• Aucun résultat trouvé

PARTIE I. LES CONFINS TOURISTIQUES DE NATURE, ESPACE, REPRÉSENTATIONS ET PRATIQUES ESPACE, REPRÉSENTATIONS ET PRATIQUES

I.1. Les confins, espace géographique polarisé

1.1. Fondements pour une approche des confins géographiques : périphérie, centralité, frontières et marges

1.1.2. La frontière comme confins ?

Pour Raffestin (1990) « l'actualité de la frontière se révèle presque toujours aux extrêmes. Ou bien la frontière est vécue comme une limite sacrée ou bien elle est regardée comme une rémanence anachronique ». Dans les langues latines le vocable dérive de frons, frontis, être sur le devant ou être en face, en espagnol, frontera, en portugais, fronteira, italien et roumain

fontiera. En français le mot est issu de "frontier", qui est voisin de. Il provient aussi de finis,

qui dans le latin classique signifie la limite d’un territoire ou la partie terminale d’une contrée, et qui donne le nom confins, "ce qui touche à".

Les langues slaves usent chacune d’un seul mot pour définir la notion de frontière dès le XIIIe

siècle: granica en polonais, hranice en tchèque et Grenzland en allemand. Le mot Grenzland provident d’une minorité germanique en Hongrie et Tchécoslovaquie. En 1894, la Deutsche Ostmarkenverein est fondée pour débattre la création d’un pays pour ces minorités, habitant entre la rivière Donau et la Mer Noire. Après la seconde guerre mondiale, ce mouvement pris part à celui du parti Nazi alors naissant. Aussi les territoires entre les deux Allemagnes (DDR et BDR), le no-mans land, était qualifié de Grenzland. Les gens ayant des idées “étranges” sont appelés les grenzgängers, de ce fait les territoires entre groupes nomades et groupes sédentaires sont des grenzlands. Le grenzland est aussi une séparation spatiale entre l’est et l’ouest de l’Europe et des Amériques, entre les cultures européennes et celles du nouveau monde, à partir duquel se construit le mythe des sauvages (Dickason, 1995). Grenzland se rapproche du mot anglais de borderland, une terre entre deux sociétés de cultures différentes.

Les frontières au cours de l’histoire

Les premières et plus anciennes frontières sont celles des sociétés, dites "primitives" : « les peuples n’étaient pas séparés par des zones indifférenciées. Il y avait des contacts dans des secteurs interstitiels, bien perçus et identifiés ». Des espaces sont partagés par des groupes

61

nomades ou peu sédentarisés, mais les différences existent et sont clairement identifiées, marquées par des signes symbolisant des limites ou des interdits. On retrouve cette idée de la frontière chez les grecs où le territoire des cités était délimité, défendu par des garnisons, et placé sous la protection du dieu Hermès epitermios. Pour Berque (2010) les limites du territoire, le forum terrae (ce qui termine, c’est-à-dire la frontière), sont à la fois des limites culturelles, celles d’habitats ruraux (la campagne, astu en grec, est l'espace du dieu Pan, fils d'Hermès), un espace en voie de sédentarisation et celles de la retraite pour les anachorètes. Elles sont cependant aussi des lieux de rencontres et d'échanges ou de conflits et d’arbitrages.

Au-delà de la frontière, c’est l’eremos (Έρημος), les terres incultes et non habitées par des

grecs. Dans les récits antiques, Strabon (63 av. J-C. - 25 apr. J-C.) déclare que « le géographe doit décrire le monde habité dans ses parties connues » (Tissier, 2014) l'essentiel étant la référence aux terres habitées par les grecs, même dispersés, car le centre du monde est la culture hellénique.

Illustration 3. Hermès, au-delà de la frontière à Puerto Eden, littoral pacifique, Chili, 2014.

(Photo: Michel, 2014)

Avec les romains, le concept de frontière prend une dimension étatique. Avec la construction de l’empire, ils organisent un ordre spatial. Le territoire est délimité par des murailles discontinues et des postes sensés marquer la fin de l’espace de l’ordre romain: c'est le limes, une ligne dissymétrique, le finis des espaces indéterminés. Au-delà de cette frontière stratégique, la pax romana, soumise à des règles administratives et juridiques, n’est plus assurée. « Rome a créé entre l’idée de la frontière et l’idée d’État un lien de cause à effet »

62

(Guichonet, 1988). C’est aussi le cas pour la Chine et ses murailles qui délimitaient l’espace des cultivateurs sédentaires et des nomades. Elles servaient à unifier une civilisation fondée sur des peuples culturellement divers. Les Alpes, au temps de l’empire romain, étaient un no

man’s land parcouru par quelques voies romaines avec un espace naturel à la marge.

