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L’INCIDENCE DE L’IRRUPTION DES PLATEFORMES NUMERIQUES

441. – Le commerce électronique a représenté une forme de révolution du commerce historique dont le législateur a cherché à réguler l’exercice en assurant sa liberté tout en l’associant à l’intérêt du consommateur. Toutefois, l’émergence, aussi récente qu’imprévisible, de nouveaux entrants dans le cœur du e-commerce, représente un autre bouleversement - comme une révolution dans la révolution - face auquel le droit se trouve démuni.

442. – L’irruption, que rien ne laissait imaginer, d’un nouvel acteur, la plateforme numérique, intermédiaire puissant dans la relation tissée entre le professionnel et le consommateur, transforme les conditions de la vente et de la consommation, au point, parfois, de faire courir au marché des risques nouveaux en matière de concurrence.

443. – C’est ainsi que, parmi d’autres exemples, un pur moteur de recherche à l’origine a pu se développer, à force d’inventivité, d’innovation et de performances, jusqu’à accumuler suffisamment de profits pour créer ou acheter des acteurs de nature diverse, opérant tous dans l’univers numérique. Il est alors devenu un prestataire de services dans cet environnement d’entreprises, liées les unes aux autres, que constitue l’écosystème sur le modèle de la constellation.

444. – Parallèlement, d’autres plateformes, qui facilitent la vente de produits en tant qu’intermédiaire, l’organisent aussi pour leur propre compte, en tant que vendeur (Fnac.com, Amazon, etc.). Cette « double casquette » qu’elles choisissent de porter, d’intermédiaire et d’acteur au sein du e-commerce, renforce leur position économique, au risque de rendre la neutralité de certaines sujette à caution. S’il ne faut pas « diaboliser » le rôle des plateformes numériques, qui n’ont pu devenir incontournables que par les services qu’elles rendent au sein d’un marché libre, il est pourtant nécessaire de reconnaitre que ces acteurs d’un nouveau type peuvent poser problème en matière de concurrence, en raison de leur position dans l’économie numérique.

445. – Le rôle de la plateforme dite intermédiaire consiste à mettre en contact le vendeur et le consommateur, lesquels établissaient auparavant une relation directe, rendue

moins facile désormais par la floraison des offres et la démesure du nombre des prospects. Longtemps, dans toute l’Europe, des cités florissantes ont su rassembler, plus ou moins épisodiquement, sur la place du Marché ou le pavé de la Foire, producteurs ou revendeurs et acheteurs potentiels, pour y échanger les marchandises les plus diverses. La halle municipale, pérenne, fut ensuite le lieu où pouvaient se rencontrer, sous abri et avec certitude, clients et commerçants. La plateforme numérique en est sa version contemporaine, visitable jour et nuit au travers d’un écran, structurée par un acteur qui en gère l’organisation à son profit, tandis que commerçants et clients y trouvent leur compte respectif.

446. – Quand un internaute/client achète un bien ou un service sur une plateforme - par exemple Amazon, pour citer la plus active à ce jour en Occident- il s’établit une relation commerciale entre le vendeur et ladite plateforme, le premier rémunérant la seconde d’un pourcentage sur le montant de la transaction qu’il a réalisée par son intermédiaire. L’exploitant de la halle géante et planétaire, qui a permis au commerçant d’exposer sa marchandise aux consommateurs venus du monde entier, perçoit auprès du professionnel le prix du service qu’il lui rend en lui donnant accès à sa halle.

447. – La plateforme est devenue un élément capital du commerce électronique, un « stimulant essentiel345 » : 60% de la consommation privée passe par une plateforme346. Elle est un (le) moyen de visibilité du site marchand. C’est bien à ce titre que la plateforme, indispensable tant pour le professionnel - qui a besoin de cette visibilité - que pour le consommateur - qui cherche un conseil, un produit ou un service -, devrait avoir un comportement sans reproche.

448. – La concurrence est consubstantielle à l’économie de marché : la compétition économique entre plateformes est donc nécessaire, faisant triompher les plus innovantes. Mais cette compétition ne peut se jouer à n’importe quel prix, pas plus qu’au seul profit d’acteurs historiques qui empêcheraient la pénétration du marché par de nouveaux entrants. Le droit de la concurrence a deux objectifs, qui se recoupent : protéger les concurrents, mais aussi le marché lui-même. Protéger le marché du e-commerce revient, en quelque sorte, à protéger également le consommateur, lequel doit pouvoir prendre sa décision d’achat de biens ou services dans des conditions transparentes. Si tel n’est pas le cas, des

345 COM (2018) 238 final.

346 Copenhagen Economics, 2015, Online intermediaries: impact on the EU economy, consulté sur : https://www.copenhageneconomics.com/publications/publication/online-intermediaries-impact-on-the-eu-economy

comportements abusifs engendrent une concurrence faussée, laquelle empêche le développement du commerce électronique et rend donc fragile sa liberté.

