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2 : UNE PROPOSITION DE RÈGLEMENT EUROPÉEN POUR UNE CONCURRENCE SAINE

523. – Afin d’apporter l’équité dans la relation commerciale, la proposition de Règlement du Parlement européen et du Conseil promouvant l’équité et la transparence pour

les entreprises utilisatrices des services d’intermédiation en ligne du 26 avril 2018407, s’appuie sur deux engagements principaux : assurer plus de transparence dans la relation commerciale établie entre la plateforme et le site marchand et faciliter le droit de recours contre la plateforme en cas de litige.

La proposition de règlement vise expressément à soumettre les plateformes et les moteurs de recherches à une obligation, louable, de transparence.

524. – Chacun peut s’accorder sur cette ambition. Cependant, les moyens pour la satisfaire méritent, selon nous, un examen critique dans la mesure où, au moment où ces lignes sont rédigées, les auteurs du texte en gestation semblent considérer que le déséquilibre avéré dans la relation entre la plateforme et son utilisateur professionnel n’est que la conséquence d’une absence, ou d’un déficit, d’information, de ce dernier. Combler ce déficit suffirait-il à effacer un déséquilibre éventuel entre les acteurs ?

525. – Les intermédiaires étant reconnus comme des guides accompagnant le consommateur vers le vendeur, par un chemin tracé influençant leur choix, il leur revient d’apporter au site marchand la transparence quant au balisage qu’a dessiné leur algorithme.

526. – Ainsi l’utilisateur de la plateforme devra-t-il avoir connaissance des modalités et des conditions de son utilisation, à tous les stades de la relation. La modification, par la plateforme, de ces conditions ne lui est pas interdite, pourvu qu’elle en informe le professionnel, avec un préavis qualifié de raisonnable et proportionné en fonction des circonstances, d’au moins 15 jours. Quel peut être l’impact d’une telle obligation ? Dès lors que la plateforme, incontournable, modifie (sans doute pas à son désavantage) ses conditions d’utilisation, de quels moyens (autres que parfaitement théoriques) le site marchand dispose-t-il s’il souhaite les refuser ? Toute notification d’une quelconque modification unilatérale sera sans nul doute une excellente performance d’information, quoique nul ne sache quel avantage en tirera le professionnel mis devant le fait accompli, assurément ravi que quinze jours lui soient accordés pour disserter sur la correction en sa faveur du déséquilibre qu’il estimait préjudiciable à son entreprise...

407COM (2018) 238 final 2018/0112, proposition du règlement du Parlement et du Conseil promouvant l’équité et la transparence pour les entreprises utilisatrices des services d’intermédiation en ligne.

V. comm. BENSOUSSAN ALAIN, « De nouvelles européennes P2B pour les plateformes en ligne », disponible sur ; https://www..alain-bensoussan.com

V. aussi comm. FEVAD, « projet de règlement plateformes et utilisateurs P2B », oct. 2018, disponible sur https://fevad.com

527. – La plateforme conserve le pouvoir unilatéral de suspendre ou de résilier un compte d’utilisateur, vital pour le commerçant, mais il lui faudra désormais motiver son action en se référant à la base des raisons prévues au préalable dans le contrat, afin d’éliminer toute surprise de l’utilisateur. La mort de l’utilisateur sera donc sans surprise.

528. – Enfin, concernant les classements de produits ou de services, la plateforme devra décrire « succinctement » et au préalable, les principaux paramètres pris en compte par l’algorithme qui les détermine. Cette obligation est censée permettre à l’utilisateur de comparer les conditions des diverses plateformes, à la façon d’une mise en concurrence. Si l’on considère la situation, certes particulière, que nous avons décrite précédemment, d’un marché du moteur de recherche détenu par Google auprès de plus de 90 % des internautes en Europe, de quelle comparaison pourrait-il s’agir ? Face au secret, sans doute indispensable aux plateformes, entourant leurs algorithmes, il parait douteux que leur description soit assez détaillée pour permettre de comprendre les méandres d’éventuelles rétrogradations. La proposition de règlement exige seulement d’ailleurs que cette description soit « succincte », ce qui pourrait alimenter de longues querelles sémantiques quant à ce caractère.

529. – Quand la plateforme n’est pas un simple intermédiaire, lorsqu’elle joue un rôle économique en concurrence avec ses propres utilisateurs professionnels (en vendant des produits de son écosystème), elle devra, selon la proposition de règlement, indiquer au préalable les éventuels traitements différenciés qu’elle réserve à ses produits. Cette obligation, intellectuellement très satisfaisante au nom de l’équité, se heurte au principe de réalité du monde économique : quelle conséquence effective l’utilisateur professionnel tirera-t-il de la connaissance de ces traitements différenciés au service de certains produits ou biens qui concurrencent les siens ? Aura-t-il la possibilité, autre que théorique, de basculer son offre vers une autre plateforme, de la voir référencée sur une place de marché moins connue au risque de réduire sa visibilité ? Cette perspective, déconnectée du réel, que rendrait pourtant possible le droit, est-elle seulement envisageable ?

