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PARTIE I. LES CONFINS TOURISTIQUES DE NATURE, ESPACE, REPRÉSENTATIONS ET PRATIQUES ESPACE, REPRÉSENTATIONS ET PRATIQUES

I.2. Représentations sociales des confins de nature

2.1. Fondements pour une approche géographique des confins de nature

2.1.1. Culture, nature et écoumène

« La nature c’est tout ce qui échappe à la volonté de l’homme et qui lui donne la vie » (Jean-Louis Étienne, médecin et explorateur des pôles)41.

Le débat de la relation homme-nature est vaste et a fait l’objet de nombreux livres et publications scientifiques. Bourg et Fragnière (2014), dans leur anthologie La pensée

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écologique, proposent une analyse historique. Les racines du sujet se situent dans les écrits

des philosophes grecs, du siècle des Lumières avec les écrits de Rousseau, et de ceux du "transcendantalisme" tel Emerson en 1846, Thoreau en 1854 ou d'autres penseurs nord-américains, comme Pinchot dès 1910, ou européens, comme Arne Næss dès 1973.

Critique de la cosmologie naturaliste

Pour Descola (2006), professeur d’anthropologie de la nature, il s'agit de dépasser l'opposition nature/culture existant en Occident. Selon lui, le rapport à la "nature" tel que construit au siècle des Lumières est à l'origine d'une cosmologie qu'il qualifie de "naturaliste". Le prisme par lequel nous organisons le monde nous empêche de comprendre les autres cultures. Pour de nombreux peuples, les animaux et certains êtres inanimés possèdent un "esprit", des intentions et des sentiments, qui ne diffèrent pas fondamentalement de celle des humains. L'approche de Descola (2006) est « un encouragement à inventer les nouvelles formes de composition du monde commun pour dépasser le modernisme » (Boullier, 2006 In Lézy & Chouquer, 2006).

Ainsi, cette frontière entre la "nature" et la "culture" est en débat et questionne le rapport humain au territoire et à « la fixation des limites et de la forme du monde » (Lézy & Chouquer, 2006). Nous sommes, en tant que géographes, invités à changer de regard, car les peuples "primitifs" « n'ont jamais songé que les frontières de l'humanité s'arrêtaient aux portes de l'espèce humaine, elles qui n'hésitent pas à inviter dans le concert de leur vie sociale les plus modestes plantes, les plus insignifiants des animaux » (Descola, 2006).

Pour Descola, le naturalisme est une ontologie des sciences modernes, une vision du monde qui pose une opposition radicale d’intériorité entre les humains et la nature, malgré une similarité d’apparence. Elle postule par ailleurs que rien n’advient sans une cause, imbibant par là notre sens commun et notre principe scientifique. Pour les cultures analogistes qui dominent en Chine (Berque, Médiance : de milieux en paysages, 1990), mais aussi jadis chez les Aztèques ou en Europe jusqu’à la Renaissance, le monde est un ensemble infini de singularités. Pour Descola, « l’analogisme est un rêve herméneutique de complétude qui procède d’un constat d’insatisfaction : prenant acte de la segmentation générale des composantes du monde sur une échelle de petits écarts, il nourrit l’espoir de tisser ces éléments faiblement hétérogènes en une trame d’affinités et d’attractions signifiantes ayant toutes les apparences de la continuité » (Descola, 2006). Pour vivre et agir, il faut savoir interpréter les signes de la nature. Or, « c’est bien la différence infiniment démultipliée qui est l’état ordinaire du monde, et la ressemblance le moyen espéré de le rendre intelligible et supportable » (op. cit.). Survivre est une lutte contre la nature.

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Nous aurions une vision biaisée du monde réel, celle issue de la philosophie des Lumières et qui fonde nos valeurs modernes: l’homme serait l’acteur d’un contrat social, qui arrache

l’humanité d'un « état de nature » et d’un « avant l'émergence de la société» (Rousseau,

1755). Cette idée issue des théoriciens du contrat social du XVIIe siècle et qui s'oppose à celle

d'état de droit, alimente de nombreux débats. Dans son Discours sur l’origine et les

fondements des inégalités parmi les hommes, Rousseau déclare sur la nature de l’homme et

l’état de l’homme naturel : « un état [de nature] qui n’existe plus, qui n’a peut-être jamais existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent » (Rousseau, 1755). Il y a ainsi le « mythe du sauvage » (Dickason, 1995), un être d'une nature innocente ou bonne, mais aussi hostile (Hobbes, 1651). Pour l’Occident, l'état de nature est situé dans un temps reculé, avant la naissance des sociétés étatiques et le développement des civilisations centralisées. C’est la civilisation moderne qui met fin à cet état "naturel".

C'est avec cette vision du monde que nous questionnons la mondialisation et le développement (Retaillé, 2007). La reconnaissance de la crise environnementale globale dont l'homme est responsable pousse de nombreux auteurs à nous inviter à un nouveau rapport au monde. C'est ainsi que surgissent des écotopies (Callenbach, 1975) ou les propositions d'un nouveau « contrat naturel » (Serres, 1990). Ces souhaits d'une relation plus respectueuse du monde sont de plus traduits en termes concrets. Pelluchon (2015) propose d’ « imaginer une forme d’association qui protège la personne, les biens et l’intimité de chaque associé et encourage la convivialité et la justice conçue comme partage des nourritures. [Car] chacun est relié dans sa vie et son usage des nourritures, aux autres hommes (passés, présents et futurs) et aux autres vivants ».

