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Partie 2 : le contexte des paysans indigènes de l’ayllu Urinsaya : entre

2. Les programmes de formation de la fondation AGRECOL

2.2 Le programme « Fertilisation des sols »

Les données sur le programme « Fertilisation des sols » proviennent des entretiens exploratoires (entretiens 1.1 et 1.6) et des observations réalisées au cours d’une séance de formation réalisée sur les parcelles des parcelles. Je n’ai pas eu accès à des documents institutionnels concernant ce programme, les données sont donc peu suffisantes pour le décrire de manière précise.

En 2013, AGRECOL a mis en place un programme de restauration de la fertilité des sols, destiné aux communautés de l’ayllu Urinsaya. Le programme s’étale sur trois ans, il mobilise la participation de six paysans volontaires et deux agents de la fondation AGRECOL, un ingénieur agronome (entretien 1.1) et une technicienne biologiste (entretiens 1.6 et 2.10), qui est devenue la

171 responsable du programme en 2015, lorsque l’ingénieur agronome a quitté ses fonctions.

L’objectif du programme est de restaurer la fertilité des sols, appauvris par l’érosion, les changements climatiques (la sécheresse et les inondations sont plus fréquentes), la surexploitation et l’utilisation d’intrants chimiques. Le second objectif est de diffuser, à l’échelle communale et régionale (notamment à travers des politiques publiques), les solutions agroécologiques expérimentées, si elles ont obtenu des résultats efficaces.

Sa démarche repose sur la valorisation des savoirs locaux et l’ « IAP » (Fals Borda , 1992), qui est la démarche de recherche-action-participation. La solution de l’association des plantes est expérimentée après une phase de diagnostic participatif, elle a été proposée par la fondation AGRECOL. L’expérimentation vise à tester des associations de légumineuses avec des graminées, dans la quatrième année de la rotation des cultures, traditionnellement consacrée à la jachère. Les paysans ont eu la liberté de choisir les associations de plantes, en fonction de leurs intuitions et de leurs expériences agricoles passées. Les graines sont proposées par un centre de recherche agroécologique de Cochabamba, avec lequel travaille la fondation AGRECOL. Les informations obtenues pendant la recherche exploratoire concernent deux situations pédagogiques : l’activité des cartes participantes et l’évaluation de la biomasse, des sols à l’issus de l’expérimentation de l’association des plantes.

Les cartes participatives visent à permettre aux paysans de construire une perspective spatiale, géographique de leur territoire et de réfléchir sur leurs ressources naturelles afin de prendre des décisions. Les paysans ont réalisé ces cartes durant un atelier, qui s’est déroulé dans une salle de la communauté, avant l’activité de l’évaluation des sols. Ils les ont effectuées à partie des images satellite représentant leur territoire, ils ont identifié des zones en fonction du type d’utilisation des sols. Cette carte est élaborée à partir entre des savoirs scientifiques et des savoirs paysans : les technologies aérospatiales (les images satellites), des outils et concepts de la géographie (le croquis, le zonage et l’occupation des sols), les connaissances des paysans sur leur territoire (les zones de culture, de foret, de prairies etc..). La carte est mise en relation avec d’autres savoirs scientifiques et paysans liés à l’évaluation des sols: les

172 indicateurs biophysiques de l’agronomie et les indicateurs sensoriels des paysans.

La démarche de l’expérimentation est une pratique rattachée à la recherche scientifique en agronomie mais aussi à la recherche traditionnelle pratiquée par les paysans des Andes33. Celle-ci repose sur les principes de l’

« expérimentation-erreur » ou de l’« expérimentation -succès- sélection » (Ríos et Vicente, 2007, p.9). Elle correspond à un mode traditionnel de construction et de transmission des innovations, elle est donc prise en compte et valorisée dans le programme d’AGRECOL afin de créer un processus de recherche hybride. Le programme met en scène un dialogue entre les deux types de recherche et les savoirs ou outils qui leur sont rattachés.

