PARTIE 1 : EMERGENCE DU PROJET DE RECHERCHE
1.2 Problématique et question de recherche
1.2.1 Contexte d’enseignement et premier questionnement éthique
Au cours de mes expériences professionnelles en différents contextes, je me suis interrogé sur
le système scolaire et ses effets possiblement nocifs sur le développement d’une personne.
C’est surtout à partir de mon retour en France en 2007 que certaines de ses caractéristiques
structurelles me sont apparues comme pouvant s’apparenter à des processus industriels
d’organisation de l'activité et de gestion des individus. La matière première transformée étant
ici un enfant devenant progressivement, et selon des étapes prévues et contrôlées, un élève, un
étudiant, un professionnel. En construisant progressivement les réponses aux questions sur le
comment, vinrent rapidement celles portant sur le pourquoi, le sens de ce type de formation
scolaire, ses liens avec le reste de la société et ses finalités.
Après l’expérience de la petite école familiale de Kyoto avec ses classes uniques où chaque
parcours d’élève faisait l’objet d’un suivi individualisé sur plusieurs années, éclairé par une
connaissance, même relative, du contexte familial, le défaut majeur du système scolaire, tel
26 Au sens de Rogers : la congruence s’exprime par l'unité d'une personne et l'authenticité de ses relations telles que portées par une vision positive du développement humain.
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que je le retrouvais en France – une organisation tournée vers le classement des personnes et
le cloisonnement entre les types de savoirs et entre les différentes sphères de vie – me
semblait résider dans son incapacité structurelle à accueillir la personne en formation dans sa
globalité, sa singularité
27. Il ne suffit pas de mettrel’élève au centre du système éducatif
28si
ce système reste in fine disciplinaire (au sens de Foucault). D’autant que les politiques
scolaires de ces années-là (2007-2012) contribuaient à réduire les déjà faibles moyens
d’accompagnement individualisés qui existaient au travers des réseaux d’aide, en les
supprimant peu à peu et en reportant cette charge sur les enseignants déjà passablement
débordés. Mes lectures me permirent de vérifier que ce regard critique porté sur l’institution
scolaire était partagé et étayé selon différents points de vue par de nombreux penseurs de
l'éducation (Illich, Pineau, Rancière, Lepri, Bourdieu, Charlot...).
Pour tenter de mieux penser à la fois les mécanismes internes au système d’enseignement et
leurs effets sur la formation des personnes, il faut être en mesure de tenir d’une main la
question institutionnelle et de l’autre les processus d'apprentissage et de développement, de
socialisation d'une personne. Ce dernier aspect étant d’ailleurs beaucoup plus complexe que
ce à quoi ma formation initiale d'enseignant m'avait préparé puisqu’ils impliquent de penser
les relations d'un individu avec ses différents milieux de vie (social, historique, naturel), avec
lui-même et avec les autres (tripolarité de Rousseau, triangle pédagogique de Houssaye,
tripolarité de l'auto-éco-formation selon Pineau, Galvani, Sauvé...).
L'enseignant, comme personne et homme de métier, me semble se trouver à l’intersection ou à
la croisée de ces deux dimensions, l’une davantage méso et macro, sociale, organisationnelle,
institutionnelle et l’autre micro, écoformative, cognitive et affective. C’est pourquoi, la
question de la professionnalité enseignante (Perrenoud) et de son agir (Bucheton) s’est
retrouvée au centre de ma problématique après avoir essayé dans un premier temps de tenir
ensemble les deux bouts de la relation pédagogique (l’enseignant d’un côté et l’apprenant de
l’autre). Puisque les représentations du métier semblaient, derrière l’apparente uniformité
affichée par le « corps professoral », si différentes dès qu’un temps de discussion s’ouvrait ou
qu’un nouveau dispositif était intégré (la mise en place d’un Environnement Numérique de
Travail par exemple), c’est donc qu’à cette pluralité de conceptions, de valeurs, pouvait
correspondre une autre diversité : celle des pratiques. Si les formations reçues par ces
enseignants sont globalement de même type alors c'est que d'autres aspects formateurs
27 Incapacité de nature institutionnelle mais parfois relativisée par des agir enseignants singuliers construits à la marge, voire en opposition avec la conception homogénéisante et sélective de l’orthodoxie scolaire.
interviennent dans la différenciation de ces trajectoires. Quel rôle jouent ainsi les expériences
singulières des enseignants, leurs savoirs d’expérience – acquis de façon non formelle ou
informelle – sur leurs constructions identitaires, leurs discours et au final sur leurs pratiques ?
1.2.2 Comprendre la diversité des pratiques
Les enseignants sont aussi le résultat d’une formation dite initiale qui comprend d’une part
leur vie d’élève - une quinzaine d’années passées dans des classes côté élèves - et d’autre part
une formation universitaire disciplinaire pendant les années de Licence et ensuite durant le
master, plus ou moins tournées vers la professionnalisation et la didactique au travers de
stages, de création de séquences, d’outils pédagogiques. Durant ces années, les futurs
enseignants font l’expérience d’un mode d’apprentissage particulier, celui du système
d’enseignement qui – en dehors de rares occasions – leur aura proposé et fait plus ou moins
intégrer un type de relation aux savoirs caractérisée par la médiatisation (savoirs didactisés et
exposés par l'enseignant
29), le cloisonnement en disciplines, la programmation, l’évaluation.
L’assimilation de ce type de savoirs transposés, de formats scolaires, c’est à dire assez
éloignés d’une élaboration liée à un besoin situé, s’est faite en outre bien souvent selon des
formes de compétition visant à obtenir les meilleurs résultats, les meilleures places, les
meilleurs diplômes. Dans ces conditions de formation, il est possible d’imaginer quelle sera
leur difficulté, ensuite, à mettre en œuvre dans leur classe des activités développant
l’autonomie des élèves et à développer eux-mêmes des pratiques singulières. Comme l’a bien
montré Perrenoud (1994), il existe une naïveté à imaginer qu’en seulement une ou deux
années d'une formation un tant soit peu professionnalisante, ces futurs enseignants pourraient
miraculeusement s’émanciper de l’ensemble des conformations issues de la formation scolaire
pour devenir des « praticiens réflexifs » et envisager le changement de paradigme qui
consisterait pour eux à passer d’une centration sur les contenus enseignés à une autre portant
sur les processus d’appropriation. Pourtant, certains d’entre eux, dès le départ ou
progressivement au cours de leur carrière, vont bel et bien prendre conscience de certains
gestes professionnels qu’ils ne souhaitent pas reproduire et font le choix d’autres pratiques
qu’ils vont développer en accord avec leurs valeurs, leurs représentations, leurs croyances et
parfois en opposition avec les pratiques communes de leurs collègues. Quelles expériences,
quelles rencontres, quelles formes d’émancipation leur ont permis de mettre à distance,
29 Les savoirs didactisés font l’objet d’un traitement par l’enseignant qui poursuit ainsi le travail initié par les programmes nationaux et les manuels scolaires, de sélection des savoirs à transmettre (les données, les contextes susceptibles d’exemplifier), principalement par le choix des modalités de leur transmission-réception. Voir la notion de transposition didactique théorisée par Chevallard, infra page 46.