Étude socio-géographique à la frontière de l’Écoumène

L'étude de la formation d'une nouvelle conscience du rapport de l’homme au monde est abordée, par exemple, en sociologie des sciences par Serres (1990), Lafaye & Thévenot (1993) ou Latour & al. (1991). Le débat se centre alors autour de la capacité des sociologues à « intégrer la cause de la nature » ou des critiques de la modernité, celle de Næss, « qui résulte selon [Luc Ferry] du commun renoncement à la définition de l’homme comme être d’anti-nature » (Lafaye & Thévenot, 1993). Le débat lancé par Serres (1990) d’une « morale objective » et son « souci d’appréhension du rapport entre objectif et collectif et d’un parallèle entre le mouvement des droits et des sciences » (Lafaye & Thévenot, 1993) reste d’actualité. C’est ainsi que dans le domaine des analyses des faits touristiques de nature, « une sociologie pragmatique (Latour, 2010) émerge pour observer la manière dont [les]

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compositions montagnardes se construisent » (Corneloup, 2017). La structuration des espaces touristiques de nature aujourd’hui serait la résultante de nouveaux rapports homme-nature, soumis à l'écologie philosophique, politique et corporelle (op. cit.).

Comment prendre alors en compte cette nouvelle perspective dans une démarche géographique d’analyse des dynamiques territoriales de confins de nature, des espaces a

priori au-delà de l’écoumène et de l’influence de l’homme? Il faudrait, comme l'invite à penser

Harvey, d'autres géographies (multiple geographies), une géographie de l'au-delà de l’écoumène? À l'approche classique d’une géographie de la « science de l’écoumène », « c’est-à-dire de la Terre en tant qu’elle est humanisée : habité, aménagée, représentée, imaginée par les sociétés humaines » (Sorre, 1943) s’ajoute une réflexion d’ordre ontologique. Dans

Écoumène, introduction à l’étude des milieux humains, Berque (2000) propose d’étudier la

relation écologique entre l’homme et la terre habitable. Cette perspective assortie d’humanisme « prend en compte le caractère humain de la terre et le fondement terrestre de l’humanité » (Tissier, 2014). Mais « le concept d’écoumène a-t-il encore une pertinence positive puisque l’on peut considérer qu’il n’y a plus sur la planète d’espaces vierges [car] l’humanité, ne serait-ce que les traces de ses rejets aux hautes latitudes et altitudes et dans les océans, y est partout présente » (op. cit.) ? Oui, car quand bien même la terre serait dans sa totalité un écoumène, il nous resterait à étudier « la relation de l’homme à sa planète, la seule qui lui soit habitable » (op. cit.).

Étymologiquement, l’écoumène est entendu comme « la demeure (oikos) de l’être de l’humain » (Tissier, 2014). Berque (2000) emploie le concept pour désigner la « relation d’un groupe humain à l’étendue terrestre [caractérisée par une] imprégnation réciproque du lieu et de ce qui s’y trouve ». « Dans l’écoumène, le lieu et la chose participent l’un de l’autre. Dans un espace abstrait, en revanche, la chose peut être située ici ou ailleurs, cela n’affecte pas son être ; et réciproquement, le lieu est définissable indépendamment de la chose, par exemple en géométrie par des coordonnées cartésiennes, ou sur le globe terrestre par des méridiens et des parallèles » (op. cit.).

Berque (2010) construit son approche sur les concepts de topos et de chôra. Cela peut être compris respectivement en tant que lieux cartographiables ou existentiels. La chôra est à la fois « empreinte et matrice [, elle] accueille et engendre [, est] un lieu dynamique, à partir de quoi il advient quelque chose de différent, non pas un lieu qui enferme la chose dans l’identité de son être » (Berque, 2000). Le topos, le lieu individuel a aussi toute son importance, car « dans la réalité de l’écoumène, tout lieu tient des deux à la fois ; mais la modernité ne fut que cartographe » (op. cit.), c’est-à-dire une transformation du monde en topos en oubliant la réalité de la chôra. « Tant socialement qu’individuellement, c’est-à-dire comme concitoyens, nous devons prendre en compte notre corps médial dans l’unité trajective de sa

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triple dimension technique, écologique et symbolique ; alors que nous le pensons et le traitons comme un simple agrégat de topoi, là dehors dans l’étendue, inorganique et désintégrée par le dualisme, ainsi que l’exprime la croissante incohérence de nos paysages. » (op. cit.). Pour Berque, l'idéal serait d' « atteindre une harmonie dans la relation des sociétés humaines à l’étendue terrestre », car « l’existence humaine atteint sa vérité quand le souffle du corps animal et celui du corps médial sont à l’unisson » (op. cit.). Dans cet ordre d'idée, Berque analyse la pensée japonaise de Nishida qui déclare que « l'être ne peut être que situé [...] dans un Basho, autrement dit dans un certain champ, ou un certain milieu, qui le relativise » (Berque, 2010). Quand l'individu croit dominer son milieu il se trompe, le milieu accepte l'être en action, réagit, s'adapte ou s'oppose. Le milieu agit sur nous. Il ne peut y avoir d'être séparé du milieu.