En ce qui concerne la procédure de l’évaluation de la biomasse issue des parcelles expérimentales (qui a lieu à la fin de la croissance des plantes), c’est une démarche scientifique qui est adoptée et elle est groupale. Les paysans se réunissent dans chaque parcelle expérimentale pour couper les plantes, mètre carré par mètre carré. Chaque mètre carré de biomasse prélevé est pesé, stocké dans un sac, sur lequel ils inscrivent le type d’association utilisé et le nom du propriétaire de la parcelle. Pendant cette activité, les paysans peuvent partager, entre eux et avec les agronomes, les résultats de leur expérimentation, en analysant les effets des associations de plantes sélectionnées sur les rendements agricoles. L’ensemble des processus d’expérimentation devait permettre aux paysans de mieux comprendre les interactions entre le sol et la plante ainsi que les effets de l’association des plantes sur la fertilité. Les résultats de l’expérimentation ont été présentés et discutés pendant des réunions. J’ai assisté à l’une d’entre elles, elle a eu lieu dans une salle communale, elle regroupait les paysans ayant participé à l’expérience, deux agents de la fondation AGRECOL mais aussi des représentants d’organisations agricoles syndicales et de diverses autorités indigènes. Cette réunion répondait à un objectif classique de l’IAP qui est de répliquer les expériences réussies afin de produire un changement social. Les résultats ont été présentés à travers des photos montrant les plantes des parcelles expérimentales, et des graphiques simples indiquant les rendements agricoles. Cette méthode de présentation est un argument pour justifier, auprès des différents représentants, la réplication des expériences à l’échelle communale et régionale. La démonstration et la visualisation des résultats

33 Les incas pratiquaient déjà l’expérimentation dans des terrasses de forme circulaire qui reproduisaient des

173 agricoles sont liées au mode traditionnel de transmission des innovations agricoles, à travers lequel les paysans décident d’appliquer une nouvelle technique après avoir observé leurs résultats positifs et leur efficacité. Les paysans ont besoin de voir pour croire. Ce principe est fondamentale dans démarche de vulgarisation agricole « De paysan à paysan » (Holt-Gimenez, 2006), qui s’est développée dans les pays d’Amérique latine, pour diffuser l’agroécologie.

Pour réaliser l’évaluation des sols qui sont dans les parcelles expérimentales34,

une grille hybride est co-construite par les agronomes et les paysans. En effet, les paysans ont estimé que la grille d’évaluation, proposée au départ par les agronomes, était trop académique et technique, ils ne comprenaient pas comment elle pouvait leur être utile (entretien 1.6). La grille était éloignée de leur cadre cognitif, elle a soulevé une tension entre les savoirs paysans et les savoirs scientifiques. Les agronomes ont pris compte cette critique en intégrant les savoirs paysans. Le processus de délibération participatif a permis la mise en débat de ceux deux types de savoirs, il a abouti à une grille hybride dont l’objectif n’était pas de valider ou traduire les savoirs locaux par les savoirs scientifiques. La grille hybride comporte les outils, indicateurs provenant de disciplines scientifiques telles que la biologie, la physique, la chimie et l’agronomie. Ils permettent de mesurer entre autre la vie microbienne, l’infiltration de l’eau, le niveau d’érosion, la biodiversité d’insectes, la quantité d’azote. La grille a intégré les indicateurs sensoriels des paysans pour classifier les sols et mesurer leur fertilité (Toledo, 2008). En effet, ces paysans peuvent identifier le type de sol, le niveau fertilité et les pratiques agricoles adaptées à ces caractéristiques notamment à partir de la couleur ou de la texture de la terre (entretien 1.6). Les six paysans volontaires, et sept adolescents issus des mêmes communautés, ont été formés aux indicateurs scientifiques pendant six jours, et ce sont eux qui ont collecté les données à partir de la grille hybride. La grille hybride a été transférée par la fondation vers le monde universitaire, créant un nouveau dialogue des savoirs. En effet, des étudiants en biologie et agronomie d’une université de Cochabamba ont été formés, par la fondation, à l’évaluation des sols à partir d’indicateurs scientifiques et paysans.

Le programme met en scène une forme particulière de dialogue des savoirs, qui s’est produite sur les parcelles expérimentales des paysans et autour de rotation des cultures. Cette pratique de rotation est un savoir local de cette communauté,

174 elle instaure une alternance de cultures pendant trois ans et une quatrième année de jachère. L’expérimentation utilise la proposition agroécologique de la fondation, à savoir la substitution de l’association de légumineuses et de graminées pendant l’année de la jachère afin d’accélérer le processus de fertilisation du sol. Pour décider du choix des plantes (dont les graines sont proposées par la fondation) et du type d’association, les paysans s’appuient sur leurs intuitions mais aussi sur leurs expériences et expérimentations passées. Ainsi chaque parcelle devient un espace expérimental hybride, original et unique qui est le fruit du dialogue entre ces types de savoir.

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