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PARTIE I. LES CONFINS TOURISTIQUES DE NATURE, ESPACE, REPRÉSENTATIONS ET PRATIQUES ESPACE, REPRÉSENTATIONS ET PRATIQUES

I.1. Les confins, espace géographique polarisé

1.1. Fondements pour une approche des confins géographiques : périphérie, centralité, frontières et marges

1.1.1. Les confins au regard du couple centralité – périphérie

Les périphéries et marges, en tant qu’objets spatiaux, sont intimement liées. D’un côté la « périphérie, comme complément du centre et condition de l'exercice de la polarisation » et de l’autre la « marge, qui permet de limiter et de "finir" un territoire là où les influences du cœur s'effacent ou en rencontrent d'autres » (Giraut, 1997). Brunet, Ferra & Théry (1993) voient en l’idée de périphérie la « partie externe d’un espace, ou partie considérée comme étant sous la domination du centre. Du grec : qui porte autour ». La périphérie étant exploitée et fournissant des ressources et de la main-d’œuvre au centre.

Lévy & Lussault (2003) confirment que la marginalité est « une relation inégale entre les lieux », avec ceux qui bénéficient et ceux qui subissent. C’est le fondement des inégalités de développement, une relation de domination au sein des sociétés, défendu par les théories des classes. Il s'agit là d'un regard politique et social où les rapports de forces ont une incidence spatiale (Alain Reynaud, 1981 In Lévy & Lussault, 2003). Un centre est ainsi constitué par une population, une richesse, des connaissances et une capacité de contrôle de l’information. Il en résulte une plus grande capacité d’innovation, de moyens d’actions et de pouvoir de décision. Une périphérie présenterait une absence d’autonomie en matière décisionnelle du fait de son manque de moyens d'actions et d'innovation. Cette idée de dominant et dominé s'oppose à celle de l’évolutionnisme de Walter Rostow (1960 In Lévy & Lussault, 2003 ; Olivier de Sardan, 2010) et sa théorie du développement et des conditions de la croissance, qui a marqué l'idéologie capitaliste des années 1960. Il apparait que l’un n’existe pas sans l’autre et que de multiples situations existent.

Pour Lévy et Lussault (2003), il y a des périphéries « extrêmes », des angles morts, délaissés (au Sahel, dans les Andes ou l'Himalaya) et des « isolats », des territoires comptant sur leurs propres forces pour exister (la Corée du Nord par exemple).

Dans les dynamiques de développement des périphéries, Lévy & Lussault (op. cit.) décrivent deux situations :

 La « rétroaction négative » où l’effet affaibli la cause, car un lieu exploité se développe,

s’intègre et peut acquérir un plein exercice du pouvoir ;

 L’utilisation comme ressource de ce qui est une faiblesse, avec un "processus de

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Il en résulte quatre problématiques du couple périphérie - centre :

 celle de l'espace dominant versus l'espace dominé ;

 celle, spatiale, des distances physiques et euclidiennes ;

 celle de l'échelle ;

 celle de la centralité.

En effet : qui domine ? L’individu, un collectif ou un phénomène politique ? Est-il évident que plus on est loin et plus la périphéricité est marquée ? Clairement non et il s’agit donc de ne pas se référer à une approche spatiale trop primaire. Est-ce applicable à toutes les échelles, de manière fractale ? Probablement pas, car le point géométrique central n’est pas forcément un centre géographique effectif.

Faire appel à l'idée de centralité semble pertinente par rapport à une transaction, au sein d’un marché monétaire ou non (échanges d’argent, de culture, d’information, de langages et de valeurs). Dans ce cas, on regarde alors les interactions fluides et les liens faibles communautaires et sociétaux limités. Mais la centralité n’est pas géopolitique selon Lévy & Lussault (2003). L'analyse par le prisme de la centralité et de la périphéricité est pertinente dans le cadre des réseaux, mais ne le serait pas pour des territoires ou des pays. Ainsi dans un système touristique, où la demande crée des réseaux d’échanges entre aires culturelles, l'analyse doit être accompagnée par d’autres modèles de relations entre les espaces, politiques et économiques. « La centralité ne serait pas seulement une qualité des lieux, mais aussi, et peut-être surtout une qualité des populations qui y vivent. Le touriste, individu fondamentalement urbain et habitant du «centre», resterait, dans son déplacement touristique, porteur de la centralité» (Knafou & al., 1997).

