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Dynamique spatio-temporelle d’une idée : d’hypothèse à paradigme

réservoir environnemental du choléra

1. Dynamique spatio-temporelle d’une idée : d’hypothèse à paradigme

Afin de mieux cerner les acteurs et les institutions en première ligne sur la controverse de l’hypothèse du réservoir environnemental, nous avons constitué un corpus bibliographique en usant d’opérateurs de recherche visant à regrouper tous les articles comprenant « Vibrio Cholerae » ou « cholera » dans le titre, ainsi que l’un des mots clés représentatifs du débat (« environnemental », « survival »…)34.

Les requêtes ont été lancées sur deux bases de données, celle de Web of Science et celle de

Dimensions.ai, le 26 octobre 2018. Il y a peu de controverse concernant la personne qui devrait

être considérée comme championne de l’hypothèse du réservoir environnemental, tant en termes du nombre de publications sur le sujet (170) que de citations de ces articles (plus de douze mille), la professeure Rita Colwell occupe le premier plan dans la défense de l’hypothèse. Son nom revient presque invariablement dans les entretiens qui abordent la controverse.

34 Les opérateurs de recherche sont les suivants : “INTITLE: cholera OR vibrio cholerae AND INTITLE: environment

OR environmental OR marine habitats OR ecology OR sea OR reservoirs OR coasts OR bay OR estuaries OR brackish waters OR lakes OR non-culturable OR nonculturable OR persistence OR survival OR dormancy OR Lagoon OR estuary OR crustacean OR climate OR shellfish”.

Nom Organisation Pays Publications liées au réservoir environnemental Nombre de citations des publications concernées

Rita Rossi Colwell

University of Maryland, College Park, United States

170 12,345

Anwar Huq

University of Maryland, College Park, United States

117 6,710

Nur-A Hasan

University of Maryland, College Park, United States

28 975

Richard Bradley Sack

Johns Hopkins University, United States

25 1,632

Christopher J Grim

Center for Food Safety and Applied Nutrition, United States

23 798

Bradd J Haley

Agricultural Research Service, United States

18 669

M Ashraful Alam

International Centre for Diarrhoeal Disease Research, Bangladesh

18 716

David Allen Sack

Johns Hopkins University, United States

15 1,440

G Balakrish Nair

National Institute of Neurological Disorders and Stroke, United States

15 1,213

Tableau 1 Auteurs ayant le plus grand nombre de publications dans le corpus sur le réservoir environnemental. *Les publications de Anwar Huq apparaissaient avec deux orthographes de son nom, nous les avons regroupées. Données obtenues sur

app.dimensions.ai en décembre 2018.

En particulier, avec plus de 1700 citations, l’article « DNA sequence of both chromosomes of the cholera pathogen Vibrio cholerae » publié dans nature en 2000 et dont Rita Colwell est une des auteurs est d’après Google Scholar, l’article à comité de relecture portant sur le choléra le plus cité de l’histoire. Avec plus de 1300 citations, l’article phare de Colwell qu’elle signe en auteur unique pour Science en 1996, « global climate and infectious disease: the cholera paradigm » est quant à lui le 4e article, juste derrière le texte fondateur de John Snow publié en 1854. La carrière de Rita Colwell ne s’arrête pas à ces articles ni au choléra, et un dernier chiffre pourra donner une idée de la portée de ses propos ; d’après le réseau Researchgate, tous articles confondus R Colwell a été citée plus de 49 000 fois.

Au-delà de la figure de Colwell, une passion pour le réservoir semble exister parmi les groupes de recherche sur le choléra aux États-Unis, mais aussi au Bangladesh et en Inde comme le montre la figure 7 permet de visualiser les pays les plus impliqués dans la production d’articles scientifiques portant sur le réservoir.

