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Proposition d’une grille de lecture pour la caractérisation des confins géographiques

PARTIE I. LES CONFINS TOURISTIQUES DE NATURE, ESPACE, REPRÉSENTATIONS ET PRATIQUES ESPACE, REPRÉSENTATIONS ET PRATIQUES

I.1. Les confins, espace géographique polarisé

1.1. Fondements pour une approche des confins géographiques : périphérie, centralité, frontières et marges

1.1.3. Proposition d’une grille de lecture pour la caractérisation des confins géographiques

Comme nous l'avons esquissé, les confins, en tant que concept géographique, relèvent à la fois de l'idée des périphéries, des marges et des espaces frontaliers. Les contours spatiaux, les enjeux socio-culturels et productifs ainsi que les imaginaires géographiques qui s'y rattachent

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semblent partagés. L'idée de confins apparait comme un concept englobant, un espace non intégré, moins chargé de signification politique, mais plus lourd de sous-entendus imaginaires, d'altérité ou d'interdits à braver. Le confin et l’espace transfrontalier semblent ainsi pouvoir être des synonymes dans la mesure où les limites étatiques et politiques s'estompent et le caractère naturel est marqué. Les frontières naturelles et les confins de nature semblent pouvoir se confondre, lorsque la ligne de partage est mouvante, imprécise.

Tel que le montrent les critères retenus pour l'élaboration de la carte 1 des lieux les plus isolés de la planète, l’éloignement et l’accessibilité sont les éléments de première importance définissant le caractère isolé, reculé et confiné d’un espace donné. Cette carte, publiée en

2009 sur le site New Scientist23 et reproduite en 2015 sur le site web de Universe Today par

Ian O’Neil24, montre les résultats de travaux de Andy Nelson et ses collègues de la Commission

Européenne Joint Research Center de Ispra en Italie (Buchanan & al., 2009 ; Bartholomé & Belward, 2005).

Carte 1. Les lieux les plus isolés de la planète en 2009

(Buchanan & al., 2009 ; Bartholomé & Belward, 2005)25

Les critères retenus pour l’élaboration de cette carte sont multiples. Le modèle d’analyse des données satellites évalue le temps de parcours, par voie terrestre, marine ou fluviale, pour

23 http://www.newscientist.com/article/mg20227041.500-wheres-the-remotest-place-on-earth.html

24 www.universtoday.com/author/ian

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parvenir à une ville de 50 000 habitants. Il combine des variables telles que la nature du terrain, l’existence de réseaux de transports, la complexité du relief à parcourir (altitudes et pentes) et les délais probables pour la traversée de frontières étatiques. Cette évaluation assez spécifique a pour but d’aider à l’orientation des politiques d’aménagement. Cette approche très graphique et parlante, qui définit les lieux "les plus isolés du monde" selon une approche géographique classique, est cependant limitée d'un point de vue qualitatif.

Comme nous l'avons vu dans les sous-chapitres précédents, les espaces périphériques peuvent être décrits de multiples façons. Dans leur article Centre et périphéries, fondements

et critères, Hurriot et Perreur (1995) proposent une classification générale permettant de

qualifier la périphéricité d’un lieu. Pour eux le thème Centre – Périphérie est essentiel en géographie et économie. Depuis la proposition du « premier modèle où l’espace est structuré selon une logique duale centre périphérie [par Von Thünen en 1826, ces deux concepts restent] deux aspects indissociables de tout système organisé » (Hurriot et Perreur, 1995). L’idée de "centre" est porteuse de sens, qu’il est possible de synthétiser en cinq concepts, permettant de mesurer la "centralité" d’un lieu :

1. Une approche par la géométrie euclidienne : une localisation dans l’espace de

distances qui séparent des points et spatiale, du temps de parcours pour relier deux lieux.

2. Une approche économique, sociale, culturelle, politique : un espace structuré, de

concentration et de répartition, de populations ou de certaines activités, le centre étant alors « un lieu privilégié d’action et d’interaction » et « lieu […] de l’explosion des énergies accumulées » (Lefebvre, 1974), positif (économie, savoirs, etc.) et négatif (pollution, congestion, etc.). C’est la ville-centre et le centre urbain des théories concentriques que Hurriot & Perreur (1995) classifient de « paradigme de Thünen » (espace uniforme et mono centrique, répartition spatiale et de rente foncière et variable explicative de la distance au centre). Le problème étant alors de comprendre comment se forme l’espace humain, comment se répartissent et se dispersent ses activités.

3. Une approche par une structuration duale de l’espace qui « se traduit par des

inégalités, des asymétries, des phénomènes de polarisation et de domination ». Le centre « est attractif, prestigieux, riche, développé, nouveau, etc. », et la périphérie « marginale, désertifiée, délaissée, sous-développée, sans autonomie décisionnelle, dominée, voire colonisée et exploitée » (Reynaud, 1992 In Huriot & Perreur, 1995). L’attraction renforce la concentration, la polarisation et la domination. C’est ce qui explique, dans le modèle de Von Thünen, la répartition des populations selon leur

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fonction dans le système : les agriculteurs en périphérie lointaine, les travailleurs en marges urbaines et les résidents urbains au centre. Dans l’économie-monde de Braudel (1979) il s’agit d’un « fragment de l’univers, un morceau de la planète économiquement autonome, capable pour l’essentiel de se suffire à lui-même et auquel ses liaisons et ses échanges intérieurs confèrent une certaine unité organique ». Il s’agit d’un « univers en soi », autonome. Ce centre est par ailleurs « limité par des barrières naturelles » ou par l’effet de « distances hostiles » aux périphéries « nettement sous-développé, dominée et exploitée » (Braudel, 1979 In Huriot & Perreur, 1995).