Centralité, périphérie et urbanisation du monde

Dans de nombreuses publications au Bulletin Économique de l'Amérique Latine, Raúl Prebisch (1962) analyse les enjeux économiques mondiaux et problèmes du sous-développement qu'il associe au problème centre-périphérie. Il affirme ainsi que « l’Amérique Latine, périphérie du système économique mondial, produits des matières premières et produits alimentaires pour les grands centres industriels cependant que les effets positifs du progrès restent à l’intérieur de ces centres » (Raul Prebisch, 1950 In Huriot & Perreur, 1995). Le centre aurait une position de domination par l’innovation sur les périphéries. L'«économie-monde est un emboitement, une juxtaposition de zones liées ensemble, mais à des niveaux différents (...). [Seules] trois

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aires, trois catégories au moins se dessinent : un centre étroit, des régions secondes assez développées, [et] pour finir d’énormes marges extérieures » (Braudel, 1979 In Hurriot & Perreur, 1995). Cette vision du monde est celle sur laquelle Immanuel Wallerstein (1974) a construit son ouvrage The modern World-system.

Ces centres, qu’Olivier Dollfus nomme des Archipels Mégalopolitains Mondiaux (AMM), seraient un « espace fermé par un ensemble de nœuds du réseau urbain de niveau mondial occupant une position centrale dans les produits d’excellence, d’innovation et de complexité à l’échelle planétaire » (Dolfus, 1990 ; Lévy & Lussault, 2003). Chiffres à l'appui, il démontre que six "îles" concentrent les flux aériens, 90% des opérations financières et 80% de connaissances scientifiques, comme de véritables "monstres polycentriques" (Brunet & Dollfus, 1990). Il apparait ainsi que ce sont les sociétés urbaines qui imposent une vision et des conceptions du monde, centrées sur l’individu. Une "hyper-spatialisation" (Ascher, 2001) s’impose et « permet à un individu de concilier le vivre séparé des autres et/ou choses qui importunent et la néo-proximité du réseau communicationnel d’affinités » (Lussault, 2012). Le monde est devenu "hyper connecté", mais avec des individus repliés sur eux-mêmes où la société est marquée par la fascination de la selfie, de Facebook, de Twitter, d'Instagram, de

WhatsApp et d'autres technologies du "tout à l'égo"19. Ce nouveau rapport au lieu, où chacun

se prend en photo devant des monuments classiques (Lussault, Hyper-lieux. Les nouvelles

géographies de la mondialisation, 2017), montre un nouvel "être au monde", une nouvelle

"médiance" (Berque, 1990) ou mondanité (Berque, 2000). S'installe « un mouvement de décloisonnement des sociétés [où] l’individu s’impose et la communauté se recompose » (Lussault, 2017). Dans chaque continent se constituent de nouvelles métropoles créatrices de richesses, de pôles hiérarchiques et de lieux d'une "Société-Monde" (Mercure, 2001), internationalisée, globalisée ou mondialisée.

L’idée de la périphéricité se résume, pour Botterill & al. (2000) dans leur article Perceptions

from the periphery, the experience of Wales, à cinq grandes thématiques : de l'économique,

de l'urbanisation, de l'innovation, du politique et des aménités.

Ainsi au regard des dynamiques touristiques, les périphéries sont des espaces éloignées des centres de productions et d’innovation, des marchés et des pouvoirs étatiques. Ils sont des lieux où les flux financiers et culturels, en provenance des centres du pouvoir politique sont discrets et où les dynamiques communautaires et sociétales traditionnelles restent significatives. Avec l’agrandissement extrême des centres urbains et des régions péri-urbaines, les marges extérieures semblent se réduire géométriquement. Dans ce nouveau

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modern World-system (Wallerstein, 1974) avec un monde urbain et péri-urbain, où vit en 2009

« plus de 50% de la population » (Rees, 2012) et qui « croîtrait à 75% vers 2050 » (Lussault, 2012), les périphéries et espaces peu habités régressent.

Tableau 1. Approche des confins géographiques par le couple centre - périphérie d'après Botteril & al. en 2000

Centre et périphérie ; les différences fondamentales20

Centre Périphérie

Niveaux élevés de vitalité

économique et une base diversifiée.

Faible vitalité économique et dépendance des industries traditionnelles.

De type métropolitain. Avec une démographie en hausse du fait de l’immigration et avec une population jeune.

Plus rural et éloigné, avec des paysages à forte valeur scénique. Un décroissement de la population par émigration et un vieillissement structurel.

Innovant, pionnier et avec un fort flux d’information.

Dépendant des savoirs et des

technologies importés et souffrant de faibles circulations d’information.

Un espace où se concentrent les

prises de décisions politiques,

économiques et sociales.

