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Partie 1 : Du projet de thèse à l’émergence de la question de départ

3. L’agriculture durable et l’EPE

Outre la transformation des systèmes de connaissance, les termes de durable («sustentable ») et de rationalité environnementale impliquent, pour les acteurs de l’EPE, une réflexion sur les transformations des systèmes de production.

Dans le cas de la production agricole, ma question de départ interroge l’intégration de cette réflexion pour renforcer les compétences des paysans face à leurs préoccupations. Comment les acteurs de l’EPE peuvent permettre aux paysans de construire des modes de productions plus durables ? La construction d’une agriculture durable est-elle possible dans une économie de marché mondialisée ?

Le développement durable fait l’objet de nombreux débats sur sa signification et ses interprétations, il en va de même pour l’agriculture durable. Pour Griffon (2006) , l’agriculture durable s’incarne dans ce qu’il appelle la double révolution verte, une agriculture qui doit reproduire les résultats agricoles de la Révolution Verte, tout en veillant au développement social et à répondre aux défis écologiques. Dufumier (2011, p.73) insiste sur « la reconnaissance du fait que les systèmes agricoles sont des écosystèmes et non des processus industriels, et qu’il faut réintroduire l’écologie dans l’agronomie ». Néron (2010) définit l’agriculture durable comme une alternative à l’agriculture conventionnelle, cette dernière est centrée sur l’intensification de la production et les gains de productivité, avec, dans un certain nombre de pays, des pratiques environnementales quand elles sont imposées par la loi. L’agriculture durable, selon elle, est un volet essentiel du développement durable, elle reprend les trois

39 objectifs de la durabilité : économique (assurer un revenu décent et sécurisé à l’agriculteur et à sa famille), écologique (préserver les ressources naturelles et la biodiversité), social (permettre aux agriculteurs d’être maitres de leurs choix, faciliter l’accès à des produits de qualité pour tous). Cette définition amène des interrogations qui peuvent amener des réponses et des interprétation différentes de la notion : Qu’est-ce qu’un revenu décent ? Sécurisé ? Quel est le niveau de préservation des ressources naturelles acceptable pour l’agriculteur, les états, ou encore les citoyens-consommateurs ?

ALTIERI M. et NICHOLLS C. (2000) définissent la durabilité comme la capacité d’un agrosystème à maintenir la production à travers le temps, en présence de restrictions écologiques répétées et pressions socioéconomiques. Selon eux, la productivité des systèmes agricoles ne peut augmenter indéfiniment, en effet les limites physiologiques des cultures, la capacité de charge de l’habitat et les coûts externes implicites des efforts qui visent à améliorer la production imposent une limite à la productivité potentielle. Ce point constitue l’équilibre de la gestion pour lequel l’agrosystème se considère en équilibre avec les facteurs environnementaux et de gestion de l’habitat et produit un rendement soutenu. Les caractéristiques de cette gestion équilibrée varie en fonction des cultures, des zones géographiques, de l’accès à l’énergie, ils sont donc spécifique à un lieu. Cet équilibre est en lien avec les trois objectifs principaux de l’agriculture durable qu’ils ont dégagés: économique (stabilité de la production et de la productivité), environnementaux (conservation des ressources naturelles), sociale (autosuffisance et sécurité alimentaire, conservation de la culture locale, haut niveau de participation de la communauté à décider de son propre modèle de développement agricole). La question de départ interroge donc les relations entre les processus de l’EPE et les compétences nécessaires pour construire une agriculture durable qui puisse répondre aux préoccupations sociales, économiques et environnementales des paysans pauvres de Bolivie. L’agriculture durable impose donc le défi de parvenir à maintenir la production agricole de manière à répondre à la sécurité ou autosuffisance alimentaire et à la protection des ressources naturelles.

Ma question de départ cherche à comprendre comment les processus d’EPE construisent des compétences qui peuvent permettre d’aider les paysans pauvres de Bolivie à relever ce défi, à maintenir ce point d’équilibre entre les objectifs économiques, sociaux et environnementaux, spécifique à chaque lieu et à chaque exploitation agricole. Ces processus

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parviennent-ils à relever ce défi ? Ce défi et-il encore possible à relever si les ressources naturelles du paysan sont trop dégradées ?

Ce défi et ce questionnement rejoignent la réflexion de M. Griffon (2006) qui s’interroge sur la capacité de l‘agriculture mondiale, même si elle s’engage sur les principes de la durabilité, à satisfaire la demande alimentaire mondiale en croissance à cause de l’augmentation de la population mondiale, dans un contexte marquée par la dégradation des ressources naturelles. Ces questionnements invitent donc à prendre en compte les limites des impacts de l’action éducative des dispositifs d’EPE dans la transformation de la réalité des paysans. Ils font aussi écho aux réflexions de Morin (1999) et Callon (2001) sur les capacités et les formes d’action dans un contexte d’incertitude et de complexité. Comment les acteurs de l’EPE construisent-ils les dispositifs de formation pour une agriculture durable dans ce contexte d’incertitude et de complexité environnementale ?

