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Première Partie : Brève histoire du risque choléra

Chapitre 1 : Le choléra et la modernité,

2. Peur bleue sur la ville : des étiologies sous influence

La première année de son arrivée en France, l’épidémie de choléra va provoquer 100, 000 morts. Les corps médicaux et politiques, qui s’étaient intéressés à la maladie et avait envoyé des émissaires enquêter dans les capitales de l’Est, en étaient revenus avec des informations contradictoires. Nombreuses étaient les théories sur les modes de propagation du mal. On peut cependant les

classifier en deux écoles principales. Les contagionistes, inspirés par la théorie des germes et les néo-hippocratiques qui pensaient le mal comme étant le produit de l’environnement. Pour ces derniers, l’air en particulier, jouait un rôle majeur dans la propagation de la maladie. On retiendra leur attachement à la théorie des miasmes. Mais, comme le note l’historien Bourdelais (2003), les populations, elles, semblaient acquises et depuis le haut moyen âge, à la théorie de la contagion, dans laquelle le contact et la contamination entre les hommes étaient la source principale de l’épidémie. Certains médecins en ce début du 19e siècle étaient aussi dans le camp de la contagion. Les mécanismes de protection contre les épidémies, héritées des pestes moyenâgeuses et largement construites autour de cette conception de la contagion, furent mis en travers de la route du choléra, sans toutefois parvenir, du moins lors de la deuxième pandémie, à en arrêter la marche. Maladie nouvelle et qui provoquait la mort de la moitié des malades, apparaissant comme un « coup de hache au ventre » et capable de tuer un homme dans la force de l’âge en quelques heures. Le choléra laisse des morts recroquevillés et déshydratés au point de donner à la peau fripée des mourants un reflet bleu surréel. La peur bleue embrase les villes.

Incrédulité, rumeurs et violences sociales

La population n’accepte d’abord pas la réalité de l’épidémie. Dans un contexte de forte tension sociale en Europe, les rumeurs se développent quant à la source réelle du mal. Avec la nouvelle de l’arrivée de la maladie, et précédant les premiers malades, une lecture politique du mal est faite par de nombreux acteurs sociaux. Ainsi, nombreux sont ceux qui, en France, pensent que le choléra n’existe pas et serait en fait un poison répandu par des individus à la solde du gouvernement, pour « en finir avec les pauvres ». Certains représentants de l’ordre concordent sur le rôle des empoisonneurs, mais pensent au contraire qu’ils sont à la solde des révolutionnaires qui cherchent à créer la panique dans le pays (Bourdelais, 1988, p. 38).

Ces rumeurs culminent dans le lynchage de personnes au comportement jugé suspect, errants ou badauds, dans différentes villes de France. Certains médecins aussi, suspectés de s’être alliés au bourgeois pour tuer les pauvres, sont pourchassés ; un étudiant en médecine est poignardé et jeté dans la Seine (Ibid, p. 39).

L’annonce de la mort du Premier ministre par le choléra, et la constatation que le mal touche toutes les classes sociales fait finalement taire les rumeurs sur les empoisonnements (Bourdelais, 2003, p. 96). Par contre ces violences vont faire leur retour au cours des différentes vagues épidémiques qui vont submerger l’Europe à la suite de 1832 : en 1848, 1854, 1866 et dans une moindre mesure en 1892. Ces violences s’exprimeront particulièrement lorsque les mesures de prévention du mal, telles que les quarantaines, mais aussi l’isolement des patients, ou encore l’enterrement des morts, seront jugées insupportables par les populations.

Ainsi, il est courant en France et ailleurs que des malades ne soient arrachés des brancards qui les accompagnent vers les hôpitaux de cholériques. La suspicion envers les médecins gonfle à différentes reprises sur la base de rumeurs d’utilisation du choléra comme prétexte pour subtiliser des corps et s’adonner à des expérimentations (Bourdelais, 2003, p. 97). Cette rumeur, favorisée par l’isolation des corps malades ou sans vie, se base également sur la connaissance populaire des modalités de formation des médecins de l’époque, qui reposait déjà sur la pratique de la dissection pour laquelle les candidats et les corps se font rares. Hempel (2006) rapporte qu’à la fin du 18e siècle en Angleterre, les étudiants avaient besoin de trois corps au cours de leur formation, et

que ceux-ci, étant donné la pénurie ambiante de candidats (ou de prisonniers) se monnayaient chèrement. Les rumeurs sur l’exploitation des corps des cholériques vont parfois être confortées par des dérives constatées par les patients et leurs proches qui leur font craindre de basculer de patients à matériaux d’expérimentation. Ainsi en Angleterre, l’hôpital de Manchester est pris d’assaut en septembre 1832 par une foule déterminée à en détruire le mobilier et à en découdre avec la police. Quelques jours auparavant, un certain John Hare s’était rendu à l’hôpital pour visiter son petit-fils de quatre ans, que le choléra avait rendu orphelin et qui l’avait rendu malade à son tour. Les médecins interdirent la visite au grand-père arguant que le petit garçon était en voie de guérison. Mais lorsque le grand-père revint le lendemain, ses interlocuteurs lui annoncèrent que le petit garçon était mort et ils lui remirent par la même occasion le cercueil contenant le petit corps. En ouvrant le couvercle du cercueil, le grand-père s’aperçut que la tête, manquante, avait été remplacée par une brique : un jeune médecin avait pris l’initiative de retirer la tête pour procéder à une dissection clandestine à son domicile (Hempel, 2006).