Éloigné des centres de prise de décision donnant lieu à une sensation d’aliénation et de manque de pouvoir.

De bonnes infrastructures et

aménités.

Faibles infrastructures et aménités.

(Botterill & al.,2000)

Marginalité et arrière-pays

Une marge géographique est, selon (Brunet, Ferra, & Théry, 1993), une « bordure, limite dotée de quelque épaisseur et considérée comme en position de subordination ». « La marge contient une idée d’espace blanc, vide, libre : écrire dans les marges ; avoir de la marge est avoir de la liberté dans l’espace ou le temps » (op. cit.). Une personne en marge est à part dans la société, elle est indépendante, hors du groupe, et de ce fait aussi en situation de précarité. Une connotation positive de la marge, en tant qu'espace de différence et de créativité, est associée à celle de l'isolement et de la précarité (Peuziat & al., 2012).

La notion d’arrière-pays renvoie à la géographie du commerce et transport maritime. Selon Georges (1970 In Landel & al., 2017), l’arrière-pays incarne « l’espace dans lequel s’effectue la collecte et la diffusion des marchandises traitées par un port maritime ». Le terme

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pays" serait donc la traduction littérale du mot allemand Hinterland (de Hinter : derrière, et de Land : terre, mot usité aussi en anglais). Mot à mot, l’Hinterland serait une terre de l’au-delà. Elle s'approche du concept d'arrière-pays ou de backdoor et outdoor des anglophones. Cependant il est sous-entendu qu’il s’agit surtout d'un au-delà de la culture. L’Hinterland serait ainsi synonyme de la nature. Dans leur dictionnaire, Lévy et Lussault (2003) confirment cette définition : « les notions d’hinterland et de foreland ont été étendues à toutes les situations où des relations s’établissent entre deux espaces distincts et complémentaires. Les villes assurant la coordination sont dites "gateway", porte, charnière ou "hinge" ». Il y ainsi un ensemble de relations d’interdépendances, caractérisées par des liens fonctionnels entre deux catégories d’objets géographiques complémentaires : le port ou la ville et leurs espaces périphériques ou arrière-pays.

Brunet & al. (1993), caractérisent l’arrière-pays comme étant « lointain et réduit dans l’espace. À l’écart, dépeuplé, difficile d’accès, relégué » et « le complément indispensable du plat pays ou du bas pays auquel il renvoie implicitement, étant souvent en cours de reconquête postérieure par le tourisme ». Pour Gumuchian (1997) « les arrière-pays sont des espaces à limites floues ou du moins susceptibles de varier » alors que pour Landel, Mao, Rey, & Robinet (2017) il serait le « dernier cercle concentrique éloigné du pôle, [qui] se situerait au-delà des espaces périurbains et rurbains au sein de zones où s’opèrerait une [relative] perte d’influence du centre en termes de dynamiques productives et résidentielles ».

Les différents périmètres administratifs ne rendent pas compte de ces espaces, alors qu'ils induisent des cadres spécifiques et sont les vecteurs d’interventions locales. L'Europe aide les acteurs des espaces ruraux et montagnards à faible densité et poursuit une politique de rééquilibrage socio-économique régional. Les débats autour des espaces périphériques, des marges et de la « notion d’arrière-pays induisent leur positionnement relatif par rapport à d’autres espaces empreints d’une échelle de valeurs » (Landel & al., 2017).

Pour Fernand Braudel (1979) « les zones arriérées ne sont pas distribuées exclusivement dans les vraies périphéries. En fait, elles criblent les régions centrales elles-mêmes de multiples tâches régionales, à la dimension modeste d’un pays ou d’un canton, d’une vallée isolée de montagne ou d’une zone peu accessible, parce que située en dehors des voies passantes. Toutes les économies avancées sont ainsi comme trouées d’innombrables puits, hors du temps du monde ». Or « l’idée de centre-périphérie repose toujours sur l’hypothèse implicite que l’espace étudié est un microcosme » (Huriot & Perreur, 1995). Aussi, si le principe qui sous-tend l’action n’est plus le marché, les centres peuvent changer. Un lieu symbolique peut devenir un nouveau centre-monde, tel que Porto Alegre pour le mouvement altermondialiste

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ou la Patagonie pour les mouvements conservationnistes21, lieu de nature emblématique à

sauvegarder de la voracité des transnationales (Grenier P. , 2003). C'est aussi le cas pour d'innombrables lieux touristiques. Ainsi, Viard fait l’hypothèse que « les usages des temps libres sont devenus […] des organisateurs spatiaux et sociaux structurants dans notre société » (Viard, 2000).