• Aucun résultat trouvé

2 « Spoiling the body » : nosologies populaires et pratiques du care

3. La mort à distance

3.1. Hommage au Mort

On compte deux temps cérémoniels funéraires. Le premier temps eyie, intervient entre la sortie du corps de la morgue et la levée du corps et inclut la veillée, le deuxième temps, funsie, concerne la mise en terre à proprement parler.

Eyie commence par l’organisation de l’espace public par la mise en place de plusieurs bâches,

l’installation des chaises pour accueillir les invités et l’installation des équipements de musique. Les membres du comité d’organisation veillent au bon déroulé de la cérémonie, en contact permanent avec la famille du défunt et s’il s’agit d’un sankwa, le bosun et/ou le bosco qui avait la responsabilité de celui-ci. Plusieurs membres du comité installent des popotes qui permettront de recueillir les dons des invités. Ceux qui gardent les popotes sont toujours au moins deux. Au cours de la journée, en attendant que le mort arrive de la morgue, les invités s’installent, parfois des matchs de foot sont organisés par les plus jeunes. La musique démarre en fin d’après-midi, entre- temps le corps est arrivé de la morgue et les proches l’apprêtent dans la chambre de veillée.

Réparations

Les funérailles sont des arènes sociales majeures où se donnent à voir les relations de patronage (Noret, 2017b). Les cérémonies mortuaires visent aussi bien à la levée de deuil chez les vivants qu’à contenter les morts ainsi accompagnés. Chez les Fante, comme dans bien d’autres sociétés, les cérémonies en soi ne sauraient suffire, à plus forte raison quand les circonstances de la mort ne semblent pas naturelles, ou que le mort pourrait avoir une raison de ne pas laisser les vivants en paix. Je prends le cas de la mort de Jack pour illustrer les conflits qui peuvent survenir autour des funérailles et qui servent comme « résumé du tout social » (Balandier 1982 cité par Noret 2017). Ils sont particulièrement révélateurs des relations de patronage lesquels constituent en même temps une synthèse des prérogatives de mise à l’abri des risques, de distribution des torts sous forme de manquements et de réparation pour les morts dans le champ social Fante.

La mort de Jack

Après avoir longé la côte dans l’obscurité, filé par le canal de Vridi le long des porte-containeurs, et « salué » les gendarmes maritimes, nous arrivâmes un peu avant l’aurore sur le bord lagunaire

du quartier Zimbabwe. En ce début de mois de juin, les pirogues étaient déjà nombreuses sur le bord pour la nouvelle saison de pêche. Ayant repéré une place étroite entre deux pirogues le motoriste tentait de faire sa manœuvre pour parquer celle qu’il conduisait. C’est alors qu’un homme apparut pour nous guider, il s’agissait de Jack. Il nous lança une corde, donna des instructions brèves, mais précises au motoriste, puis une fois la pirogue amarrée, il nous aida à prendre pied sur le « sol ». À cet endroit celui-ci est composé de couches d’ordures regorgeant d’eau de la lagune, qui devient plus ferme à chaque pas négocié en direction de la berge. J’étais étonné que ce soit Jack, un bosun de plus de 50 ans qui nous accueille pour un débarquement à quatre heures du matin. Quelques semaines plus tard, j’appris que Jack avait eu un accident. Un soir, il était tombé et dans sa chute sa tête avait heurté contre une pierre au sol. Ceux qui avaient été témoins de la scène avaient tenté de le relever, mais Jack avait perdu connaissance. Rapidement, une délégation composée de ses amis et de deux de ses fils entreprit d’amener Jack au centre de santé de Vridi 3. Le médecin de garde déclara que ce cas ne relevait pas de sa compétence. Jack fut référé à la clinique de Vridi Canal, qui le référera de même vers l’hôpital général de Port Bouët. Finalement Jack, toujours inconscient, fut transféré dans la nuit au CHU de Treichville. Où les médecins déclarèrent qu’ils ne pouvaient rien pour lui. Jack décéda quelques jours après.

