PARTIE 2 : CADRE THEORIQUE
5.4 Au-delà des représentations, pour une approche phénoménologique du devenir
5.4.2 Phénoménologie et formation
A partir d’une revue de lecture des différentes recherches concernant la formation et les
savoirs de l'enseignant, Malet (1997) a mis en évidence la grande diversité des approches
selon qu’elles s’intéressent à tel ou tel type de savoirs. Le foisonnement des dénominations
donne à voir le dynamisme de ces recherches depuis les années quatre-vingt qui s’est
prolongé jusqu’à aujourd’hui dans divers laboratoires de recherche en sciences de l’éducation.
On trouve ainsi des recherches qui analysent les savoirs tacites ou implicites, les savoirs
d'action, pratiques, procéduraux, d'expérience, les savoir-faire, savoir-être etc. Selon Malet, il
est possible de distinguer deux mouvances principales, à la fois « récurrentes et plurielles de
préoccupations épistémologiques » (Malet, 1997, p. 16).
5.4.2.1 Une épistémologie rationaliste et/ou cognitiviste
La première s’inscrirait dans une visée rationaliste et/ou cognitiviste. Elle s’intéresse à
l’efficacité et pour cela cherche à décrire tel ou tel savoir afin d’en élucider et d'en formaliser
les processus de décision, les schèmes d’action. Elle chercher à comprendre l'intelligibilité de
la pratique enseignante (cf. Paquay) en se focalisant sur les savoir-faire, c'est-à-dire sur les
savoir explicitables, « argumentables ». Il s’agit là d’une rationalité technique qui vise à
produire une connaissance statique et formalisée (Malet, 1997, p. 16), susceptible d’être
transférée dans différents contextes.
174
La conception du sujet à laquelle renvoie cette approche est celle d’un sujet épistémique,
fortement rationnel. Elle est cohérente avec une visée instrumentale telle qu’elle peut être à
l’œuvre généralement en didactique
116. Selon une lecture qui emprunterait les voies de
l’analyse des structures de l’imaginaire (Durand, Pineau et Giust-Desprairies), nous pourrions
avancer que cette épistémologie de type positiviste, marquée par une forte intentionnalité,
s’ancre dans un imaginaire diurne, solaire, qui, à partir du postulat de la transparence du sujet,
articule objectivation de ses actes et arraisonnement de la matière. Vision qui se rattache,
selon nous, plus profondément, au mythe prométhéen et occidental du progrès infini, face
conscientisée recouvrant une peur de la nature (Terrasson, 2007).
5.4.2.2 Une orientation anthropologique et phénoménologique
A cette orientation encore largement dominante s’oppose, ou plutôt s’ajoute, une orientation
anthropologique d’inspiration phénoménologique. Pour celle-ci, l’intérêt porté aux différents
types de savoir n’a de sens que selon une volonté plus large de comprendre le développement
de la personne (Rogers, 1968). Les savoirs nous permettant, selon cette perspective, d’éclairer
les processus de formation de la personne « ...pour leur significativité construite et diffuse et
dans leur rapport au sujet. » (Malet, 1997, p. 16). S’il s’agit, là aussi, de comprendre
l'intelligibilité de la pratique enseignante au travers de savoirs-être, il s’agit moins de mettre à
jour une intériorité, d’ailleurs contestée par la phénoménologie (Merleau-Ponty) que, avec
Elbaz mentionné par Malet, de s’intéresser au savoir-faire-sens du sujet-enseignant dans le
courant vivant des situations. Cette approche holistique conçoit un sujet dialogique,
relationnel et social, inscrit sur un fond socio-historique qui participe à l’élaboration de
savoirs localisés, difficilement transposables. La visée est donc herméneutique, acceptant que
la connaissance soit partiellement inaccessible, le sujet restant opaque à lui-même.
L’intentionnalité, plus faible ici, renvoie, selon nous, à un imaginaire nocturne, celui des
clair-obscur (Pineau).
Comme le fait remarquer Malet, certains travaux mêlent ces deux perspectives : ceux de
Schön (sur le praticien réflexif) et ceux de Perrenoud dans la lignée de Schön également.