Baignant dans une incertitude radicale sur la nature du mal, les autorités en charge de rédiger les normes d’enterrement sécurisés tentent de prendre le moins de risques possible. Ne sachant, au

fond, si le choléra était contagieux ou pas, on statue en Angleterre que les cercueils devraient être cloués et scellés à la chaux. Contrairement à ce que veut la tradition, ils ne devraient pas être introduits dans les églises avant l’inhumation. Ainsi, quand les processions d’enterrement partent du domicile des défunts, les cercueils sont portés les bras tendus, à niveau de cuisse plutôt que sur l’épaule comme il est coutume, on ne tarde pas à s’émouvoir de ce que les malades sont « enterrés comme des chiens » (Hempel, 2006). À Dantzig, les corps sont manipulés avec des pinces en métal, enterrés dans des fosses communes après avoir été ensevelis sous la chaux, sans égard pour les pratiques religieuses ou le recueillement des proches. Quel que soit le pays, les soulèvements s’observent là où la population estime que les enterrements ne conservent pas la dignité due aux défunts (Bourdelais, 2003, p. 98).

De terribles traitements

Les morts ne sont pas les seuls à être malmenés. Les traitements subis par les malades pendant les trois derniers quarts du 19e. allaient mettre à rude épreuve la réputation des médecins. Confrontés

à un mal nouveau dont la nature était incertaine, les médecins appliquent comme ils le peuvent les médicaments à leur disposition, chacun procédant à ses propres expériences dans l’espoir de réduire la mortalité chez ses patients. Les partisans du professeur Broussais s’astreignent à des saignées, l’application de sangsues et de glace pour calmer l’inflammation qu’il considère à la base du choléra. Les fidèles de l’école de Magendie s’en remettent aux boissons excitantes pour soutenir l’effort du malade et excluent les saignées dont ils estiment qu’elles pourraient l’affaiblir (Bourdelais, 1988). Dans cette veine, on retrouve en Angleterre et aux États-Unis l’utilisation de Calomel — contenant notamment du mercure — et de Laudanum un combiné de Brandy et d’opium, combinés sous différentes modalités avec du poivre de Cayenne, du bismuth et d’autres émétiques. Certains traitements sont assistés par des instruments inventés pour l’occasion. L’un d’eux est le sudatorium (figure 2), un appareil dont l’objectif est de provoquer la sueur chez le malade et aider « à ranimer la chaleur vitale dans les symptômes du choléra », l’appareil est approuvé par le corps médical de l’Hôtel Dieu de Paris et par la Commission Centrale de Salubrité de la capitale (P. Delaunay, 1831, p. 61)

Figure 3 le Sudatorium du docteur d’Anvers, image tirée du prospectus produit par le Dr D’Anvers, reproduit dans (P. Delaunay,

1831)

Aux États-Unis en particulier la liste des remèdes, dont on fait la réclame dans les journaux, donne lieu à une véritable industrie d’initiative individuelle de médecins ou charlatans, vantant les mérites de leur panacée (Rosenberg, 1987). La conviction d’avoir trouvé le bon remède pousse certains praticiens a des extrêmes, ainsi partisans d’un remède à base de Bismuth pour l’un, de Calomel pour l’autre, les docteurs Searle et Mikilniski se provoquent en duel à l’épée lors d’une congrégation internationale sur la prise en charge du choléra à Varsovie (Hempel, 2006). Certaines des expérimentations paraissent plus pertinentes à postériori, ainsi quelques médecins particulièrement perspicaces se sont aperçus que l’aspect pâteux du sang des cholériques indique un état général de déshydratation, ainsi certains s’emploient à faire boire de larges quantités d’eau à leurs patients, tandis que d’autres injectent directement des solutions salines dans le sang, mais au risque de faire mourir leurs patients de phlébites. Ce n’est qu’au début du 20e siècle que des

avancées probantes en réhydratation vont permettre aux traitements du choléra d’acquérir une efficacité (Bourdelais, 1988).

Pendant tout le 19e siècle le choléra demeure donc un mal mortel pour près de la moitié des malades

des traitements et des prétentions de leurs inventeurs pousse non seulement les patients à bout et porte atteinte à la crédibilité de la profession médicale, elle incite aussi de nombreux observateurs, à partir du milieu du 19e siècle, à faire appel à l’utilisation de statistiques pour déterminer

l’efficacité des traitements prodigués (Rosenberg, 1987, p. 153).