Si Jack avait chuté, c’est sans doute parce qu’il avait « un peu bu » (drinking a little) ou alors parce qu’il était « très préoccupé » (thinking too much). Ses problèmes avaient commencé quand un Caterpillar avait détruit sa maison au cours de l’élargissement de la voie qui mène au quartier Zimbabwe. Jack dormait depuis lors aux abords de la « maison communautaire » fante ou chez ses amis. Il était propriétaire d’une pirogue, mais le moteur de celle-ci avait rendu l’âme. Pour le remplacer, le bosun désœuvré avait demandé un prêt auprès de son oncle, son ancien bosco, qui lui refusa. À court d’options, il avait contracté une dette auprès d’un prêteur du quartier. Il avait confié la somme à son fils ainé pour qu’il aille se procurer un nouveau moteur au Ghana, mais l’adolescent s’était fait détrousser avant même d’avoir quitté Abidjan, à la gare de Bassam. Jack avait ensuite décidé de ramener sa pirogue au bord pour la mettre à l’abri le temps de trouver de l’argent pour un autre moteur, mais celle-ci se fendit alors qu’elle était tirée sur le bord. Enfin sa femme, qu’il avait épousée après un premier mariage, était tombée malade. Il avait dû l’envoyer à l’hôpital, ce qui avait davantage creusé ses dettes. Il s’avéra que celle-ci était en fait victime d’une maladie

spirituelle (sum sum yɛrɛ ba), et le pasteur qui avait réussi à la tirer de sa tourmente attendait également une compensation. Cette succession de malheurs plongea Jack dans un mal-être profond. Que pouvait-il faire ? Désemparé, il demanda à nouveau de l’aide à son oncle maternel, celui pour qui il avait travaillé tant d’années en tant que simple sankwa, et qu’il avait aidé à s’enrichir avant de pouvoir lui-même devenir bosun.

Son oncle refusa à nouveau de l’aider à se refaire. Depuis jack travaillait comme il le pouvait, en déchargeant des poissons aux aurores comme un simple apprenti et en allant pêcher à l’épervier139

dans la lagune la nuit, parfois en compagnie de son fils ainé. Ce passage de bosun de pirogue maritime à simple débarqueur ou encore pêcheur de lagune constituait une véritable régression pour Jack. De ses maigres résultats de pêche à l’épervier il devait également payer un droit d’accès à la lagune aux Ébrié. Une nuit Jack avait remonté dans son filet le cadavre d’un jeune homme, un bien mauvais présage et c’était donc avec beaucoup d’appréhension qu’il y retournait. Il accumulait les dettes et ses créditeurs n’hésitaient plus à le poursuivre publiquement, même le pasteur qui avait aidé sa femme était de moins en moins subtil lorsqu’il rappelait son travail effectué. Jack avait 8 fils et 4 filles, l’ainé avait 16 ans, il ne pouvait pas encore compter sur eux pour l’aider.

Interprétation de l’accumulation du malheur

La succession de malheurs qui se sont abattus sur Jack peut facilement inviter à l’interprétation d’une causalité occulte. En effet, la succession des calamités ne pourrait-elle pas s’interpréter par un « travaillement » 140 de quelque sorte ? Cette question posée après l’annonce de la mort de Jack

était systématiquement réfutée. Jack n’aurait pas été maudit, il est mort de pauvreté, il est mort d’avoir été abandonné par le frère de sa mère, qui aurait dû s’occuper de lui de son vivant, d’autant qu’il en avait les moyens. L’oncle avait en effet trois femmes, avec lesquelles il avait eu de nombreux fils, il « les aidait tous », et avait même permis à l’un de faire une migration réussie aux États-Unis, une forme d’adoom hors de portée pour le commun des jeunes Fante.

Qu’il ait donné la priorité à ses fils plutôt qu’au fils de sa sœur, à son abusua voilà donc l’injustice qui aura coûté la vie à Jack. L’oncle disait-on, n’en menait pas large depuis l’annonce de la mort

139 L’épervier est un filet de pêche individuel.

140 Le « travaillement » peut avoir plusieurs sens en Côte d’Ivoire, renvoyer simplement au fait de travailler, à la

pratique d’une distribution ostentatoire de billets (voir Le Marcis 2018), il peut également faire référence aux pratiques occultes, le mauvais sort lancé est un « travaillement » de la personne visée.

de son neveu, il était parti le soir même au Ghana, officiellement pour aller porter la nouvelle à sa sœur, mais le bruit courait que c’était surtout pour consulter un Kɔmfɔ à même de le protéger du courroux de son neveu défunt. Le devin-guérisseur, parait-il, lui confirma ses craintes après avoir fait usage du calico141 : Jack était furieux et il pourrait bien emporter son oncle avec lui dans la