II/ La question de la conscientisation et du changement social

Les enjeux de la transition vers la durabilité du développement et de l’agriculture qu’implique ma question de départ s’intègrent dans les logiques et les champs de la transformation, du changement social car il est bien question pour les acteurs de l’EPE de construire des sociétés plus durables. Cette question de départ analyse et interroge les relations entre éducation et changement social, transformation de la réalité. Dans quelle mesure, dans le contexte rural bolivien, l’EPE peut-elle permettre la transformation de la réalité des paysans. Quels sont les éléments de la réalité sociale à transformer pour construire une agriculture durable ?

La question de départ s’appuie sur une approche sociopolitique car elle vise à comprendre les impacts de processus d’éducation ou de formation sur la société rurale bolivienne et sur sa transformation. La question du changement social a été abondamment traitée par la sociologie depuis le dix-neuvième siècle, il existe de nombreux modèles théoriques pour expliquer le changement social. Les principaux facteurs d’explication qui ont été dégagés sont les suivants : la lutte des classes, les valeurs (par exemple la rationnalité chez Weber), l’influence des élites, le principe du « Exit or Voice » (Hirschmann, 1995), le rôle des mouvements sociaux, la révolution des mœurs ( Mendras, 1995). Ma

41 question de départ ne s’inscrit pas dans ces cadres logiques dans la mesure où le facteur explicatif du changement social est l’éducation.

Cependant, il est important de rappeler que le choix de ma question de départ ne signifie pas que l’éducation est le seul facteur qui est susceptible de de transformer la réalité des paysans et de favoriser un développement agricole durable. Outre l’éducation et la formation, les facteurs de développement et de transformation de la réalité des paysans peuvent être les suivants comme l’indique Griffon (2006) : l’accès des paysans à la terre, à l’eau, aux services financiers et d’assurance, à des infrastructures écologiques, à des prix agricoles qui garantissent la satisfaction de leurs besoins, etc…

Le mouvement de l’EP s’est construit autour de cette relation entre éducation et transformation de la réalité, Carillo (2010) explique que le but de ce mouvement est de permettre aux classes populaires de se transformer en sujet protagoniste pour construire des actions émancipatrices qui conduisent à un changement profond de la société. Cette réflexion sociopolitique sur l’éducation découle essentiellement des travaux de Paulo Freire (1969). Il s’inscrit dans une lutte pour la libération des populations opprimées, dans une action de transformation des relations humaines et il accorde une place essentielle à l’éducation et la conscientisation qui sont les conditions préalables à toute action transformatrice. Il propose un modèle éducatif et pédagogique nouveau pour parvenir à la transformation de la société. La transformation sociale est liée à la transformation des formes éducatives. Freire oppose la conception « bancaire » de l’éducation et l’éducation libératrice. Il définit la conception pédagogique traditionnelle comme une « conception bancaire » parce qu’il analyse l’acte pédagogique pratiqué comme un acte de dépôt d’une matière inerte et prédéfinie dans un contenant vide prêt à recevoir et à mémoriser. La situation éducateur /éduqué est alors, selon lui, une situation inégale et à sens unique où il y a ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, ceux qui parlent et ceux qui écoutent. Cette dichotomie rend passif, ne tient pas compte de la personne de l’éduqué comme sujet, ne développe pas la conscience critique et entretient la situation d’oppression car elle justifie l’ordre établi et l’adaptation de l’opprimé à cet ordre.

Par contre, selon Freire, l’éducation devrait établir un autre type de relation : celle de deux sujets qui s’éduquent mutuellement dans l’analyse de la réalité. Il n’y a plus deux entités opposées, éducateur/éduqué, chacun devient les deux simultanément comme le souligne cet extrait du chapitre 2 : « Personne n’est