4. La centralité est une réalité relative, évolutive et diffuse. Le centre est relatif à l’objet

qu’on étudie à un moment donné. « Parler de centre est certainement abusif. Chaque niveau de l’échelle spatiale peut avoir son centre ». Le centre n’est pas toujours au centre géométrique et la périphérie n’est pas non plus toujours et uniquement à la périphérie. Il peut y avoir des marges au cœur du centre urbain et les lieux peuvent évoluer, se désertifier et être réhabilités. Une analyse par "centralité diffuse" (Huriot & Perreur, 1995) et multicentrique semble pertinente pour expliquer la localisation à l’intérieur des villes des centres de loisirs, administratifs et sociaux ou la multiplication des centres avec les politiques de décentralisations. Il s’agit de rompre avec la dichotomie centre-périphérie et de passer à une échelle de centralité.

5. Les centres symboliques, issus des imaginaires du moment. Le centre est valorisé

subjectivement, construit en tant qu’image mentale et l’espace sont basés « sur des a

priori théoriques et méthodologiques, sur une manière de voir ». L’attachement

affectif « au prestige historique, culturel ou économique » est « matérialisé par la monumentalité des centres-ville ». « Le centre représente l’ordre et l’unité, le principe interne par opposition à l’influence externe » (op. cit.). « Tout microcosme, toute région habitée, a ce qu’on pourrait appeler un "centre", c’est-à-dire un lieu sacré par excellence » (Eliade, 1957 In Huriot & Perreur, 1995 ; Debarbieux, 2001).

Malgré leur essai de mesure de la centralité, Hurriot et Perreur reconnaissent la difficulté d’évaluer l’ensemble des différents critères. Pour « saisir un espace structuré par des centres à partir de positions géographiques et des concentrations » (Hurriot et Perreur, 1995) ils proposent une mesure de la centralité qui ne dépendrait pas de la position géographique, mais de « la concentration relative d’attributs absolument quelconques dans les différents lieux » (op. cit.). La centralité serait « une hiérarchie qu’on peut interpréter comme une structure asymétrique d’influences » (op. cit.). Central devenant synonyme

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d’influent ou de dominant. Cette mesure est limitée, car elle repose sur un seul critère fonctionnel, alors que la réalité est multidimensionnelle. Se pose ainsi le problème du passage « de ces indicateurs unifonctionnels à des indicateurs plurifonctionnels » (op. cit.), de leur agrégation et de la pondération des fonctions.

Dans leur publication les dynamiques des arrière-pays méditerranéens français : une

marqueterie territoriale entre marge et périphérie (Landel & al., 2017), les auteurs proposent

pour leur part 17 critères quantifiables pouvant définir les territoires à la marge du développement économique des centres urbains. Au sein de cette analyse, on retrouve des critères d’ordre géométriques et de la géographie physique : le classement en zone de montagne, l’altitude moyenne de la commune ou son accessibilité, mesurée en temps de parcours selon la qualité du réseau de transports et de la complexité du relief. C’est ainsi que le temps d’accès aux services d’usage courant vers une ville importante, source d’emplois, est un bon indicateur de marginalité d’un territoire.

Un deuxième ensemble de critères, d’ordre socio-économique, est pris en compte : la densité de population, son vieillissement, l’importance de l’économie traditionnelle, dans l'agriculture, la pêche et l’artisanat et l’importance des petites entreprises (la part des établissements mono-personnels). Un troisième groupe de critères est en lien avec la vocation résidentielle et touristique. La saisonnalité et l’existence plus ou moins importante d’infrastructures touristiques, révèlent un certain mode d’habiter. Plus la population est saisonnière, estimée au nombre de résidences secondaires et à la capacité d’accueil touristique, plus le caractère péri-urbain du territoire est marqué. Cependant, et nous reviendrons sur ce point dans l’analyse des pratiques touristiques des confins, de grandes infrastructures touristiques, répondant à une demande de loisirs de centres urbains relativement proches, sont le signe d’un espace moins isolé ou marginalisé que ne le serait une zone de montagne, de défriche (zones de revitalisation rurale par exemple) ou d’espaces naturels protégés.

