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PARTIE 2 : CADRE THEORIQUE

5.4 Au-delà des représentations, pour une approche phénoménologique du devenir

5.4.4 Implications possibles d’une telle conception du sujet sur la formation d’un

5.4.4.1 La vision « botanique » d’un sujet apprenant autonome

Nous tentons ici de poser quelques jalons permettant de concevoir quelques lignes directrices

de ce que pourrait être une formation des enseignants fondées sur la perspective

phénoménologique. Le corps est le lieu d’une formation primitive, par le sensible, dont

dépend la suite du procès de formation. Il importe de prendre acte du rôle central du sensible

avant-avec le cognitif (= le pré-réfléchi). Bien que toujours médiatisée par des

représentations, il faut dans la mesure du possible rechercher l’expérience par contact direct,

et l’immersion dans un milieu où la richesse des interactions sera d’autant plus grande que ce

milieu sera lui-même divers. L’immersion dans le monde et les actions du sujet sont poussées

à la fois par la nécessité et par la possibilité, c'est-à-dire par son autonomie fondamentale

laquelle ouvre la liberté d’agir face à des contraintes et le pouvoir de s’en dégager au moins

partiellement par la « création de soi », (« produire sa vie » chez Pineau, et « L’œuvre de

formation » chez Honoré). La liberté est donc une condition nécessaire de la formation

(Rogers).

Puisque la pulsion d’apprendre est directement issue du besoin d’aller-au-monde et d’en

revenir, un dispositif de formation doit veiller à :

1/ ne pas freiner ni interdire ce mouvement d’extériorisation en enfermant le sujet dans un

cadre et des activités non choisis ;

2/ favoriser-accompagner le mouvement de « retour-expression-partage » susceptible de

socialiser l’enseignement de l’expérience (plus précisément permettre par la symbolisation

les subjectivations croisées qu’autorisent les décentrations de soi dans le dialogue).

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La réunion de ces conditions doit permettre que se développe une confiance en soi

indispensable à l’alternance formatrice entre l’aller-au-monde et la structuration de

l’expérience vécue par l’intégration dialogique de la dimension expérientielle. Confiance en

soi d’autant plus importante durant les premières étapes plus fragiles de socialisation que

constituent l’enfance, l’adolescence et l’entrée dans la vie professionnelle. En effet, une fois

acquis un degré d’autonomie suffisant (lié à la connaissance de soi acquise par l’expérience et

les épreuves initiatiques), l’adulte est en mesure de poursuivre sur des bases suffisamment

stables sa trajectoire de formation et d’affronter les autres grandes épreuves de la vie (vie

amoureuse, parentalité, maladie, vieillissement, perte, mort).

5.4.4.2 Gestes professionnels et congruence de l’enseignant

Nous avons dit, à partir de Malet, combien le fond sensoriel acquis durant l’expérience vécue,

offrait une « consistance » au développement de la pensée. Dans la perspective qui est la nôtre

de favoriser la réflexivité du praticien, la question de cette formation primitive, de son rôle et

de son accessibilité est fondamentale. La partie incorporée – incarnée selon Varela (2012) –

du savoir ou de la connaissance ici, n’est pas directement accessible à la conscience. Pourtant,

il est possible, selon la perspective phénoménologique et certaines approches herméneutiques

et réflexives, d’y « faire retour ». Pourquoi est-ce nécessaire alors même que nous avons vu

comment certains savoir-faire, gestes professionnels qui nous intéressent ici, acquièrent leur

efficience par leur évidence, c'est-à-dire par leur non-conscientisation immédiate (Galvani,

Vermersch).

« Les savoirs d’interaction sont souvent largement automatisés, semi-conscients. Ces caractéristiques font la pertinence de ces savoirs qui doivent s’ajuster immédiatement aux variations des situations rencontrées. » (Galvani, 2001, p. 46).

On pourrait en effet considérer que, comme pour les contes, le « pouvoir » de certains gestes

d’action réside dans leur opacité et qu’il n’est donc pas utile de chercher à les mettre à jour.

Tout se passe cependant comme si, chez certains praticiens semblant mettre en œuvre des

habiletés particulières – qu’il nous faudra décrire plus loin – se manifestait une forme

d’équilibre pertinent entre, d’un côté, l’usage de savoirs incarnés sous ou faiblement

conscientisés qui autorisent la familiarité de l’être enseignant dans la situation collective de

formation et, de l’autre côté, une « réflexivité au long cours ». Celle-ci semble capable de

modéliser l’interne constitué par les intuitions, les observations (de la situation, de soi

agissant et des autres présents, interagissants), en étayant cette théorie de la pratique, faite

essentiellement de gestes ajustés (voir Bucheton), avec des apports externes, issus d’autres

sphères de vie (personnelle en particulier, mais aussi académique parfois). S’il y a bel et bien

une part d’opacité nécessaire à l’efficience de certains gestes professionnels, il semblerait

qu’un travail de mise en relation, d’ordre théorique donc, soit effectué par ces praticiens,

travail qui leur permet ainsi d’être eux-mêmes des guides (au sens de témoins et peut-être

d’éclaireurs) pour d’autres formateurs, selon certaines conditions.