42 éducateur de quiconque, personne ne s’éduque lui-même, seuls les hommes s’éduquent ensemble, par l’intermédiaire du monde ». L’objet de connaissance n’est plus le but de l’acte cognitif, il n’est plus la propriété de l’éducateur mais un objet de médiation, l’intermédiaire entre plusieurs sujets connaissant. Le rôle de l’éducateur réside dans la problématisation du monde, de la réalité proche de l’éduqué, il crée les conditions nécessaires pour l’éduqué dans cette perspective. Pour Freire, ce qui permet aux hommes de s’éduquer ensemble, c’est le dialogue, celui-ci est le fondement de sa pédagogie libératrice des potentialités des hommes. Le dialogue est l’instrument qui permet de construire une réflexion critique sur la réalité et des actions qui la transforment, Freire s’inscrit donc dans une approche socioconstructiviste de la connaissance. Ma question de départ implique donc un questionnement sur le dialogue, qui occupe une place centrale dans les processus d’EPE, pour mieux comprendre son rôle, les conditions de sa mise en œuvre, ses impacts sur la lecture, l’interprétation et la transformation de la réalité des paysans. Il s’agira de vérifier si le dialogue comme outil pédagogique peut vraiment permettre aux paysans de construire des compétences susceptibles de les aider à transformer leur réalité. Je chercherai à comprendre comment le dialogue peut permettre ou non aux paysans de construire une agriculture durable, de réfléchir sur l’équilibre entre les dimensions sociales, économiques et environnementales, propre à l’exploitation agricole de chaque paysan.

Ce questionnement implique une réflexion sur l’éducation au développement durable et à l’environnement, comment celle-ci peut-elle favoriser la transformation de la réalité des paysans ? Il existe différents modèles

d’éducation au développement durable et à l’environnement : le modèle onusien (élaboré dans la déclaration de Rio sur l’Environnement et le Développement et de l’Agenda 2111) qui est le plus largement diffusé dans le monde, l’EPE,

l’Education environnementale vers des sociétés durables (issu du Forum Global organisé par des acteurs de la société civile en marge et en opposition avec la Conférence de Rio), etc.. La majorité d’entre eux insistent sur la transformation des sociétés notamment à travers la lutte contre la pauvreté, l’équité sociale, la protection renforcée des ressources naturelles, la défense des principes de responsabilité, de participation citoyenne mais le modèle onusien engage des transformations moins radicales que les autres modèles cités précédemment, dans la mesure où il ne remet pas en cause le système capitaliste, alors que les

11 Ces documents sont publiés à la suite de la conférence mondiale de l’ONU, sur le développement et

43 deux autres modèles indiquent qu’il faut changer de système économique car le capitalisme serait la cause de la crise environnementale. Il sera donc intéressant

d’étudier les types de transformations que souhaitent promouvoir les processus d’EPE et leur adéquation avec les besoins, les demandes, les préoccupations des paysans pauvres de Bolivie. Je chercherai à comprendre

les transformations de la réalité qui sont lien avec la construction d’une agriculture durable. Les dimensions de la réalité qui seront prises en compte seront liées à celle de l’agriculture et du développement durable : sociale, économique et environnementale.

Les modèles d’éducation au développement durable et à l’environnement énoncés proposent des éléments communs dans les démarches pédagogiques, notamment l’interdisciplinarité, les méthodes actives et la mobilisation des différentes formes de savoirs. L’interdisciplinarité est nécessaire pour comprendre la complexité des problèmes environnementaux et pour réfléchir sur les interdépendances entre les dimensions économiques, sociales, environnementales qu’implique le développement durable. Les pédagogies actives sont privilégiées car la finalité principale de l’éducation au développement durable et à l’environnement n’est pas la transmission de comportements à adopter mais se situe davantage dans la formation du citoyen responsable capable de réfléchir de manière critique sur la réalité et de participer à la construction de sociétés durables. La mobilisation des formes de savoirs différents s’explique en partie par celle finalité citoyenne de l’éducation au développement durable et à l’environnement, en effet il serait difficile de favoriser la participation des citoyens à la construction de solutions durables sans qu’ils mobilisent leurs propres savoirs et en privilégiant seulement les savoirs scientifiques, académiques, universitaires.

Cependant les acteurs de l’EPE insistent davantage que le modèle onusien sur la mobilisation des savoirs différents car ils prônent une déconstruction plus forte des systèmes de connaissance, de leur appropriation et de leur transmission afin d’éviter la domination des savoirs scientifiques dans les processus d’éducation et de formation. Ils insistent davantage sur la valorisation des savoirs des populations locales, pour eux ils sont le point de départ de tout processus d’éducation : il faut partir de leur réalité c’est-à-dire de leurs représentations, de leurs connaissances, de leurs expériences vécues, de leurs pratiques pour ensuite l’analyser de manière critique et construire des actions nouvelles durables tout en confrontant les différents savoirs. Les aller-retours entre la

44 réalité et la réflexion, entre la pratique et la théorie, le dialogue entre les savoirs sont essentielles pour arriver à construire des solutions durables.

Ma question de départ invite alors à analyser les conditions de cette mobilisation des savoirs locaux et du dialogue des savoirs, les relations entre la réalité et la réflexion, leurs effets sur la transformation sociale des paysans vers la durabilité. Il s’agira de vérifier si cette démarche pédagogique

d’éducation au développement durable et à l’environnement est susceptible de renforcer les compétences des paysans afin de construire une agriculture durable.

III/ La question de l’innovation et de la diffusion agricole