Avec les grandes invasions barbares, l’Europe voit les frontières renouvelées, mais aussi se dissoudre avant de se former à nouveau entre Germains et Francs. À l’époque où « l’arc alpin voit se développer des États dynastiques », cet espace devient « une entité relativement homogène, parcourue d’une intense osmose entre les versants, par les cols que l’amélioration climatique, commencé autour de l’an mil, rend très praticable » (Guichonnet, 1988). La géopolitique se dessine alors autour d’États (dynastiques) avant d'évoluer vers des monarchies bureaucratiques et autoritaires (surtout en France et en Piémont) qui entreprennent de réduire les particularismes locaux. « La carte politique se simplifie et […] les préoccupations se portent sur les frontières extérieures » (Guichonet, 1988). C’est le début de l’expansion européenne vers les territoires lointains et la création de nouvelles frontières aux confins des royaumes d’Espagne, de France, d’Angleterre et du Portugal en Amérique Latine.

Avec le siècle des Lumières nait l’idée que les frontières d’États doivent aussi correspondre avec des particularités topographiques, orogéniques ou fluviales. C’est ainsi que les traités limitrophes, comme par exemple celui des Pyrénées (en 1659) ou celui d’Utrecht dans les Alpes (en 1713), se définissent sur la base du partage des eaux et plus tard des bassins hydrographiques. Il s’agit alors de rationaliser les arbitrages, principe renforcé à la révolution française et qui institue le principe de l’État national. La création des frontières se charge alors d’un "symbolisme sentimental" (Guichonnet, 1988) qui complexifie la donne. En effet les seules raisons naturelles ne suffisent plus et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et

la défense de l’intégrité nationale sont invoqués. L’avènement des nationalismes du XIXe siècle

redessine les frontières et c’est la France qui diffuse la version "géo-idéologique" selon laquelle « la frontière doit marquer les confins d’une nation, d’une culture et d’un vouloir-vivre commun. (...) La frontière se charge d’une complexe et confuse polysémie et d’une affectivité irrationnelle, subjective, génératrice de fantasmes et de mythes » (op. cit.).

Comme nous le montrerons dans le chapitre suivant, cette même idée confuse de la frontière apparait en Amérique Latine. C'est en Patagonie en 1902, avec le traité "Laudo Arbitral" entre le Chili et l’Argentine (Mao & Bourlon, 2016), que les deux républiques naissantes sur les cendres du royaume d’Espagne et arbitrées par les représentants de la couronne britannique se partagent les terres australes, en arguant tant de l’idée de la ligne de partage des eaux et des plus hauts sommets que des faits historiques, comme les efforts nationaux pour coloniser ces terres (Velut, 2009) et la présence effective de colons de chaque pays (Grenier, 1988).

63

Aujourd’hui encore, la frontière administrative entre les deux pays n’est pas actée au niveau du massif du Cerro Fitz Roy et des Campos de Hielo Patagónicos Sur.

Sémantique de la frontière

Dans l'acte du colloque L’Effet Frontière dans les Alpes, Paul Guichonnet (1988) rappelle en préliminaire que « la frontière est une ligne continue tracée sur la carte, jalonnée par des bornes, défendues par des soldats et surveillées par des douaniers, séparant nettement deux États ». Pour lui la frontière dans les Alpes « est perceptible, évidente, et porte un nom rassurant, prédestiné ; c’est une frontière "naturelle" » (op. cit.). Dans les Alpes la "frontière naturelle" semble en « parfaite adéquation entre les limites du territoire national et la barrière physique que constitue la montagne » (Fourny, 2006).

