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Partie 1 : Du projet de thèse à l’émergence de la question de départ

2. L’EPE et la question de l’innovation

La question de départ implique une réflexion sur l’innovation et la vulgarisation agricole. En effet, les processus d’EPE peuvent renforcer les compétences des paysans face à leurs problématiques en les amenant à réfléchir sur l’introduction et la diffusion d’une ou plusieurs innovations. Si tel est le cas, il s’agira de comprendre comment les innovations sont produites : sont-elles favorisées par les agriculteurs ? Des agents extérieurs ? Ou encore co-construites avec les paysans et les agents extérieurs ? Il s’agira aussi de comprendre comment elles se diffusent, ce questionnement est lié aux processus de vulgarisation agricole. Depuis la seconde guerre mondiale, dans les pays développés et en voie de développement, les Révolutions Vertes ont été accompagnées par des dispositifs de vulgarisation agricole (mis en place et gérés par les états ou des sociétés de gestion de filière), où les inventions sont produites et transmises par le milieu de la recherche agronomique, sans véritable participation des paysans à la définition des objectifs, méthodes et résultats, et sans prendre en compte leurs savoirs (Brochet, et etc., 2009). Même si ces dispositifs ont amené des résultats en termes de production au sein de filières encadrées, l’absence de véritable participation paysanne n’a pas permis de créer des dynamiques de développement agricoles portées par les paysans. Des décalages apparaissaient entre les problèmes vécus par les paysans et les messages techniques ou les formations. M. Brochet et etc. (ibid.) rappellent quelques leçons tirées des expériences des programmes de vulgarisation agricole : « Des résultats satisfaisants sont obtenus lorsque plusieurs facteurs sont combinés : une connaissance de base des agricultures pratiquées, une analyse des contraintes techniques rencontrées par les producteurs, le tout restitué dans le contexte socio-économique dans lequel évoluent les producteurs. Ces analyses doivent être conduites avec les producteurs (hommes et femmes) concernés. Sur ces bases, les producteurs sont les mieux placés pour indiquer à la recherche agronomique et aux services techniques d’appui les priorités sur lesquelles il faut travailler. Il est important de partir des pratiques paysannes et de chercher à les adapter aux évolutions du contexte plutôt que de proposer des paquets techniques clé en main qui ne s’appuient pas sur l’existant. ».

L’EPE insiste sur la création de nouvelles voies pour la construction, la transmission et l’appropriation des savoirs afin de renouveler la compréhension de l’environnement (Reyes 1994, Leff 1995) grâce à une lecture critique et de

46 déconstruire les représentations anthropiques, utilitaristes de l’environnement. Il sera donc important de comprendre comment cette volonté se traduit dans la transformation des dispositifs de vulgarisation agricole et comment elle peut participer au renouvellement épistémologique et organisationnel de ces dispositifs afin que ces derniers s’adaptent aux besoins des populations locales et aux conditions particulières de chaque lieu. Comment les dispositifs d’EPE mobilisent la participation des paysans ? Quelles sont les formes, les niveaux et les objectifs de la participation ? Quels sont les freins et les résistances à la participation des paysans ? Est-ce que cela fonctionne pour construire et adopter des innovations durables?

Il s‘agira d’analyser comment les acteurs de l’EPE renouvellent les modes de construction et de transmission des savoirs des dispositifs de vulgarisation agricole pour favoriser la construction d’un esprit critique qui favoriser une compréhension renouvelée de l’environnement. Et peut-être faudra-t-il s’interroger sur la pertinence de ce défi pour les paysans, ces derniers ont-ils besoin ou envie de construire un esprit critique sur leur environnement ? L’esprit critique est-il inhérent ou adapté à leur cadre cognitif ? Cette question se pose car les savoirs locaux des paysans selon Toledo se composent de connaissances, de pratiques et de croyances. Il explique que les pratiques agricoles des paysans sont déterminées en partie par des croyances, religieuses notamment, et la construction d’un esprit critique peut se heurter à ces croyances. Un défi important pour acteurs de l’EPE consiste à concevoir avec les paysans des dispositifs de vulgarisation agricole qui prennent en charge des tensions ou contradictions qui peuvent naitre entre la volonté de construction de l’esprit critique et la valorisation des savoirs paysans qui s’appuient en partie sur des croyances et des superstition religieuses. Comment appréhender les relations entre esprit critique et croyances religieuses ?

La réflexion sur les renouvellements épistémologiques et organisationnels des dispositifs de vulgarisation agricole s’accompagne aussi d’un questionnement autour de leurs impacts sur le renforcement de l’autonomie, de l’émancipation sociale des paysans pauvres et leurs capacités à construire eux-mêmes des solutions durables.

Freire (1973) avait déjà insisté sur la nécessité de dialoguer avec les paysans dans les processus de vulgarisation agricole, en privilégiant le terme de l’utilisation du terme « communication » au détriment de celui de « diffusion », qui suppose une transmission verticale des savoirs des agronomes vers des

47 paysans passifs et des formes d’invasion culturelle car les pratiques agricoles transmises ne s’adaptent pas toujours à leur contexte socio-culturel. En effet, la finalité de la démarche socio-politique et pédagogique de l’EP est bien d’amener les populations vulnérables à construire les solutions pour transformer la réalité et non pas de diffuser des solutions standardisées prêtes à l’emploi. Les acteurs de l’EP et de l’EPE ont tenté d’intégrer cette logique d’émancipation et de transformation sociale par de dialogue dans les formations destinées aux paysans. Ma question de départ implique un questionnement pour comprendre comment cette logique de dialogue est mobilisée pour favoriser la co- construction de solutions ou d’innovations avec les paysans qui soient susceptible de porter une agriculture durable. Comment le dialogue peut favoriser la construction d’innovations qui puissent fonctionner dans un contexte local où le point d’équilibre pour arriver à une agriculture durable peut être diffèrent d’une exploitation à une autre, d’un lieu à un autre ? Le défi de la co- construction de l’innovation adaptée au contexte local est relevé par les acteurs de l’EPE en partie par l’utilisation d’une démarche Recherche Action Participation élaborée par Fals Borda, en s’appuyant en parti sur la pensée de Freire. Cette méthodologie a été utilisée dans le cadre de nombreux programmes de développement rural et communautaire, en Amérique latine, depuis les années 1970, et mon travail de thèse cherchera à comprendre dans quelle mesure cette méthodologie peut fonctionner dans le cadre de la construction d’une agriculture durable. Comment cette méthodologie peut permettre aux paysans de renforcer leurs capacités à innover sans rompre avec le point d’équilibre entre les objectifs sociaux, économiques et environnementaux de l’agriculture durable.

IV/ La question de départ : pertinence et limites