Figure 7 Carte proportionnelle du pays de rattachement institutionnel des auteurs du corpus sur le réservoir environnemental du choléra

concernant le continent africain, seuls le Cameroun et l’Afrique du Sud apparaissent. La figure 10 nous donne accès au découpage institutionnel des articles. L’université de Maryland représentée sous trois intitulés différents (tels que déclarés par les auteurs) domine la production avec (86 +68 +44) suivie par l’International Center for Diarrhoeal Disease Research (ICCDDR, b), basé au Bangladesh, puis le National Institute of Cholera Enteric Diseases of India (NICED).

Les mécènes du réservoir

Les défenseurs du réservoir ont réussi à susciter un intérêt durable pour leur hypothèse, mais qui au juste y croit suffisamment pour financer l’effort de recherche qu’ils proposent ?

Pour tenter de répondre à cette question, nous avons entrepris d’identifier les financements associés aux auteurs les plus prolifiques parmi le corpus de littérature sur le réservoir. Pour chaque auteur nous avons compilé en annexe 2 les sources de financement de leurs articles les plus cités, l’annexe 3 présente quant à elle le détail de chaque financement accordé.

Nous avons identifié 17 organisations finançant les 30 auteurs les plus prolifiques du corpus sur le réservoir environnemental. Malgré la multiplicité des affiliations institutionnelles et géographiques des auteurs, une seule institution nord-américaine, le National Institute of Allergy and Infectious Diseases (NIAID) affiliée au National Institute for Health (NIH) tient une position prépondérante dans le financement de la recherche sur le réservoir environnemental au niveau mondial. En effet, sur les 30 auteurs les plus prolifiques l’institut en a financé 28. Seuls deux chercheurs, l’une de l’Université de Gène (N° 25), l’autre du Center for Food Safety and Applied Nutrition (N° 26) n’ont pas bénéficié des aides à la recherche du NIAID. Les autres institutions de financement n’ont pas de couverture comparable, elles se situent entre 1 et 4 chercheurs financés dans le groupe. Le NIAID est le premier « sur le coup » et finance Colwell sur un premier grant en 1977, entre cette date et 2018 ce sont 31 financements qu’il assurera sur le sujet pour un montant d’au moins 69 Millions de dollars.35

35 Nous avons soustrait du calcul les financements qui ne font pas uniquement référence au vibrio cholerae. Ce montant

n’est pas exhaustif : certains financements datant d’avant les années 1990 ne font pas référence aux sommes alloués. Enfin ces calculs sont effectués sur la base de notre échantillonnage raisonné d’articles parmi les auteurs les plus lus, d’autres financements attribués à des chercheurs moins prolifiques peuvent ne pas apparaître ici. Le montant total alloué par le NIAID à la recherche sur le vibrio cholerae environnemental pourrait être bien plus élevé.

Institution de financement

N Chercheurs financés (30

totaux) Pays

National Institute of Allergy and Infectious Diseases (NIH) 28 États Unis National Institute of General Medical Sciences (NIH) 4 États Unis National Center for Advancing Translational Sciences (NIH) 2 États Unis National Institute of Environmental Health Sciences (NIH) 1 États Unis

National Cancer Institute (NIH) 1 États Unis

National Institute of Diabetes and Digestive and Kidney Diseases (NIH) 1 États Unis

Fogarty International Center (NIH) 3 États Unis

US Public Health Service 1 États Unis

Directorate for biological sciences (NSF) 4 États Unis

Ministry of education, culture, sports, Science and Technology 1 Japon Japan agency for medical research and development 1 Japon National Natural Science Foundation of China (NNSFC) 1 Chine

Wellcome Trust 2 UK

European Research Council 1 U.E

European Commission 1 U.E

Swiss National Science foundation 1 Suisse

Ministry of foreign affairs and international cooperation 1 Italie Tableau 2 Synthèse des institutions finançant des travaux publiés sur l’hypothèse environnementale du choléra par les auteurs les plus prolifiques. Données brutes sur les auteurs et les institutions de financements issues de Dimensions.ai au 25 novembre 2018 et synthétisées par l’auteur.

