• Aucun résultat trouvé

LA NOTION PEU ADAPTÉE D’ABUS DE POSITION DOMINANTE À L’ÉCOSYSTÈME DES PLATEFORMES

§2 : DES RISQUES POTENTIELS IDENTIFIÉS

SECTION 2 – LA RECHERCHE D’UN JUSTE ÉQUILIBRE CONCURRENTIEL ENTRE LA PLATEFORME ET SON CONCURRENTIEL ENTRE LA PLATEFORME ET SON

A. LA NOTION PEU ADAPTÉE D’ABUS DE POSITION DOMINANTE À L’ÉCOSYSTÈME DES PLATEFORMES

493. – Compte tenu de la position incontournable, voire dominante, de certaines plateformes et des risques concurrentiels nés de comportements unilatéraux liés à cette position, il est légitime de les apprécier sous l’angle des pratiques anticoncurrentielles375.

494. – L’article L 420.2 du code de commerce, pendant de l’article 102 du TFUE, dispose qu’est « prohibée, dans les conditions de l’article L 420-1, l’exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d’entreprises d’une position dominante sur le marché intérieur ou une partie substantielle de celui-ci. Ces abus peuvent notamment consister en refus de vente, en ventes liées ou en conditions de vente discriminatoires ainsi que dans la rupture de relations commerciales établies au seul motif que le partenaire refuse de se soumettre à des conditions commerciales injustifiées ».

495. – Alors que l’Autorité de la concurrence dans une décision du 22 décembre 2009376 rappelle que « caractériser un abus de position dominante nécessite une analyse en trois étapes. Il convient, dans un premier temps, de délimiter le marché pertinent sur lequel l’entreprise ou le groupe d’entreprises en cause opère, dans un second temps de déterminer la position que cette ou ces dernières occupent sur ce marché, puis dans un troisième temps dans l’hypothèse où la position dominante est caractérisée, d’examiner ces pratiques en vue de déterminer si elles présentent un caractère abusif et anticoncurrentiel », nous observons que ces trois temps sont difficilement établis dans le domaine du e-commerce.

496. – Cette démonstration en trois temps s’impose également au monde numérique. Aussi, pour affirmer qu’un comportement illicite - déréférencement abusif, promotion d’un de ses propres produits au détriment de ceux des concurrents, etc. - constitue bien un abus d’une position dominante, convient-il de rechercher à la fois l’existence d’une position dominante, l’exploitation abusive de cette position - par des pratiques discriminatoires ou des ruptures de contrat abusives - et la démonstration de la présence d’un objet ou d’un effet restrictif de la concurrence sur un marché377 - si les investissements requis pour le pénétrer sont importants.

375 Ibid. p. 56.

376 ADLC, décision n°09-D-40 du 22 déc.2009 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des huiles usagées.

377 CJUE, 19 avril 2012, aff. C-549/10 P, Tomra Systems ASA e.a. c/ Commission européenne, Europe, juin 2012, n°6, comm.249, IDOT Laurence.

497. – Tout à la fois évaluer et caractériser le marché pertinent, la position dominante et les comportements abusifs ne va pas sans poser des difficultés.

498. – Le marché pertinent est difficilement apprécié du fait de « la nature et du caractère mouvant des technologies et des services proposés»378 et des différentes activités qui s’entrecoupent dans l’écosystème construit par ces entreprises, juridiquement reliées mais diversifiées, opérant dans le monde de l’innovation où le secret tient naturellement plus de place que la transparence - ce qui ne facilite pas la recherche de la preuve des pratiques reprochées.

499. – Pour ces raisons, il a été proposé de remplacer la notion d’entreprise en position dominante par celle « d’entreprise cruciale », définie comme « l’entreprise dont la présence est requise pour que l’espace « fonctionne comme il convient qu’il fonctionne» »379, ce qui conduirait ainsi à réguler directement ladite entreprise cruciale.

500. – Si la position dominante peut éventuellement être démontrée en référence aux parts de marché de certaines plateformes importantes - Google ou Amazon, par exemple - d’autres, même notoires, sont loin d’atteindre le seuil380 de dominance. La position dominante crée pour l’entreprise une « responsabilité particulière »381. Seule une dominance acquise par les mérites est légitime382, ce qui interdit d’y accéder par des comportements abusifs. Ainsi, dès lors que la position dominante sur un secteur donné peut être caractérisée, des clauses d’abus contractuels, des déréférencements, etc., pourraient constituer des abus d’éviction ou d’exploitation ayant pour but d’empêcher des concurrents de se positionner sur le marché, ou de maintenir une position dominante acquise, faussant ainsi la concurrence sur ce marché. Mais parvenir à démontrer en quoi un algorithme est abusif n’est pas chose aisée.

« Pour établir une violation de l’article 102 du TFUE, il n’est pas nécessaire de démontrer que le comportement abusif de l’entreprise en position dominante a un effet anticoncurrentiel concret sur les marchés concernés, mais seulement qu’il tend à restreindre la concurrence ou qu’il est de nature à ou est susceptible d’avoir un tel effet ».

