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vulnérable Situer le choléra dans une écologie des risques

1. Le pêcheur et le planteur Les destins parallèles des pionniers du littoral

1.3. Du dédain à la révélation

L’historienne Karine Delaunay (1995) note chez les administrateurs qui se succèdent, ainsi que dans la presse des années 1980 deux interprétations fondamentales sur les causes du manque d’investissement dans la pêche de la part des Ivoiriens. Le premier, d’ordre géologique, tiendrait à la topographie du littoral ivoirien, dont le plateau serait trop étroit pour permettre un rendement halieutique suffisant. Le deuxième puise dans le registre de la culture, il y aurait un manque de « tradition » liée à la pêche parmi les Ivoiriens, tradition qui serait au contraire présente « naturellement » chez les Ghanéens. Cette dernière explication d’ordre essentialiste n’est pas sans rappeler les procédures d’identification ethnique mise en place par l’administration coloniale (Delaunay 1995). Ces mécanismes simplistes contiennent cependant une potentialité de prophétie auto réalisatrice, les groupes auxquels une activité économique particulière a été affectée sur la base de « d’attributs naturels » a bien des chances d’avoir reproduit et transféré des formes de savoirs pratiques spécialisés à ses membres d’une génération a une autre. Ceux-ci ne sont cependant ni proprement naturels ni même liés à une « tradition ancestrale » particulière (Delaunay 1995 p. 40 ; citant Chauveau et Dozon, 1987 pp. 225-243). Cela apparait avec d’autant plus de force que certains groupes ivoiriens étaient engagés dans la pêche, comme les Alladian (issus comme les Baoulé et les Fante du groupe Akan), mais ceux-ci se sont détournés de la pêche pour se concentrer sur l’économie de plantation à partir des années 1950 (K. Delaunay, 1991 p. 650). Ce détournement est alors voulu par un Houphouët soucieux d’éloigner les Alladian de la pêche maritime, une activité qu’il juge « dangereuse » (Duffy-Tumasz, 2012, p. 2). De là une certaine ironie dans le recours à la tradition supposée, tant celle-ci a été favorisée par les colons qui emploient les Fante comme canoemen, que défavorisée par Houphouët, au profit de la plantation, dans un élan oublié quelques années plus tard.

Si la Côte d’Ivoire est un carrefour de l’Afrique de l’Ouest où se croisent, notamment pour les besoins de la valorisation de l’Ouest, des ressortissants de nombreuses nationalités, les Ghanéens représentent une frange minoritaire parmi ceux-ci. Ils représentent à la fin du 20e siècle, 5 % de la

population étrangère sur le territoire Ivoirien. Leurs points d’attache sont concentrés le long de la côte à proximité des centres urbains de sorte qu’ils peuvent parfois constituer une communauté

relativement importante. Ainsi, ils sont ainsi considérés comme « la communauté principale de Sassandra » (Fiège et Hillen 1985, Delaunay 1995 P. 188).

La pêche piroguière, jugée inefficace, désorganisée, et villageoise, au demeurant pratiquée fortement par des étrangers n’attire que peu l’intérêt des représentants de l’État. En tant qu’activité économique, elle ne fait donc pas l’objet d’un suivi statistique rigoureux jusque dans le dernier quart du 20e siècle. Les rares occasions où la pêche piroguière est discutée donnent à voir une

volonté de la moderniser. Ce peu d’intérêt pour la pêche artisanale doublé d’un penchant pour l’industrialisation n’est pas limité à la Côte d’Ivoire et il n’est pas nouveau. Abel Gruvel, un biologiste travaillant pour l’administration coloniale, notait déjà en 1906 le potentiel de pêche de toute la zone de la côte occidentale et le besoin impérieux de l’industrialiser (Chauveau, 1989 p. 244-6).