Ces informations nous permettent de mieux situer les alliés institutionnels des chercheurs engagés sur le réservoir environnemental. Contrairement à d’autres controverses en santé globale, il ne semble pas y avoir de financement privé conséquent investi dans la controverse. Ce pan de la recherche semble s’appuyer presque exclusivement sur des financements publics et dans sa majorité sur le National Health Institute américain et l’intérêt qu’y suscitent des scientifiques avant tout américains, bangladeshi et indiens fonctionnant en réseau.

Figure 9 Distribution des auteurs les plus cités sur la théorie du réservoir environnemental. Données issues de Web of Science le 26 octobre 2018 et traitées avec le logiciel libre de droits VOSviewer.

Itinéraires d’une idée

Parmi les Vibrio cholériques seuls certains sérogroupes ont acquis une toxicité pour l’homme à même de produire la maladie : le Vibrio Cholerae 01 de biotype El Tor toxigénique, ou, plus rarement, le Vibrio cholerae 0139 toxigénique. Près de 200 autres bacilles, regroupés sous l’appellation Vibrio cholerae non 01 et/ou non toxigéniques se retrouvent dans l’environnement en abondance et ne présentent pas la capacité de rendre malade (Islam, Drasar, & Sack, 1993). Les premiers articles de la Professeur Rita Colwell sur le sujet partent de la comparaison génétique des différents vibrions, ceux obtenus auprès de patients, et ceux, à priori inoffensifs trouvés dans l’environnement. Colwell commencera par souligner avec les techniques ADN naissantes une certaine homogénéité entre les souches non toxigéniques présentes dans l’environnement et des souches toxigéniques prélevées en clinique. Elle en déduira que ces dernières devraient à priori être également capables de survivre dans l’environnement. (Citarella & Colwell, 1970). Les équipes de Colwell isolent entre 1976 et 1978 différents Vibrios cholerae, la plupart non 01 et non toxigéniques, un seul 01, mais non toxigénique, sur la base d’échantillons tirés de l’eau de la baie

de Chesapeake, située à proximité de la ville de Washington D.C. (R R Colwell, Kaper, & Joseph, 1977 ; Rita R Colwell & Spira, 1992 ; Kaper, Lockman, Colwell, & Joseph, 1979)

Les vibrios entreraient dans un état de dormance, et deviendraient rapidement non cultivables (mais dont on pourrait retrouver trace avec des techniques de polymerase chain reaction (PCR) en laboratoire. Les auteurs supposent qu’ils pourraient demeurer viables malgré cet état envisagé de dormance. Les auteurs notent que la teneur en vibrios semblait être corrélée aux niveaux de salinité et de température de l’eau (Rita R. Colwell & Huq, 1994).

Une autre équipe va confirmer ces résultats et isoler des vibrios non 01 dans le Bayou de Louisiane. Des études similaires ont lieu au Bangladesh, où les épidémiologistes planchent depuis les années 1940 sur les raisons de l’endémicité de la maladie et de la cyclicité de ses épidémies, qui semblent survenir chaque année aux mêmes mois de la saison froide et de la saison chaude (Islam et al., 1993).

Les années 1990 marquent un palier important pour les tenants de l’hypothèse du réservoir environnemental, d’abord par l’évènement extraordinaire d’une épidémie aussi inattendue que colossale entre 1991 et 1993 en Amérique latine qui fit plus d’un million de malades, cela alors que le choléra n’y était pas revenu depuis le début du siècle. Le Pérou fut le premier et le plus durement frappé des pays de la région.

C’est en 1992, pendant l’épidémie latino-américaine que des Vibrio cholerae toxigéniques sont pour la première fois isolés au cours d’un échantillonnage de routine dans l’environnement de la baie de Mobile en Alabama, dans le Golfe du Mexique, aux États-Unis. Cette baie sert de lieu de mouillage pour des bateaux provenant notamment de ports latino-américains (Motes, Depaola, Ginkel, & Mcphearson, 1994). Dans la foulée les résultats d’une deuxième étude, portant sur l’eau de ballast de cinq de ces bateaux rapporte la présence du même vibrion 01 épidémique. Les auteurs concluent qu’en déchargeant leur eau de ballast provenant d’Amérique latine, ces navires avaient contaminé la baie nord-américaine. Si d’aventure les résultats des échantillonnages environnementaux demeuraient positifs dans la baie au-delà de l’épidémie latino-américaine, il s’agirait sans doute de la démonstration de l’existence d’un réservoir environnemental pour le choléra. Cependant suite à l’interdiction du ballastage dans la baie aucun nouvel échantillon d’eau prélevé dans la baie ne s’est par la suite révélé positif (McCarthy & Khambaty, 1994).