Alors, la frontière, une ligne ou une zone ? L’ambiguïté de la frontière est d’être le produit de l’action humaine, elle est historique, temporelle. « Un espace n’est que l’inscription dans le monde d’un temps » écrit Lefebvre (1970 In Guichonet, 1988). Les lignes, les démarcations se maintiennent ou disparaissent selon les vicissitudes de l’histoire. L’importance de celles-ci semble proportionnelle à « l’efficacité des institutions [qui la défendent], de la densité d’occupation humaine de son territoire, de la cohérence de son identité et du sentiment d’appartenance de ses habitants » (Guichonet, 1988). Pour le géographe allemand Ratzel (1897), la frontière est comme l´épiderme de l’État et chaque peuple possède son Raumsinn, sa conscience spatiale, « dont le mouvement serait l’indice même de la vitalité des peuples et des civilisations » (Guichonnet, 1988). Une approche ayant servi à justifier l’expansionnisme allemand du Lebensraum, son espace vital. Ainsi « la frontière serait animée d’une vie propre, distincte de celle de l’intérieur du territoire » (op. cit.). Dès 1923, avec l’idée naissante de la Société des Nations, Carls Schmidt évoque l’utopie d’une frontière dégagée des entraves nationales, la Gestaltlose Weite (étendue informelle). En réalité « les frontières existent, et existeront toujours, sous une forme ou une autre, parce qu’elles font partie de l’essence même de l’espace terrestre humanisé » (Guichonnet, op. cit.). La limite est inséparable de la différence : sans frontière pas de différences et donc absence de territoire. C'est ainsi que, pour Vidal de la Blache, « l’écoumène est fragmenté en une infinité de facettes, cernées par des limites […] qui expriment la diversité des genres de vie, produit du dialogue entre la nature et la culture ». Ce sont les sociétés qui conçoivent, perçoivent et animent les limites de leur territoire et espace (Debarbieux, 2001). Mais « la frontière au sens géographique et politique [...] n’est finalement qu’un sous-ensemble de l’ensemble des limites » dont la « discontinuité idéologique [lui] donne [...], dans les représentations que l'on s'en fait, une épaisseur remarquable » (Raffestin, 1990). C'est pour cela que, pour Amilhat-Szary & Fourny (2006), «

64

la territorialité comme l´ensemble des relations qu´une société entretient avec la réalité spatiale et l´altérité », peut être analysée au travers des zones frontalières.

Alors que les grands inventeurs des frontières d’État furent les Français et les Britanniques depuis la constitution de l’Union européenne, il est devenu souhaitable de les supprimer pour favoriser les échanges commerciaux. Ainsi, en Europe, la notion de frontière a perdu de sa force et le voyageur passe d’un pays à l’autre sans percevoir de barrières physiques, douanières ou culturelles avec autant d’acuité. Cette volonté de supprimer des frontières s'accompagne pourtant de la création d'autress, un peu plus loin, en les repoussant vers de nouvelles périphéries. Elles restent ainsi bien réelles dans de nombreux pays où le nationalisme, l’isolationnisme et le protectionnisme sont de mise, comme le montre la volonté du président des États-Unis de construire un mur avec le Mexique, pour se protéger de l’immigration latino-américaine.

Des frontières aux espaces transfrontaliers

Guichonnet (1988) propose cinq types de frontières : génériques ou géo-historiques, morphologiques (physiques, physiographiques ou "naturelles"), géométriques (par mesure astronomique, le cas du "Nouveau Monde" avec le traité de Tordesillas de 1493, arbitré par le pape Alexandre VI), anthropo-géographiques (selon des critères ethniques, culturels et linguistiques) et complexes (comme en Europe, en combinant les facteurs précédents). En tout état de cause, la frontière est en réalité une notion diffuse, « fait de segments successifs, dont le support est physiographique ou ethno-géographique, résultat de compromis ou résidus du passé » (Guichonnet, op. cit.). Pour sa part, Marie-Christine Fourny (2006) analyse que « parmi l'ensemble des termes qualifiant les limites territoriales, les confins, marges, marches, bornes, termes, lisières, et multiples autres formes de bordures et d'extrémités, la frontière se distingue par une acceptation politique ». Certes, la frontière « marque la séparation entre deux territoires, mais une séparation au caractère militaire, voire guerrier » qui se fonde sur des différences physiques. La "frontière naturelle", où les limites nationales et la barrière physique se conjuguent, est contredite par « l'homogénéité physique du massif, les nombreuses similitudes culturelles, les échanges économiques » (Fourny, 2006) et les circulations historiques des personnes. Une deuxième catégorie, la "frontière politique", artificielle, s'opposerait à la première. Mais cette différenciation dans les typologies de frontières ne serait que le fait des « échelles considérées : si l'effet barrière du relief joue dans les échanges internationaux, aux échelles locales les cols représentent des voies efficaces de communication et d'échanges, qui renforcent les proximités socio-économiques des espaces

65

d'altitude » et ce sont finalement des « idéologies territoriales qui ont défini le caractère séparant des Alpes » (Fourny, 2006).