La flottille industrielle ivoirienne voit le jour peu avant l’indépendance, sous la forme de reconversion de chalutiers en fin de carrière importés de France par le biais d’entrepreneurs français. L’intervention de l’État se fait plus pressante dans les années 1970 avec la création d’un armement thonier industriel dont la vocation est l’exportation des produits vers les marchés européens et américains. Ces initiatives stagnent puis dévissent dans le courant de la décennie, elles ne sont pas en mesure de faire face à l’augmentation de la demande interne de poisson en conséquence de quoi se développe fortement l’importation de poisson congelé. Le port de San Pedro ouvre en 1971, et autre initiative s’y développe, semi-industrielle cette fois, qui vise des pélagiques situés dans des zones rocheuses hors de portée des chalutiers, elle se veut donc complémentaire à la pêche industrielle. La compagnie ferme en 1980 (Comoe & Ozer, 2016). Le regard des agents de l’État se détourne finalement de la mer à la fin des années 1970 pour se concentrer sur la lagune, dont ils espèrent qu’elle pourra permettre le développement d’une pêche moderne et maitrisable et d’une aquaculture plus proche des plantations. La tentative de valorisation de la lagune s’accompagne de la mise en place de dispositifs de comptage des captures. Pendant cette courte période de facilitation étatique de la pêche en lagune, des conflits apparaissent entre pêcheurs individuels et pêcheurs de groupe, qui recoupent en large partie les pêcheurs autochtones et les pêcheurs de senne étrangers en majorité. Les grands filets sont interdits sur la

lagune en 1982. Il apparait très vite que la lagune est surexploitée et qu’elle ne pourra répondre aux aspirations étatiques en termes de volumes (K. Delaunay, 2000, p. 90)

C’est au cours de cette tentative de valorisation de la pêche lagunaire que le carcan de représentations faisant de la pêche piroguière maritime une affaire peu productive des Ghanéens va être remise en question. Ce que Karine Delaunay (2000) appelle « la révélation de Vridi » marque, aux alentours des années 1983-4 la constatation de l’existence, au cœur d’Abidjan, d’une capacité productive de la pêche piroguière jusque-là sévèrement sous-estimée. Cette constatation s’explique par le fait qu’en procédant au comptage des volumes de production « lagunaires », les administrateurs incluaient dans leur échantillon les quartiers lagunaires de la zone de Vridi, lesquels ne pêchaient pas en lagune, mais en mer, à laquelle ils accédaient par le canal de Vridi.

C’est ainsi qu’en 1983 les agents de l’État se rendent compte que ces quelques villages situés dans la zone industrielle d’Abidjan rapportaient à eux seuls le volume escompté pour l’ensemble de la pêche artisanale (piroguière) sur l’ensemble du territoire pour une année. (Delaunay 1995 p. 94). C’est donc de manière détournée que l’État prend la mesure de la prégnance de la pêche piroguière en Côte d’Ivoire.

La « révélation de Vridi » n’est cependant pas seulement le fait d’une constatation tardive du potentiel de la pêche piroguière, l’augmentation du volume de pêche relève aussi de processus d’innovation dans les techniques de pêche qui ont permis un accroissement des volumes de pêche piroguière avec l’adaptation de sennes coulissantes sur les pirogues, stratégies vraisemblablement mise en place pour répondre à la concurrence des chalutiers industriels internationaux (K. Delaunay, 1991 p. 653) et inspirée par les pêcheries piroguières sénégalaises (K. Delaunay, 1995 p. 93)89. Vridi met en évidence le dynamisme de la pêche piroguière contre toute attente d’un

État et d’acteurs du développement qui pensaient la pêche piroguière « artisanale » et « villageoise » condamnée à disparaitre. Cette révélation entraine un renforcement de la production de statistiques sur les prises artisanales. Enfin, si elle semblait enfin reconnaitre la capacité des pêcheurs artisanaux à exploiter les ressources halieutiques elle produit par la même occasion des hostilités vis-à-vis des pêcheurs étrangers, « accaparant » une ressource nationale (Delaunay 1995 p. 97).

89 Les échanges de savoirs, de techniques de pêche et de transformation des produits de la pêche entre groupes

2. Du dédain à la convoitise. Une révélation de la