Ils proposent ainsi d’aborder l’évaluation selon deux niveaux d’analyse du couple centre-périphérie, celui de la position géographique et celui de la concentration des attributs. Or en combinant « ces deux caractères, on obtient une vision plus riche, celle de l’espace structuré. Ainsi, l’espace imaginaire déborde la vision géométrique en la déformant ou en l’enrichissant de significations symboliques » (Huriot & Perreur, 1995). La centralité, en tant que « cadre d’interprétation en termes d’asymétrie, d’inégalités et de domination », évolue, ce qui est logique, car la « dissymétrie et l’irréversibilité, qui sont constitutives de l’effet de domination sont en opposition logique avec l’interdépendance réciproque et universelle sur laquelle se construit la théorie de l’équilibre général et de son rétablissement ou de sa correction automatique quand celui-ci est troublé » (Perroux, 1964 In Huriot & Perreur, 1995).

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En définitive, dans le cadre d’une analyse d’espaces périphériques de pays en développement, où les données disponibles sont restreintes, nous retiendrons des critères principaux de caractérisation selon trois ordres :

1. Des critères géométriques et géophysiques : le classement administratif (en zone de

montagne par exemple), les données objectives de la complexité du relief, de la diversité des milieux naturels, de l’accessibilité, de la densité du réseau de transport (mesurée en nombre de km de routes en terre ou goudronnées par exemple) et du temps d’accès aux services d’usage courant offerts par une ville de plus de 50 000 habitants.

2. Des critères socio-économiques et démographiques tels que la densité de population,

l'importance de l’économie traditionnelle et la structuration entrepreneuriale (part des petites entreprises).

3. Des critères socio-culturels, résidentiels et touristiques, et de représentations

sociales, tels que l’existence de lieux touristiques reconnus (selon des classifications internationales de l’UNESCO, de l'OMT ou d’organismes nationaux), la vocation touristique d’un lieu (mesurable en nombre de touristes au regard de la population permanente) ou le niveau des infrastructures et de la capacité d’accueil touristique existante.

En fonction de cette approche et tel que le synthétise le tableau 2 nous retenons six catégories d'analyse dans l’identification et la caractérisation des confins géographiques.

Cette grille de lecture, qui résulte de nombreuses réflexions théoriques antérieures, notamment celle de l’analyse de l’arrière-pays méditerranéen français (Landel & al., 2017) et des spécificités des centres et des périphéries (Huriot & Perreur, 1995), doit pouvoir s'appliquer aux confins de nature et dans une zone en développement. Parce que les données nécessaires à l'évaluation du degré de périphéricité ou de "confinement" ne sont souvent pas disponibles, celles-ci devront être inférées ou évaluées de manière qualitative.

L’accessibilité d’un espace aux zones urbaines, la densité de population, la complexité du relief (altitudes et diversité des milieux), le niveau des infrastructures favorisant la mobilité et la part de l’économie artisanale dans le PIB régional existent et peuvent, en général, être chiffrés. Ce sont en ce sens des critères de premier ordre. Les critères, tels que l’éloignement géographique réel ou perçu des mégalopoles où la « signification symbolique » (Debarbieux, 1995a), pouvant être assez subjectifs ou obtenus par le biais d'enquêtes de terrains, sont aussi fondamentaux pour comprendre les dynamiques à l'œuvre sur un territoire.

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Tableau 2. Matrice de caractérisation des spécificités d’un confin géographique

Approches Catégories Critères/caractérist iques

Variables statistiques

pouvant être mobilisées Auteurs de référence Approche géométrique et spatiale Distances et géométrie euclidienne

Isolement naturel Altitude/reliefs/ diversité des milieux (terrestres ou côtiers)

(Landel & al., 2017) ; (Gumuchian, 1997) ; Giraut, 1997) ; (Gay, 2006) ; (Huriot & Perreur, 1995) ; (Guichonet, 1988) Accessibilité et mobilités Enclavement marqué

Les temps d’accès aux services d’usage courant urbains, infrastructures, transports, mobilités Approche économique et sociale Démographie et migrations Espace à faible densité La densité de population et son évolution (Giraut, 1997) ; (Gumuchian, 1997) ; (Hirczak & al., 2008) ; (Talandier, 2009a) ; (Godet, 2010) ; (Brown & Hall, 2000) Productif

Structure

productive (PIB) et tissu

entrepreneurial

Importance des activités agricoles ou traditionnelles (rural, forestier, pêche) Structure du plan d'investissement Politique et organisationnel Espaces urbains ou ruraux et de colonisation, isolés (îles) ou défavorisés (post- conflits)

Zonages, militaire, réserves, déserts ou montagnard et espaces productifs, industriels ou de subsistance Approche socio-culturelle Symbolique et idéologique Importance culturelle et sociale des lieux : sites historiques patrimoniaux, touristiques, religieux ou de préservation

Nombre d’espaces ou lieux reconnus (religieux, culturels, touristiques ou patrimoniaux) et importance spatiale et structurelle pour le territoire (Landel, 2004) ; (Debarbieux, 1995a) ; (Cazes, 1992) ; (Mao, 2003) ; (Talandier M. , 2009b) ; Botteril & al., 2000

(Bourlon, 2018 ; d’après Landel & al., 2017 et autres auteurs indiqués dans le tableau)

L’application de cette matrice de lecture au cas de la région d'Aysén en Patagonie chilienne devrait montrer sa pertinence et permettre de caractériser son statut de confins et d’espace périphérique.