530. – La position inexpugnable de « gardien de l’accès » au e-commerce confèrera encore à certaines plateformes une forme de droit de vie et de mort sur les sites qu’elles exposent, par la réalité de certaines pratiques anticoncurrentielles désormais qualifiées, dans la proposition de règlement, de « pratiques néfastes ». La transparence donnerait assurément l’information sur certains éléments employés par l’intermédiaire, sans apporter pour autant

l’équilibre espéré dans sa relation avec la plateforme, dont la position dominante rejoint celle du seul maître à bord. Certes elle jouera son rôle dans plus de lumière et l’utilisateur en sera informé, mais éclairer l’utilisateur professionnel sur les façons d’agir de la plateforme ne lui offre pas les garanties d’une concurrence plus saine, ne le protège pas de l’abus d’une position incontournable, ne lui donne pas toutes les clefs de la liberté d’entreprendre.

531. – C’est en cela que nous considérons le projet de règlement européen bien frileux quant à l’encadrement des pratiques « néfastes ».

La proposition de Règlement s’appuie également sur la mise en place d’un droit de recours en cas de litiges.

532. – Les utilisateurs de plateformes n’osent guère saisir la voie judiciaire en cas de litige avec l’intermédiaire, soit qu’ils imaginent de possibles « représailles », soit qu’ils redoutent d’être suspendus de référencement ou, pire encore, privés de tout trafic vers leur fonds de commerce virtuel, donc gommés.

533. – Aussi la proposition de règlement prévoit-elle de faciliter les plaintes des utilisateurs en obligeant la plateforme à mettre en place un moyen de traitement interne les prenant en compte, rapidement et efficacement, afin de trouver une solution qu’elle communiquera à l’utilisateur. Toutefois, ce traitement ne concernerait que les plaintes visant un problème lié au Règlement ; à défaut, le service d’intermédiation pourrait les rejeter purement et simplement. Afin de rendre public leur traitement, l’intermédiaire devrait publier un rapport indiquant le nombre total des plaintes déposées, leurs motifs, le délai nécessaire pour les traiter et les décisions rendues. La plateforme devrait enfin indiquer le nom d’un Médiateur, répondant à certaines exigences. Le recours au règlement interne, ou au Médiateur, ne serait pas sans préjudice de la saisine de la voie judiciaire par les parties.

534. – Cette proposition est aussi séduisante, intellectuellement, que la précédente… mais la même interrogation porte, à nouveau, sur sa concrétisation pratique. L’utilisateur, qui aurait jusqu’alors redouté de saisir la voie judiciaire par crainte de plus ou moins saborder son entreprise sous le coup des dites représailles, oserait-il recourir plus facilement à la procédure de règlement interne, ferait-t-il davantage appel au Médiateur dans ce nouveau cadre, en toute sérénité ? Les mêmes causes ne produisent-elles pas les mêmes effets ? Si l’aventure entrepreneuriale réclame l’acceptation du risque et nécessite l’esprit d’audace, seul un grain de folie pourrait conduire les utilisateurs de plateforme à oser se plaindre sans craindre de se voir déclassés en acceptant de perdre le fruit de tous leurs efforts.

535. – Donner plus d’informations apporterait, au moins en théorie, plus de transparence dans la relation commerciale mais pourrait ne pas modifier son caractère déséquilibré. Le problème reste celui, non résolu, de la position incontournable, qui, certes, ne peut être reprochée à des plateformes innovantes attirant le succès, mais qui posent des questions sans réponse à ce jour. Il conviendra de surveiller les conditions de l’adoption définitive de ce texte, son efficacité éventuelle dans le temps pour se prononcer quant à son intérêt, que nous estimons, à cette heure, parfaitement hypothétique.

CONCLUSION DU CHAPITRE 2

536. – Le troisième acteur du commerce électronique a su se rendre indispensable dans le trafic des transactions entre l’offre de l’utilisateur professionnel et la demande du consommateur. Les plateformes savent innover en faisant appel à des algorithmes toujours plus performants. Le fournisseur d’intermédiation est un stimulant, le levier qu’actionne le commerçant pour atteindre ses clients, l’outil qui lui procure la visibilité nécessaire à son développement. A ce point de nécessité, cette position lui confère un pouvoir économique tel qu’il peut l’amener à produire des pratiques anticoncurrentielles « néfastes » envers l’utilisateur, que le droit positif peine à réguler. Parce que les textes fondateurs du commerce électronique, la directive dite sur le commerce électronique et la loi LCEN, n’avaient pu imaginer le caractère essentiel de ce nouvel acteur, désormais en position de quasi-monopole, il a fallu de longues années, passées à constater les effets négatifs d’une concurrence faussée par ces pratiques néfastes, avant que le législateur européen entreprenne d’y remédier, pour un succès encore très incertain.