378AFEC, 10 févr.2016, rapport sur l’économie numérique de l’Association Française de l’Etude de la concurrence, op. cit.

379 FRISON-ROCHE Marie-Anne, « Réguler les « entreprises cruciales » », D 2014, n°27.

380 ADLC, décision n°13-D-11 du 14 mai 2013 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur pharmaceutique : « la possession, dans la durée, d’une part de marché extrêmement importante constitue, sauf circonstance exceptionnelles, la preuve de l’existence d’une position dominante, et que tel est le cas d’une part de marché de plus de 50 % ».

381 CJCE, 9 nov. 1983, aff.322/81, Michelin c/Commission des communautés européenne.

382 ARCELIN Linda, Les comportements unilatéraux : les abus de domination, consulté sur : https://cours.unjf.fr/course/view.php?id=180

501. – L’article 102 du Traité de Fonctionnement de l’Union Européenne383 définit les pratiques discriminatoires comme celles aboutissant à des avantages pour certains partenaires au regard de la concurrence. L’article L 420-2 du code de commerce interdit la discrimination dans les ventes. Dans le cadre du commerce électronique, des traitements différents et injustifiés entre cyber-entreprises, parce qu’ils déséquilibrent les chances de réussite, sont des pratiques discriminatoires anticoncurrentielles : l’entreprise dominante ne doit pas soumettre à sa volonté les autres entreprises du même secteur.

502. – Si la Commission européenne est, parfois, parvenue à déterminer une position dominante sur un marché précis - au sujet de plateformes à la notoriété incontestable -, le juge judiciaire et l’Autorité de la concurrence384 ont souvent échoué.

503. – Pour illustrer nos propos, nous pouvons nous référer aux inquiétudes que le moteur de recherche Google a suscitées quant à certaines de ses pratiques, estimées discriminatoires, et quant à sa position. En France, suite à de vives préoccupations d’acteurs de l’Internet, le Ministre de l’Economie, des finances et de l’emploi a saisi l’Autorité de la concurrence au sujet du fonctionnement de la concurrence dans le secteur de la publicité en ligne. L’Autorité de la Concurrence a rendu un avis le 14 décembre 2010, constatant la position dominante de Google sur le marché du moteur de recherche et de la publicité liée385, à la lumière de différents critères, notamment celui de la part de marché détenue par Google - 90 % environ -, le niveau des prix et celui des marges - proches de 35%. Elle constate les barrières de fait, empêchant de concurrencer aussi bien le moteur de recherche lui-même que l’activité publicitaire lui étant liée : trafic insuffisant sur les autres moteurs de recherche et nécessité d’investissements éventuels si élevés qu’ils seraient inenvisageables. De fait, ces barrières rendent quasi inexistants les concurrents des services de publicités liées au moteur Google, ce qui établit ainsi la position dominante.

504. – L’enjeu n’étant pas exclusivement national, la Commission européenne, suite à plusieurs plaintes, a ouvert plusieurs enquêtes, notamment celle du 30 novembre 2010, afin

383 La Commission Européenne, guide sur l’application de l’article 102 du TFUE.

Document de travail des services de la Commission, guide pratique concernant la quantification du préjudice dans les actions en dommages et intérêts fondées sur des infractions à l’article 101 ou 102 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne, 2013.

384 ADLC, décision n°14-D-18 du 28 nov. 2014 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la vente événementielle en ligne.

de réunir les preuves de l’existence de pratiques abusives au sens des articles 101386 et 102387

du Traité du Fonctionnement de l’Union Européenne388 contre la société Google. La Commission a démontré la position dominante de Google sur le marché de la recherche générale sur l’internet, dans l’ensemble de l’espace économique européen, en indiquant que l’entreprise y détient des parts de marché très élevées, dépassant 90 % dans la plupart des pays. L’abus de la position dominante est constitué par le fait de favoriser son propre comparateur de prix en lui donnant un avantage illégal par la rétrogradation de ses rivaux. Par ses pratiques illégales, la société a augmenté le trafic vers son propre service, alors que celui à destination de ses concurrents était en très forte baisse.

505. – Toutes les observations de la Commission ont permis de démontrer que Google avait « bridé la concurrence fondée sur les mérites sur les marchés de la comparaison de prix, privant ainsi les consommateurs européens d’un véritable choix et de l’innovation »389, mais cette conclusion a nécessité le recours à des enquêtes et à des recherches de preuves coûteuses, que n’aurait pu envisager un Etat seul. Les difficultés liées au recueil des preuves sont apparues au grand jour lors de cette longue procédure : comment relever le favoritisme d’une entreprise qui ne donne pas les clés de son algorithme ? L’évidente nécessité de la preuve des pratiques discriminatoires se heurte aux contingences de l'univers numérique.

