silence et par voie de conséquence, d’ignorance, instruite par des croyances héritées communes sur le choléra-trophée, la simple comptabilisation du choléra pourrait exposer au stigmate d’une pré-modernité.

Ces heurts toutefois, ne sont pas rédhibitoires en ce qui concerne la mise en place des dispositifs de surveillance et de contrôle déployés au sud et en Afrique en particulier. Les logiques de production de connaissances biomédicales et de production de silence (et d’ignorance) sur la maladie sont parfois partagées par les mêmes individus. Ceux-ci sont alors pris dans une « double contrainte » du fait de leur appartenance à la communauté scientifique et leurs attachements professionnels auprès d’institutions de contrôle de la maladie et du flux d’information sur les phénomènes épidémiques se déroulant sur le territoire national.

Ainsi, dans le cadre du projet Africhol j’ai eu la possibilité d’observer ces tensions alors que dans un effort de transformation des données de surveillance en information utilisable d’un point de vue opérationnel par les intervenants d’urgence, nous avions entrepris de relayer sur le réseau social Twitter les confirmations positives de choléra que les partenaires des ministères voulaient bien publier. Bien que de nombreux partenaires se soient « pris au jeu » et aient autorisé la publication

de ces informations, nous avons également eu à essuyer des refus, des mises en suspens de publications au cours de certaines épidémies, lesquelles existaient de fait dans les registres de surveillance, mais n’avaient pas d’existence propre dans le domaine public. Parfois les collaborateurs, très proactifs, devaient revenir sur les accords de principe quant à la publication de l’annonce de l’épidémie sur les sites d’information du projet, parce que l’autorisation finale n’avait pas été accordée par leurs supérieurs au niveau central, et à d’autres occasions, parce que, bien que validée par les responsables ministériels, tel gouvernement local s’opposait à la publication d’informations qu’il jugeait délétères. L’impact sur le commerce, le tourisme ou la dégradation de l’image de bonne gouvernance vis-à-vis des bailleurs internationaux ne sont pas les seuls risques qui se constituent autour de l’annonce des épidémies. Si des élections étaient en vue, le choléra pourrait être brandi comme « preuve » du manque d’avancement du pouvoir en place vers le progrès (autre effet du choléra-trophée comme indicateur de modernité). Ou encore, l’historique de tensions intercommunautaires pourrait être utilisé pour relancer des rumeurs sur l’utilisation du choléra comme arme bactériologique. Les usages sociaux de la nouvelle épidémique font de l’annonce des résultats de la surveillance une affaire bien plus politique qu’une simple opération de comptage épidémiologique ou qu’une simple activité routinière de santé publique comme d’aucuns aiment à présenter la surveillance.