C’est à la suite de ce retour du choléra sur le continent américain que Colwell publie l’article phare de l’hypothèse du réservoir environnemental et l’un des 5 articles les plus cité concernant le choléra, intitulé « Global climate change and infectious disease: the cholera paradigm ». Comme annoncé dans son titre, Colwell (1996) énonce un paradigme du choléra à la jonction des notions d’émergence environnementale et les phénomènes météorologiques tels qu’El Niño ou encore le réchauffement climatique. Prenant l’épidémie du Pérou comme cas d’étude et s’appuyant sur les études concernant les eaux de ballast, elle suggère que, similairement, l’environnement côtier du Pérou avait été contaminé par le ballast de bateaux provenant d’Asie du Sud Est. L’auteur avance que l’épidémie péruvienne démarrant presque simultanément en différents points de la côte devrait être due à une émergence environnementale liée à la démultiplication de planctons contaminés tout au long de la côte. Une source unique de contamination n’aurait pu être à l’origine d’autant de cas simultanés, argue-t-elle.

Cet article rencontre un succès académique considérable. Il démontre l’habileté de la Professeur Colwell dans l’intéressement pour son hypothèse. À la manière du Vibrio qui s’attacherait aux copépodes ou aux crabes pour prospérer, Colwell parvient à monter en généralisation en raccrochant les objets particuliers de sa recherche à des enjeux contemporains de premier ordre. Déjà, en liant les Vibrios cholerae non toxiques récoltés dans un pays qui n’avait pas connu d’épidémie depuis près d’un siècle à leurs homologues toxiques et épidémiques faisant des ravages sous d’autres cieux, la biologiste avait déjà réussi à susciter l’intérêt pour « ses » bactéries — à priori totalement inoffensives — qui se trouvaient à portée d’échantillons dans les Grands Lacs Nord-Américains. Avec la publication de son article portant sur le « cholera paradigm » dans

Science, Colwell fait une deuxième avancée remarquable en liant cette fois-ci cet amalgame de

Vibrios aux domaines théoriques du réchauffement climatique et construit dès lors un pont d’avec les disciplines et les groupes d’intérêts associés à cette thématique phare. Elle parvient ainsi à agrandir le collectif de recherche réuni autour de son hypothèse et à se constituer de nouveaux alliés prêts à reprendre ses énoncés dans le cœur de leurs propres travaux.

Le succès de Colwell est couronné lorsqu’elle est nommée pour occuper le poste de directeur de la National Science Foundation (NSF), de 1998 à 2004. Les années 2000 voient la prolifération de travaux scientifiques portant sur la relation Vibrio cholerae à l’environnement ou au climat, émanent de champs disciplinaires très variés. La figure 7 donne une autre perspective de l’empreinte et de l’impulsion que Colwell a donnée à l’hypothèse environnementale sur trois décennies.

Figure 10 Réseau de citation directe pour le corpus sur le réservoir environnemental. Les 15 articles les plus cités ont été inclus, les liens représentent une citation directe. Données issues de Web of Science au 26 octobre 2018, analyse et graphique produits avec le logiciel R et le paquet Bibliometrix mis au point en distribué librement par Aria and Cuccurullo (2017)

Qu’implique cette agitation épistémique pour la compréhension du choléra et pour son contrôle ? Dans la prochaine section nous proposons de revoir le cheminement et la prévalence des travaux liés aux réservoirs environnementaux dans l’état de l’art de la recherche choléra et les

positionnements institutionnels sur le contrôle épidémique pour la période couvrant les années 2000 et 2010.

2. La prévalence de l’hypothèse du réservoir