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Partie 2 : le contexte des paysans indigènes de l’ayllu Urinsaya : entre

1. Les stratégies traditionnelles défensives

1.3 Les limites et les défis des stratégies traditionnelles : les savoirs locaux à

socioéconomiques et environnementales

Les stratégies traditionnelles de résilience des paysans de l’Altiplano face au risque climatique sont remises en cause par les transformations économiques, sociales, culturelles, et environnementales auxquelles ils sont confrontées tout comme les autres communautés indigènes boliviennes (Cossio, 2012 ; Zamora, 2013, Regalsky, 2010, entretien 1.1). Au-delà des savoirs liés à la gestion des risques climatiques, c’est l’ensemble les savoirs locaux et l’organisation sociale qui peuvent être affectés par ces changements.

Les savoirs locaux des paysans affrontent l’épreuve des transformations environnementales et climatiques, les bioindicateurs deviennent des ressources moins fiables pour les paysans car les changements climatiques modifient les comportements des animaux et des plantes.

Les savoirs locaux paysans doivent faire face à la mondialisation technologique de l’agriculture productiviste, qui diffuse des intrants, des techniques et des pratiques (par exemple la monoculture qui s’oppose au principe de la diversité) standardisées, et peu adaptées aux contextes locaux. Les innovations de l’agriculture productiviste entrainent une augmentation des rendements pendant une certaine durée mais aussi une dégradation ou une disparition progressive des ressources naturelles (en particulier les sols) et de la biodiversité (les semences locales sont de plus en plus concurrencées par les semences commerciales). Et si ces ressources naturelles s’épuisent ou disparaissent, ce sont également les

144 savoirs liés à l’appropriation ces ressources qui s’érodent ou meurent. Les savoirs locaux sont dépendants des ressources naturelles locales mais la relation inverse est également valable car les stratégies traditionnelles paysannes ont permis, pendant des siècles, de les conserver et de protéger la biodiversité. L’utilisation des pratiques agricoles productivistes peut générer une tension, un conflit existentiel entre le respect du caractère sacré de la terre, qui émane des croyances religieuses des paysans indigènes (la terre étant considérée comme une divinité nourricière, la Pachamama), la pollution des sols et l’augmentation des rendements susceptible de renforcer la sécurité alimentaire. Mais cette dernière peut-elle être durable avec les pratiques agricoles productivistes ? Et La conservation des savoirs ancestraux et de l’identité culturelle est-elle plus importante que la sécurité alimentaire ? Ces quelques interrogations n’amènent pas des positions homogènes au sein des paysans de l’agriculture familiale de l’Altiplano. Chaque famille et chaque communauté abordent ces questions de manière différente, en fonction de leurs expériences vécues, de leurs ressources (économiques, sociales, cognitives, naturelles, etc…), du niveau d’exposition aux menaces climatiques, de leurs diverses opportunités.

Les savoirs locaux affrontent des transformations sociales et culturelles. Ils sont concurrencés par l’Ecole et par ce qu’elle véhicule : les savoirs scientifiques et académiques, la valorisation des métiers intellectuels, la réussite individuelle, etc.... Les jeunes générations sont passent de plus en plus de temps à l’école, ils sont donc de moins en moins présent dans les espaces du travail agricole, où se diffusent des savoirs liés à la gestion des risques climatiques. Les écoles valorisent peu le statut social et le travail du paysan, mais de plus en plus de parents paysans adoptent le même comportement en privilégiant, pour leurs enfants, les objectifs scolaires, synonymes de débouchées professionnelles permettant de meilleurs conditions de vie (entretiens 1.1 et 1.4). Face à cette situation, les enfants et adolescents sont de plus en plus nombreux à se désintéresser de l’activité agricole et des savoirs qui lui sont liés. La récente loi introduisant les savoirs ancestraux des communautés indigènes dans les programmes scolaires tente de valoriser et de conserver ces savoirs, mais son application reste encore difficile, et contestée par une partie des enseignants, qui fait valoir l’argument du manque de compétences et de formation pour traiter ce sujet.

Les savoirs locaux sont confrontés à l’exode rural, qui se manifeste par des migrations de travail provisoires ou permanentes, selon les lieux. Lorsqu’il

145 s’agit de migrations provisoires, les paysans qui reviennent dans leur communauté apportent avec eux de nouveaux savoirs issus du modèle productiviste ou de l’agroécologie. Dans ce cas de l’agroécologie, les savoirs ancestraux sont moins en rupture avec les savoirs agroécologiques car ce modèle propose de valoriser les savoirs locaux des paysans. Lorsque les migrations sont permanentes, les savoirs agricoles des migrants ne seront plus transmis et partagés, même si des savoirs liés à la démocratie communautaire peuvent se se diffuser dans les villes. L’exode rural provoque un autre problème, c’est la disponibilité de la main d’œuvre, si celle-ci est insuffisante les stratégies défensives de gestions des risques climatiques s’affaiblissent.

Les principes de l’économie de marché tendent à affaiblir aussi ces stratégies. En effet, de plus en plus de paysans veulent vendre leurs produits agricoles car ils doivent répondre à de nouveaux besoins provenant de la mondialisation culturelle, de l’influence urbaine ou encore de l’école : il faut acheter des affaires scolaires, des téléphones portable, des téléviseurs, des paraboles, des vêtements, des jouets, des voitures, etc… Pour augmenter les revenus monétaires, de plus en plus de paysans privilégient les cultures de variétés commerciales, celles qui se vendent le plus et qui sont demandées par le marché urbain. Ces paysans abandonnent alors progressivement les pratiques de diversité des cultures, un des fondements des stratégies défensives, ils se dirigent davantage vers les monocultures et l’intensification de l’utilisation des sols, abandonnant un certain nombre d’espèces locales, et ce sont ensuite les savoirs liés à ces dernières qui disparaissent ou risquent de l’être. L’économie de marché pénètre aussi les structures agraires, en effet la propriété privée s’impose de plus en plus au détriment des formes collectives, communales d’accès à la terre. La conséquence est la disparition progressive des pratiques agricoles et des savoirs liées à la rotation des cultures qui domine dans les parcelles collectives : les principes de réciprocité concernant la gestion et les échanges de main d’œuvre s’érodent, la rotation des cultures est moins fréquente et cela provoque un appauvrissement des sols car les périodes de repos sont plus courtes ou supprimées. L’érosion de ces savoirs provoque donc une dégradation des ressources naturelles.