Il s'agirait donc de changer notre "conscience géographique" (Dardel, 1990). C'est ce à quoi nous invite la Chaire d'Anthropologie de la Nature du Collège de France, dirigée par Descola, avec les cours proposés pour l'année 2015-2016 sur les usages de la terre, cosmopolitique de la territorialité (figure 9). Aller au-delà de la dichotomie centre-périphérie, stratigraphique et d'étagements historiques pour aller vers une partition orientée du monde (Lézy & Chouquer, 2006).

Les modes d’identification proposés par Descola (2006) « ne sont pas des modèles culturels ou des habitus localement dominants, mais des schèmes d’intégration de l’expérience qui permettent de structurer de façon sélective le flux de la perception et le rapport à autrui en établissant des ressemblances et des différences entre les choses à partir des ressources identiques que chacun porte en soi : un corps et une intentionnalité ». Selon cette définition, les modes d’identification structurent aussi bien le flux de la perception que le rapport à autrui, à partir de l’idée que les humains se font « des propriétés physiques et spirituelles de leur propre personne » (op. cit.).

Certaines critiques de la proposition de Descola indiquent qu'elles « confondent des processus de structuration logique de la perception et celui de structurations ethniques de la condition qui, s’ils présentent des analogies de structure, relèvent toutefois de plans différents » (Le Bot, 2007). Il faudrait distinguer « dans l’étude des relations de l’homme aux "existants", humain comme non humain [...] les cosmologies ou les ontologies [...] des ontonomies. Les premières relèvent d’une théorie du signe, alors que les secondes relèvent d’une théorie de la personne » (op. cit.).

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Figure 9. Les trois "consciences géographiques" chez Dardel et les quatre ontologies de Descola par Lézy et Chouque, 2006

(Lézy & Chouquer, 2006)

Les propos de Descola renvoient « aux origines de la pensée géographique et amorcent le nécessaire dialogue entre philosophes et géographes » (Berque, 2000 In Berthemont, 2001). Notre propos dans la présente thèse sera de prendre en compte cette dimension ontologique au travers des représentations sociales. Le rapport au monde des acteurs est structurant, car « il n'y a pas d'être à l'état pur [,] il faut un lieu pour être » et « cet ancrage de l'humanité dans le monde concret exclut l'absolu de l'être » (Berque, 2000 In Berthemont, 2001). Dans « l’écoumène, tout être se compose dynamiquement d’un lieu individuel [un topos] et d’un milieu collectif [une chôra] » (Berque, 2010) et l'étude des milieux humains doit être appréhendée dans « sa triple dimension technique, écologique et symbolique » (Berque, 2000). Or l'identification des représentations sociales est nécessaire pour cerner les tensions territoriales à l´œuvre sur un espace à la limite de l'écoumène. C'est ce que Zimmerer (2007) propose « afin de passer de la seule conservation et gestion des ressources au développement

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et ses alternatives42 ». En effet, nous avons « besoin d'améliorer notre compréhension des

problèmes qui sont [...] en grande partie environnementaux43" et faire naître une culture

écologique (à l'interface de l'écologie politique). "L'écologie culturelle"44 a un sens au sein des

"confins environnementaux"45, tels que ceux à la frontière mexicaine et étasunienne, où les

cultures et des processus sociaux hybrides se renforcent46 (Zimmerer, 2007). Dans un espace

à la limite de l'Écoumène, les dynamiques d'acteurs sont soit influencées par l’absence de relations habituelles, soit par des relations conflictuelles fondées sur des représentations du monde antagonistes.

Lorsque des relations existent, elles reposent souvent sur des "échanges" économiques et sociaux d’une nature unipolaire conflictuelle, extractiviste ou de nature guerrière. Dans certains cas, les rapports sont plus subtils : les missionnaires, les explorateurs ou les aventuriers et sportifs s’immergent dans cet espace dans une quête d’altérité et de conquêtes. En ce sens, Vachée (2001) propose d'aborder les dynamiques territoriales des "sports nature" au travers de trois représentations sociales: écologiste, anthropocentriste et progressiste. Nous développerons ce point dans la Partie II de cette thèse.

En somme, l'impression généralisée est celle d'une réduction des confins sur toute la planète, telle qu'exprimée par l'explorateur Christian Clot, « il n'y a plus d’espaces méconnus pour l’homme » (Rencontres "Le Grand Bivouac" à Briançon en avril 2015). Seules les profondeurs de la mer semblent encore en grande partie mystérieuses pour l’homme. Cependant, peu après, l'explorateur partait en solitaire dans les fjords de Patagonie pour tester la résistance humaine aux milieux les plus extrêmes de la planète. Il reste donc bien quelques espaces terrestres marqués par l'isolement et aux caractéristiques sociogéographiques spécifiques qu'il convient d'étudier.