mort. L’oncle revint avec 20 membres de la famille, il prit en charge une bonne partie des dépenses funéraires. Le lendemain de la veillée, contrairement au rouge et noir en vigueur dans les manifestations publiques du deuil en société Fante, il portait un pagne blanc avec des points bleus de bonne facture. Les observateurs ne manquèrent pas de noter que ces couleurs étaient celles de la tranquillité et de la sérénité. L’oncle voulait, me dit-on, montrer qu’il avait la conscience tranquille. Cela n’empêchait pas les gens de murmurer quand il faisait une apparition sur la place de Fante New Town ou dans un des maquis ouvert toute la nuit de la veillée. L’enterrement de Jack ne manqua de rien, la musique retentit toute la nuit de la veillée, les invités eurent à boire et nombreux sont ceux qui passèrent toute la nuit, sur des chaises en plastique ou sur des tables, à jouer aux cartes en attendant la levée du corps au petit matin. La veillée de Jack n’était pas une exception, comme beaucoup de cérémonies funéraires il constituait un « économodrame » (Balandier, 1982 cité par ; Noret, 2017) qui visait aussi bien à contenter le mort qu’à faire valoir la position des proches, et ici pour l’oncle utérin à défendre son honneur. Deux amis de Jack toutefois pouvaient noter que tout cela avait coûté bien plus qu’un moteur d’occasion.

L’oncle s’engagea également à épauler les enfants de Jack. Cependant était-ce vraiment à lui d’en prendre la charge ? Après tout, bien qu’étant les enfants de son neveu ils étaient avant tout ceux de leurs mères respectives, qui elles-mêmes ne manquaient pas de frères. Ceux-ci étaient les oncles utérins des enfants de Jack et ils auraient dû avoir la charge de s’en occuper. On m’expliqua cependant que ceux-ci étaient pauvres comme Job, ils se trouvaient donc dans l’impossibilité de s’occuper des enfants. En acceptant cette responsabilité qui n’était pas la sienne, l’oncle de Jack put enfin se défaire des rumeurs sur son avarice et sur le courroux de son neveu. Cette résolution illustre également les tensions entre le système de référence matrilinéaire de l’abusua et des

141 Calico est le nom d’un drap blanc et d’une cérémonie qui permet la prise du contact entre le Kɔmfɔ et un défunt.

Le Kɔmfɔ se place dans une pièce vide, il choisira un coin, et accroche au mur et en deux points un drap blanc (calico), de sorte à former un triangle avec le coin du mur. Le Kɔmfɔ s’assoit en face du drap et approchant son visage vers le drap il s’adresse au mort par son nom. Le sum sum du mort entrera au travers du drap dans le corps du Kɔmfɔ, celui- ci pourra alors se tourner vers son client, un membre de la famille du défunt placé derrière lui. Sa voix sera indiscernable de celle du défunt et il lui adressera ses doléances.

considérations plus proches des logiques du marché et de la responsabilité du « big man » dans la famille étendue.

La mise en scène des corps

Comme les logements dans Zimbabwe, qu’ils soient en dur ou de baraquements en bois, sont très exigus, c’est une partie de « la maison communautaire » qui sert de chambre de veillée. À l’intérieur de la pièce principale de cette maison basse, une chambre va être confectionnée à partir d’en ensemble de draps qui vont couvrir l’ensemble des murs, des fenêtres et du plafond, ainsi que pendre du plafond pour former le quatrième mur dans le cas très fréquent où la chambre est d’une superficie plus petite que la pièce qui l’abrite. Plus la chambre est vaste et plus le nombre de draps clairs requis est important, de sorte que la taille de celle-ci varie en fonction des morts et de leur statut, de leur capacité aux proches d’obtenir des draps.

Les morts sont habillés par des membres de la famille du même sexe, parfois des amis du même sexe sont admis pour aider à la mise en scène. La particularité principale des veillées fante consiste en la mise en scène du défunt. Il est fréquent que la chambre de veillée ouvre et ferme à plusieurs reprises pour permettre des changements de parures et de positions du mort. Celui-ci peut être installé dans un lit, être assis, voire être debout. Ci-dessous nous faisons le compte rendu de l’observation de la mise en scène d’un mort, que nous appellerons Jack:

Après son arrivée de la morgue, le corps de Jack est transporté dans la chambre funéraire, on m’indique que les portes n’ouvriraient qu’à la nuit tombée, après 19 heures. Au sortir d’un repas partagé avec les amis du défunt, nous sommes donc revenus à la chambre mortuaire pour payer nos respects à Jack. Devant la porte d’entrée s’amassait une vingtaine de personnes, souvent très jeunes, qui tentaient de regarder à l’intérieur, sans toutefois entrer. Plus en retrait, des petits groupes d’hommes et de femmes plus âgés discutaient et observaient les allées et venues. Sur la devanture, à droite de l’entrée de la chambre on pouvait voir un poster couleur avec la photo du défunt, son âge et la mention « Rest in Peace » accompagnée de son nom complet. On m’invitait à entrer. L’intérieur était éclairé par de rares lumières chaleureuses. Les draps ondulés aux teints clairs recouvraient l’ensemble des parois, des fenêtres, mais aussi les chaises et d’autres objets dans la pièce

dont on devinait plus ou moins la nature. Ces différents recouvrements des parois et des objets provoquaient chez moi une sensation de désorientation. La chambre offrait un contraste avec l’extérieur, le silence et le recueillement de trois personnes qui s’y recueillaient avec la musique et l’accumulation des curieux sur le seuil, les draps blancs avec la boue qui, en cette saison des pluies, constituait le lit des chemins en terre battue du quartier.