449. – L’importance prise depuis quelques années par certaines plateformes les rend incontournables et cette puissance nouvelle produit des risques d’abus que nous devons identifier (Section 1). Nous choisissons d’exclure volontairement de notre champ d’intérêt le cas de la plateforme qui, dans l’économie collaborative en plein développement, dépasse son simple rôle initial d’intermédiaire et devient un véritable service de la société de l’information, ce qui soulève des interrogations d’un autre ordre, en terme de concurrence par rapport au commerce traditionnel.

450. – Ayant relevé les risques, il conviendra de s’interroger sur les procédés juridiques de correction mis en œuvre (ou en cours de construction) qui permettent (ou permettraient) d’assurer pleinement la liberté du commerce dans une concurrence saine au sein desdites plateformes (Section 2).

SECTION 1 – LES RISQUES DE PRATIQUES ABUSIVES

OU DÉLOYALES GÉNÉRÉS PAR LES PLATEFORMES

451. – Ni la directive du 8 juin 2000 dite sur le commerce électronique ni la loi pour la confiance dans l’économie numérique du 21 juin 2004 n’ont anticipé une adaptation du droit aux places de marché.

452. – Nul ne saurait tenir rigueur aux auteurs de ces textes de ne pas avoir distingué la perspective de leur évolution, la construction actuelle étant le fruit d’un développement largement postérieur à l’adoption de ces textes. Les plateformes n’ont été envisagées que comme de simples intermédiaires techniques, des hébergeurs - au sens presque littéral, à la façon des « loueurs de salle ». Il s’agissait alors seulement de faciliter la communication de l’information par internet dans l’objectif d’assurer le développement du commerce électronique.

453. – Il n’était guère possible d’imaginer que, quelques décennies plus tard, tel moteur de recherches allait intégrer, ou fonder, tel écosystème comprenant des activités multiformes. Comment l’ampleur à venir du référencement payant aurait-elle pu être prévue ? Quels signes auraient pu laisser entrevoir la puissance future des plateformes ? Ces simples intermédiaires entre un vendeur et un consommateur dans un espace virtuel ne pouvaient qu’être appréhendés en tant que « phénomène favorable d’un point de vue du droit de la concurrence »347. Les places de marché, perçues initialement comme des facteurs d’optimisation de la capacité de vente des cyber-commerçants, conservent, plus que jamais, toute cette faculté aujourd’hui - sur le modèle du passé - ce qui accroit inlassablement leur notoriété. Même si des auteurs, notamment Louis Vogel, précité, imaginaient les travers possibles de ce nouveau mode de consommation par le biais d’une plateforme numérique, qualifiée d’« instrument anticoncurrentiel par excellence », rares étaient ceux qui prédisaient son explosion économique et plus rares encore ceux qui auraient prétendu que le droit existant ne suffirait pas à réguler leurs pratiques.

454. – Aujourd’hui, à l’inverse, rares sont ceux qui peuvent affirmer ne pas consulter Google pour leurs recherches sur internet, ou ne pas acheter (au moins occasionnellement) sur Amazon, Cdiscount, Fnac.com, eBay, Rue du Commerce et autres plateformes. Leur

347 VOGEL Louis, L’application du droit de la concurrence au commerce électronique, la concurrence dans la société de l’information, éd. Panthéon ASSAS, droit privé, L.G.D.J, 2002.

succès fulgurant a fait des places de marchés les intermédiaires indispensables qui apportent au vendeur la visibilité dont il a besoin sur internet - dont il avait besoin, autrefois, au cœur de la ville. Selon l’Autorité de la Concurrence « en agrégeant une multitude d’offres émanant de nombreux petits distributeurs, les places de marché peuvent par ailleurs favoriser l’extension de l’offre de produits, par un accroissement du nombre de références proposées et du nombre de vendeurs d’une même référence»348.

455. – Ce succès, cette notoriété et ce caractère incontournable engendrent-ils des risques de pratiques qui faussent la concurrence, provoquent un rapport de force déséquilibré349 avec leur utilisateur professionnel, jusqu’à mettre en danger la liberté du commerce ?

456. – Mieux cerner la notion de plateforme intermédiaire et s’attacher à son fonctionnement s’avère nécessaire (§1) avant d’examiner les risques concurrentiels issus du développement des plateformes hétérogènes dans l’écosystème qu’elles ont créé (§2).

§1 : NOTION ET FONCTIONNEMENT DE LA PLATEFORME