S’il est donc nécessaire d’être prudent quant aux modes d’appréhension des savoirs incarnés

dans des gestes professionnels, il semble important de relier à nouveau la compréhension plus

générale des sens du métier d’enseignant. La nécessaire prise en compte des aspects

biographiques doit ainsi être articulée à celle de leur agir singulier en ce qu’il peut nous

apprendre des formes particulières de formation de soi dans le contexte singulier de

l’enseignement linguistique en situation pluriculturelle.

Je fais l’hypothèse, en m’appuyant sur Rogers, que l’enseignant n’enseigne rien d’autre que

ce qu’il est. A son enseigne, les apprenants trouvent une pierre de touche sur laquelle

« frotter » leur expressivité, leur formativité (Honoré). L’enseignant – plus ou moins

accueillant, plus ou moins en quête, passionné – indique la voie d’un mouvement avec lequel

tous peuvent plus ou moins s’accorder : le goût d’apprendre et de s’apprendre ensemble. C’est

par ce mouvement d’ouverture qui autorise à grandir qu’il fait autorité au sens de

Lerbet-Sereni :

« autorité s’entendra au plus près de son étymologie : du latin augeo, qui signifie « j’augmente », je fais autorité pour l’autre si, d’en passer par moi, il s’augmente. Mais comment cela opère, et même si cela opère, je n’en sais rien. Je ne peux pas décider pour l’autre d’être une figure d’autorité pour lui. Je le suis pour certains, pas pour tous. C’est en cela aussi que la pluralité d’enseignants est importante. Il y a ainsi, dans cette relation d’autorité, un mystère qui opère, celui qui scelle toute rencontre. Que je tente de le raisonner, de l’élucider, de l’analyser, de le verbaliser, plutôt que d’accueillir ce qui se passe, et j’essaye, alors, peut-être, de prendre le pouvoir relationnel. Ce faisant, je perds la possibilité d’autorité. Dans cette acception, le pouvoir est le contraire de l’autorité. » (Lerbet-Séréni, 2014, p. 9).

Oui, l’acquisition de certains gestes de métier est nécessaire lors de la formation

professionnelle ne serait-ce que pour « outiller » suffisamment le novice et lui permettre de

soutenir sa confiance qui lui permettra d’oser et de voir ainsi se développer son répertoire

d’action. Mais ces outils premiers, s’ils sont indispensables, risquent d’être insuffisants

surtout dans le cas de contextes difficiles. Dans ces contextes-là, c’est bien de gestes d’un

autre ordre, gestes capables de s’inventer, de s’ajuster, à partir de ressources propres au

formateur et aux personnes présentes, dont il est question. Or, ces gestes sont bien souvent

non reproductibles car localisés et attachés à la personne.

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Il ne s’agit donc pas d’aller extraire les « bons gestes » ou les « bonnes pratiques » mais de

comprendre les processus d’articulation, de congruence (Rogers) entre ce qu’est la personne

(non pas son intériorité, mais sa sensibilité et ses modes d’agir) et les situations particulières

auxquelles elle doit s’ajuster (Bucheton). Il s’agit d’éclairer davantage certains savoirs

d’action structurés par une corrélation entre l’intelligence sensible (le tact, la gestion de

l’émotivité) et le cognitif, le discursif et l’organisationnel. Tout enseignant comme tout

professionnel en action, est toujours, d’une certaine façon, l’expert de la situation (Payette et

Champagne, 1997). Il s’agit cependant d’être en mesure d’accompagner la prise de

conscience de son agir, de mettre en valeur ses gestes d’appui qui l’aideront à mieux choisir,

en connaissance de cause, parmi son répertoire d’actions. Ou, pour reprendre les catégories de

Desroche, il s’agirait de repérer les conditions permettant l’articulation féconde qui s’établit,

parfois, entre la personne ressource, incarnée et la personne projet plus mentale. La dimension

relationnelle est, à cet égard, centrale pour comprendre le développement de ces pratiques

enseignantes rares, porteuses d’enseignement.

En croisant l’approche de Giust-Desprairies avec celle de Bucheton sur l’agir enseignant, il

serait possible d’établir une première distinction, certes un peu caricaturale, entre deux

conceptions de l’acteur enseignant. D’un côté, travaillé en profondeur par un imaginaire

social universaliste, nous pourrions nommer, avec Bucheton, une première « conception

rationalisante et téléologique », à la fois majoritaire, dominante, voire structurante, comme

processus de construction de la professionnalité enseignante même si, dans certains cas, il

peut s’agit aussi d’une modalité d’autojustification, par le recours aux principes républicains,

de pratiques mimétiques. De l’autre, nous trouverions, toujours selon Bucheton, une

« conception plus phénoménologique s'intéressant au sujet dans la globalité de sa personne, de

ses émotions, de son expérience. » et dans ce cas, à quel autre imaginaire social peut-elle être

rattachée ? Puisque nous sommes en présence d’enseignantes qui s’inscrivent apparemment

dans cette autre conception, l’analyse des entretiens pourrait nous apporter certains éléments

de réponse.