La prédominance des néo-hippocratiques

Comme on l’a vu plus haut, le débat sur la nature du mal cholérique avait déjà commencé lors de la première pandémie. Elle se réactive dans une intensité croissante à partir du moment où le choléra bascula à l’Ouest. Du fait de la claire avancée du choléra sur les routes commerciales et par le biais des troupes militaires, les contagionistes semblaient avoir le haut du pavé alors que le choléra arrive dans les pays d’Europe occidentale. Parmi eux, le Dr Jonnès avait acquis une forte réputation. Il avait publié un rapport sur le cholera morbus et avait été nommé rapporteur au conseil supérieur de santé en France. (Bourdelais, 1988, pp. 19–20). Les quarantaines et les cordons sanitaires mis en place pour combattre le choléra étaient des dispositifs hérités des grandes pestes et pensés dans le cadre de la théorie de la contagion. Cependant la prééminence des contagionistes dans la compréhension du mal et dans les dispositifs visant à l’endiguer ne fut que de courte durée. Très vite, sur la base d’observations locales, notamment de médecins russes, mais aussi certains des médecins français et anglais dépêchés dans les capitales de l’Est pour observer l’avancée du choléra en 1830, tirèrent des conclusions qui allaient à l’encontre de la théorie contagioniste. En premier lieu, ils purent constater que les différents cordons et quarantaines mis en place n’avaient pas réussi à contenir la maladie partie du Bengale. D’autre part, certains rapports préliminaires émanant de la Russie ne font pas état d’une plus grande propension de cas chez les personnels soignants, contrairement à ce que laisserait supposer une maladie transmissible de personne à personne (Bourdelais, 1988, p. 20).

Au refus sur les modalités de contamination s’ajoute une forme plus brute, mais toujours motivée par la peur de la quarantaine, de déni incarné par le refus de notifier la maladie.

La peur de la quarantaine avait déjà provoqué des formes plus élémentaires de déni dans le refus de notifier la maladie. À Sunderland par exemple, première ville touchée par le choléra en

Angleterre, les médecins de la ville qui avaient informé Londres de l’arrivée de la maladie se voient menacés d’avoir leur nom publié publiquement par les commerçants et de perdre ainsi les plus fortunés de leurs clients. Suite à quoi seize d’entre eux se présentent à une réunion publique pour déclarer en seconde instance que la maladie qui avait couté la vie à plusieurs personnes dans la ville n’était pas du « choléra continental », mais une forme sévère de « choléra Anglais » (Hempel, 2006).

Mais le recul de la théorie de la contagion a d’autres sources. Partout où elles ont été mises en place, les mesures contraignantes, établies sur la base de la croyance dans la contagiosité du choléra, ont provoqué des réactions violentes parmi ceux qui doivent la subir. Il s’agit, comme nous l’avons vu, des malades et de leurs proches, soumis à des isolements, des prises en charges maladroites et des enterrements humiliants. Il s’agit également, dans le cadre des quarantaines imposées aux équipages et aux marchandises de contraintes intolérables aux bourses des commerçants et des défenseurs du libre-échange économique. La peur de la quarantaine avait déjà provoqué des formes plus élémentaires de déni dans le refus de notifier la maladie. À Sunderland par exemple, première ville touchée par le choléra en Angleterre, les médecins de la ville qui avaient informé Londres de l’arrivée de la maladie se voient menacés d’avoir leur nom affiché publiquement par les commerçants et de perdre ainsi les plus fortunés de leurs clients. Suite à quoi seize d’entre eux se présentent à une réunion publique pour déclarer, en seconde instance, que la maladie qui avait couté la vie a plusieurs personnes dans la ville portuaire n’était pas du « choléra continental », mais une forme sévère de « choléra Anglais » (Hempel, 2006).

Aussi bien pour des raisons de paix sociale que pour ne pas ajouter la misère à la maladie, et pour se conformer au libre-échangisme, l’abandon de l’interprétation contagioniste de la maladie au profit d’une théorie de l’infection miasmatique devient une nécessité pour désamorcer un sentiment de peur panique (Bourdelais, 2003, pp. 90–91).

Ainsi, dès que la maladie perce à Londres en 1832, les mesures quarantenaires instaurées par la police sanitaire sont levées, des médecins, qui se disent par ailleurs peu convaincus par la théorie

de l’infection miasmatique, signent pourtant des annonces faisant état de la non-contagiosité du choléra. L’opinion bascule dans l’anti-contagionisme (Bourdelais, 1988, pp. 21–24).

Il apparait alors clairement que ce sont des logiques non médicales, mais culturelles, politiques et économiques qui sont à l’œuvre dans le développement des thèses sur la contamination et l’établissement des mesures coercitives pour l’empêcher. Mais ces mécanismes ne sont pas toujours à la faveur des contagionistes, ainsi au Canada, en juin 1832, les quarantaines sont maintenues pour les navires entrants par les canadiens francophones. Ceux-ci suspectent les anglophones de vouloir faire entrer le choléra pour décimer les populations francophones, tandis que les anglophones suspectent que les quarantaines ne soient érigées que pour les décourager à émigrer (Bourdelais, 1988). De même l’identification des pèlerins de la Mecque comme un groupe à risque et les mesures particulièrement contraignantes qui leur sont appliquées dans les lazarets témoignent d’une influence de la politique dans la volonté de contrôle de flux perçus comme potentiellement menaçants dans leur capacité à faire émerger des discours hostiles aux pouvoirs coloniaux (Chiffoleau, 2011).