Dans d'autres domaines de recherches, on peut observer un croisement entre les sciences
cognitives et la phénoménologie : les travaux de Varela en sont un bel exemple. Toutes ces
recherches visent la mise à jour d'une connaissance enracinée dans l'action. Malet propose de
développer une conception élargie du savoir enseignant qui intègrerait à la fois les savoirs
116 Visée critiquée par d'autres perspectives telles que celles de l'autoformation et, en didactique, le courant de didactologie déjà mentionné autour de sociolinguistes tels que Castellotti et de Robillard (voir supra p. 75).
incarnés – avec les problèmes méthodologiques que pose leur accessibilité – et la Raison
pratique. Il s’agirait donc de considérer le savoir enseignant comme relevant d’une histoire et
s’inscrivant dans diverses sphères :
« La connaissance pratique de l'enseignant ainsi comprise dépasse largement un seul savoir d'expérience ou relatif à la pratique d'enseignement et renvoie à l'inscription de l'enseignant dans un monde physique et socio-culturel qui l'inscrit, en amont de et pendant l'expérience enseignante dans une communauté de sens et de compréhension (Elbaz, 1983 ; Powell, 1996). L'intelligibilité du savoir – ou de la connaissance117 – de l'enseignant passe par une prise en compte de ses différentes sphères bio-occupationnelles, lesquelles fondent une forme complexe de rapport au monde que Pinar, s'inspirant de Dewey, choisit de nommer “architecture du soi”. » (Pinar, 1986). (Malet, 1998, p. 19)
En cohérence avec cette appréhension du savoir enseignant se construisant au travers d'une
histoire et dans un environnement multiple, une méthode d’approche de celui-ci doit prendre
en compte la dimension diachronique.
« Certains auteurs associent à une lecture phénoménologique de la formation de l'enseignant une perspective herméneutique, préoccupée de la dimension diachronique de la construction d'un savoir enseignant ne prenant sens que replacé dans le contexte d'une histoire personnelle et « des » histoires qu'un sujet se raconte sur lui-même. » (Malet, 1998, p. 20) « L'hypothèse de cette mouvance de recherche est que « le savoir enseignant le plus authentique est enfoui dans le récit autobiographique » (Butt, Raymond et Yamagashi, cité par Malet, p. 20)
Il s’agit bien de partir de l'enseignant, de son expérience et du récit qu’il en fait pour
comprendre la personne à la fois comme sujet, comme acteur et comme auteur de lui-même.
Cette démarche herméneutique doit cependant tenir compte de l’opacité de la personne à
elle-même. Les limites de l'accès au sens par la mise en récit existent – la part cachée, les
influences de la relation développée entre l’enseignant et le chercheur, les interprétations de
celui-ci, jamais totalement neutres ni transparentes à lui-même – elles peuvent cependant être
graduellement et partiellement repoussées grâce à des méthodes narratives, de mise en
dialogue, ou encore par des démarches favorisant l'explicitation (Vermersch, Faingold,
Galvani). Avant de regarder plus précisément comment il est possible d’analyser l’agir du
sujet enseignant non comme un objet de connaissance mais comme l’expression complexe
d’un sujet à part entière disposant d’une voix, d’une histoire et de savoirs localisés,
117Malet précise ainsi son usage des termes savoir et connaissance : « Mot anglais knowledge traduit en français indifféremment par savoir ou connaissance. « Nous préférons le terme "connaissance" au terme "savoir" parce qu'un savoir est explicite tandis qu'une part de la connaissance est expérientielle et difficile à mettre en mot. » (Tochon, 1993 : 30). Malet utilise les deux car le terme Savoir, « loin de faire nécessairement référence à une forme singulière de connaissance statique et formalisée, ce qu'en effet il désigne le plus communément, peut, dans la perspective deweyenne par exemple, se référer à un processus, une activité dont la significativité mouvante, est attestée par la transformation du sujet auquel elle se rapporte. » De la même façon nous ferons usage des deux termes.