Les caractéristiques des frontières sont évolutives. Dans certains espaces frontaliers, les phénomènes d’acculturation sont prépondérants, car les communautés sont soumises à l’ordre d’un groupe dominant et doivent s’adapter pour ne pas disparaître sous le joug de lois, de politiques et d’instruments administratifs dictés par des cités lointaines. En revanche, ailleurs où la présence effective des pouvoirs étatiques est faible, ces territoires sont volontairement stigmatisés et qualifiés d’espaces périphériques. Ce sont des lieux d'importance moindre et d’échanges limités entre communautés humaines. Les frontières sont ainsi consubstantielles à l’action humaine. La frontière dans les Alpes, en tant que « zone-limite est un milieu spécifique, avec des structures administratives juridiques, économiques et mentales particulières », est le lieu de tensions intenses (Guichonet, 1988). Avec la création de l'espace européen la « frontière subie » devient une « frontière construite » (op. cit.). Les Alpes sont devenues une région frontière, partagée par huit pays avec « la mise en place d'instances ou de projets fédératifs sur l'ensemble de la chaine » (Fourny, 2006) tel que la Convention pour la protection des Alpes signée en 1991 ou la coordination d'un

développement touristique commun, tel que le projet Via Alpina22. La volonté de nouer des

relations transfrontalières, régionales, crée alors des forrum terrae, des espaces de voisinages, riches culturellement, économiquement et symboliquement. On voit ainsi comment les frontières « participent d'une nouvelle configuration territoriale, où elles ne représentent plus l'enveloppe, les "extrémités" d'un territoire national, mais des lieux d'articulation politique » (op. cit.). Un espace périphérique s'intègre à un espace partagé, humanisé, chargé d'importance culturelle et symbolique et devient un espace "transfrontalier". Avec la protection de l'environnement et la promotion du tourisme, la frontière change encore de statut et devient un lieu de nouveaux types de développements.

Les imaginaires des espaces frontaliers et des confins

Il n’existe pas une idée de frontière figée et ses effets ont été, tout au long des siècles, considérables. Les frontières sont des espaces chargés de sens, « elles suscitent des représentations qui s’inscrivent dans la mémoire collective en symboles et parlent

fortement à l’imaginaire » (Guichonet, 1988). La frontière semble ouverte, mais réelle. Elle est un entre-deux, car il est possible d’aller plus loin, au-delà d’une limite, d’un bord ou d’une barrière. Ce front est une « ligne mobile d’interface entre deux espaces » (Lévy &

66

Lussault, 2003). On retrouve cette dimension évolutive dans le Far West nord-américain où le mythe de la frontière de Turner était une « frontière qui battait sans cesse en retraite » (Durafour, 2007). Dans son livre, The Significance of the Frontier in American History écrit dès 1920, Turner présente « une conception de la frontière […] non dénuée de paradoxes, faisant écho à la position inclassable des États-Unis à la fois dans le monde géographique et dans l’histoire de l’humanité » (Durafour, 2007). Il met en évidence l´état d´instabilité de la conception nord-américaine de la frontière : « quatre cents ans après la découverte de l´Amérique, […] la frontière est finie, et avec elle s´est fermée la première période de l´histoire américaine » (Turner, 1996). Cette affirmation et vision étasunienne des choses oublie la réalité du reste de l’Amérique, où d’autres frontières se forment et évoluent. La théorie de la frontière de Turner, en tant que « modèle d’analyse des processus d’appropriation territoriale », avec la « construction de valeurs et d’une mythologie politique propre aux États-Unis » montre une « fonction créatrice de la Frontière en matière d’engagement de l’individu » (Héritier & al., 2009). Celle-ci « ne se retrouve qu’incomplètement dans les fronts pionniers d’Amazonie ou d’Asie du Sud–Est par exemple. Pas plus qu'elle ne peut être appliquée telle quelle à l'Australie ou à la Nouvelle-Zélande, ou

a fortiori à l'Afrique du Sud, en raison de la production particulière née des colonisations [par

les Boers puis les Anglais], de la ségrégation et de l'apartheid, des recompositions lentes depuis son abolition » (op. cit.).

Alors que les frontières semblent évolutives, les borderlands, grenzland, confins, périphéries ou marges sont souvent décrites comme des "fin(s) du monde" ou des lieux interdits, comme l'évoque l'écrivain allemand Roger Willemsen dans son livre The End of the World et dans le chapitre sur Patagonia, The Forbidden Place (2012). Pour lui, les bouts du monde sont des lieux imprécis, ressentis et illimités : « Un voyage mène presque toujours quelque part aux limites de l’abandon, jusqu’à un endroit où rien ne paraît familier, dont on ignore totalement le passé et la manière de vivre » (Willemsen, 2012). La terre étant ronde il est impossible de prouver l'existence d’un bout du monde. Mais, les frontières et « la limite des territoires, rest[ent] bien inscrite, dans le sol et dans les mémoires, la distinction est affirmée sans représenter pour autant une opposition » (Fourny, 2005) à l'idée de leur spatialité floue.

1.1.3. Proposition d’une grille de lecture pour la caractérisation des confins