506. – Quant à l’Autorité de la Concurrence, elle a enquêté suite à une procédure lancée par des syndicats hôteliers français et le groupe Accor visant à faire sanctionner des pratiques mises en place par la plateforme « Booking.com »390, à laquelle il était notamment reproché de contraindre les hôteliers adhérents à une parité tarifaire engendrant une limitation de leur liberté dans l’élaboration de leur politique commerciale et interdisant toute concurrence entre les plateformes. Dans une décision du 21 avril 2015391, l’Autorité s’est penchée sur la position dominante des plateformes de réservation en ligne, particulièrement

386 Art.101 du TFUE : « sont incompatibles avec le marché intérieur et interdits tous accords entre entreprises, toutes décision d’associations d’entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d’affecter le commerce entre Etats membres et qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché intérieur »

387 Art. 102 du TFUE : « est incompatible avec le marché intérieur et interdit, dans la mesure où le commerce entre Etats membres est susceptible d’en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d’exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché intérieur ou dans une partie substantielle de celui-ci. »

388 BERDHA Pauline, BENISTI Kim, 5 juillet 2015, Les plaintes contre Google auprès de la Commission Européenne, consulté sur :

http://paulineberdha.fr/?p=62

389 C (2017), 4444 final, 27 juin 2017, aff. AT. 39740, Google Search (Shopping)

390 Plateforme de réservation de nuitées en ligne.

« Booking.com », semblant détenir plus de 30 % des parts d’un marché sur lequel les entreprises de petite taille avaient beaucoup de difficulté à intervenir392 : l’Autorité constatait d’une part l’existence possible d’une position dominante et d’autre part l’abus, caractérisé, notamment, par les clauses de parité393 conformément à l’article 102 du TFUE et à l’article L 420-2 du code de commerce. Ces clauses pouvaient porter atteinte à la concurrence en restreignant l’accès de celle-ci à un marché. En l’espèce, les pratiques reprochées étaient de nature à réduire la concurrence entre plateformes de réservation et évinçaient les petites ou nouvelles plateformes. En réponse la plateforme « Booking.com » a proposé de modifier ses conditions générales de vente en s’engageant à supprimer les obligations de portée tarifaire, laissant toute liberté aux hôteliers de fixer le tarif des nuitées. Nous rappelons que depuis la loi n° 2015-990 du 6 août 2015394, dite loi Macron, les clauses de parité sont interdites.

507. – Face à la complexité de ces enquêtes, à la difficulté d’apporter des preuves, conduisant certains auteurs à penser que le droit peine à réguler le comportement abusif de certaines plateformes en position de fait dominante, l’Association Française de l’Etude de la Concurrence 395 propose « d’obliger l’exploitant à se conformer aux exigences concurrentielles en justifiant de l’information loyale, claire et transparente, s’agissant notamment des conditions générales d’utilisation du service d’intermédiation et des modalités de référencement, de classement et de déréférencement des offres mises en ligne et, en cas de refus infondé ou d’absence de réponse dans un délai raisonnable à un opérateur victime de l’algorithme, ce dernier pourrait en second lieu saisir le juge ou l’autorité compétente. Dans ce dernier cas, l’engagement de la responsabilité de l’exploitant de l’algorithme sera mis en œuvre, faute de justification acceptable ». Il a aussi été préconisé de renforcer l’influence et la position des services économiques de l’Autorité en les associant plus étroitement aux instructions et de renforcer aussi les services de l’instruction par le recrutement d’ingénieurs et d’informaticiens formés aux technologies numériques, propositions qui permettraient à l’Autorité, lors de ses enquêtes, de manier plus facilement les outils des nouvelles technologies.

392 Leur référencement naturel étant moins bien placé leur notoriété sera moindre.

393 Clause exigeant des hôteliers de bénéficier d’un tarif, d’un nombre de nuitées et de conditions d’offre (conditions de réservation, inclusion ou non du petit-déjeuner, etc.) au moins aussi favorables que celles proposées sur les plateformes concurrentes ainsi que sur l'ensemble des autres canaux de distribution (en ligne et hors ligne), dont les réseaux de distribution propres à l'hôtel (site internet, téléphone, e-mail, comptoir de l'hôtel, etc.).

394 Loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques.

508. – Parce qu’il est souvent difficile d’établir l’abus de position dominante d’une entreprise par le recours à un droit commun de la concurrence peu adapté au monde numérique, les experts de l’Organisation de Coopération et de Développement Economiques396 souhaitent que soit redéfinie cette notion afin qu’une entreprise soit considérée en position dominante dès lors qu’aucun concurrent n’a remis en question son leadership depuis 5 ans, d’une part, et qu’elle réalise des bénéfices397, d’autre part. Cette nouvelle approche, qui devrait rendre les positions dominantes, donc les abus éventuels à leur suite, plus aisément démontrables, faciliterait la répression des pratiques anticoncurrentielles, au profit de la liberté des acteurs économiques.

509. – Si les pratiques abusives de certaines plateformes sont donc difficilement analysables en référence aux pratiques anticoncurrentielles, elles peuvent être appréhendées plus aisément en référence aux pratiques restrictives de concurrence visées par l’article L 442-6 du code de commerce.

B. COMPORTEMENTS ABUSIFS ET PRATIQUES RESTRICTIVES