Une chaise faisait face à la porte, un cadre était posé dessus, orné de fleurs, la photo était celle de Jack, souriant. Derrière le siège, surélevé à hauteur de genoux, on devinait un cercueil, recouvert d’un drap blanc, lui aussi. L’un de ses amis m’avait indiqué que Jack avait été apprêté pour les respects, aussi pensais-je qu’il se trouvait dans ce cercueil. Suivant mes accompagnateurs, je contournai le siège et le cercueil par ma droite, pensant que nous allions nous recueillir à cet endroit-là. Mais mes accompagnateurs semblaient se diriger vers le fond de la pièce en direction des personnes qui se tenaient silencieusement dans un coin faiblement éclairé. Ce n’est qu’à ce cet instant que je compris que Jack s’y trouvait. Les trois veilles dames étaient agenouillées, devant elles, sur une estrade, Jack était adossé au mur, vêtu complètement de blanc, gants inclus, il était coiffé d’un pagne. Il était adossé au mur, debout, quoique le pli de sa tunique semblait indiquer que ses genoux étaient légèrement pliés, il y avait sans doute un siège ou une selle qui lui permettait de rester dans cette position, mais les vêtements amples du défunt ne permettaient pas de le voir. Sa tête se trouvait à un mètre soixante du sol, soit une dizaine de centimètres en deçà de sa hauteur « de vivant ». Seul le rond de son visage était découvert, ses yeux étaient fermés ainsi que sa bouche. Ses coudes étaient serrés contre ses côtes, ses avant-bras étaient tendus vers l’avant, sa main gauche reposait contre la paroi drapée, sur ce qui devait, sous les tissus, être le long du rebord de la fenêtre. Sa main droite entourait une coupole, qui elle-même reposait sur une fine tige en métal qui tenait au sol par une base en spirale. Des bagues en or ornaient plusieurs de ses doigts gantés. Trois colliers dorés pendaient de son cou jusqu’au-dessus du nombril. On me dit discrètement qu’il serait bon de faire un geste en pointant du menton la corbeille que Jack « tenait » dans le creux de sa main droite.

C’était la deuxième fois que j’avais l’occasion d’observer la mise en scène d’un mort, mais je ne m’attendais pas à ce que Jack soit en position debout. La première fois que j’avais été invité à une cérémonie funéraire, la personne décédée était une dame, très âgée et très respectée. Elle avait été placée dans un lit en fer forgé, elle aussi était entièrement vêtue de blanc, avec des portions de tissus taillés en dentelle. Des interlocuteurs Fante, mais aussi Baoulé, m’ont rapporté d’autres mises en scène. Un jeune homme, décédé le jour où il s’était payé la moto de ses rêves, était mis en scène, mort, sur cette même moto142. Un vieux pêcheur qui avait été particulièrement réputé pour « son

flair » était mis en scène assis, tenant les mailles d’un filet. Ces mises en scène constituent la dernière image que l’on gardera du défunt. On retiendra de Jack, qui était tombé faute d’avoir trouvé appui parmi ses proches, l’image d’un homme debout tenant une corbeille remplie de billets, preuve matérielle d’une considération certes tardive, mais réelle de ses proches.

Au lendemain de la veillée, la chambre mortuaire se ferme, le corps est replacé dans son cercueil. Avant de confier le cercueil aux religieux, on prend soin d’y ajouter les éléments indispensables pour le mort. Il s’agit de quatre pagnes, deux pantalons blancs, deux chemises à manches longues blanches, quatre débardeurs, quatre sous-vêtements, une couverture et quelques pièces de monnaie. On glisse également un paquet ou une trousse qui inclut des agréments d’hygiène personnelle, dont une éponge, des savons, une boite de crème pour les cheveux, un rasoir, un pot de mousse à raser. On sort le corbillard que l’on place dans la cour faisant face à la maison communautaire, les proches pourront faire des discours à la mémoire du défunt, le « linguiste » (Okyeame) ou une autre personne à qui le chef des Fante (Ohane) délègue la tâche invite les participants à une cotisation supplémentaire, pour la famille réunie autour du cercueil, en commençant par des appels pour 500 francs, puis 1 000, 2 000 et finalement 5 000. À la vue de tous, les généreux donateurs