PARTIE 2 : CADRE THEORIQUE
4.1 Du travail à l’enseignant de FLE
4.1.1 Niveau 1 général : les différents aspects du travail
Enseigner c’est avant tout exercer une activité rémunérée, avoir un travail. La relation avec un
public, enfants, adolescents ou adultes en fait un métier dit « de l’humain » qui implique un
degré important de complexité des situations, la présence d’imprévu, et donc pour y faire face,
la nécessité de développer des compétences particulières, des capacités d’adaptation ou
d’ajustement (Bucheton, 2009) susceptibles de permettre au professionnel de, sinon résoudre,
tout au moins répondre à des attentes et ce, souvent dans l’urgence.
Si l’on reprend les trois dimensions du travail telles qu’établies par Hannah Arendt dans son
ouvrage Condition de l’homme moderne (1961 ; 1988), il est possible d’y associer certaines
caractéristiques du métier d’enseignant :
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- La première dimension, celle du travail, liée à la nécessité de vivre renvoie au labeur qui
n’est pas sans évoquer l’idée de souffrance or, la complexité de l’enseignement, sa
dimension faiblement prescriptible (Perrenoud, 2001, p. 13) en fait un lieu d’effort
potentiellement infini et par conséquence, celui aussi de l’acceptation plus ou moins grande
pour le professionnel de ses limites dans ses capacités à apporter une aide à un élève,
limites qui peuvent aussi être celles de son engagement en raison de la posture qu’il
souhaite adopter
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- La seconde dimension, celle de l’action, inscrit le travail dans le champ des échanges
sociaux. L’enseignement, avec sa part importante, centrale, des interactions, en fait un lieu
de résonance des structures sociales, que ce soit celles de l’État organisateur de l’éducation
nationale ou celles de l’établissement, des enseignants, de l’ensemble des acteurs. En ce
sens, cette dimension sociale est bien celle du politique.
- La troisième dimension du travail est celle de l’œuvre qui désigne « le produit de l’activité.
(…) l’œuvre est toujours double car la production de quelque chose est toujours aussi la
production de soi. » (Galvani, 2016, p. 4). L’enseignement semble bien relié à l’art – au
moins comme artisanat – doublement puisqu’à la fois dans la manière et dans le but : d’un
côté, mise en œuvre d’une démarche pédagogique située dans un contexte et où celle-ci
vise, in fine, le développement et la transformation de certaines dimensions des personnes
en formation.
4.1.1.1 Métier et profession : origine d’une distinction
Le métier renvoie au Moyen âge à des savoirs pratiques détenus par des artisans et qui se
transmettaient au sein de corporations plus ou moins organisées et contraignantes tels que les
compagnons. Certains de ces métiers demandait que l’apprenti, une fois terminé sa période
d’initiation et d’apprentissage, prête serment publiquement pour avoir « droit au corps ». Le
terme profession dérive donc de cette « profession de foi » qui liait les membres d’une même
communauté de métier. (D’après Geay,1998 et Dubar, 1991).
Le développement des universités à partir du XIIIème siècle va voir diverger les métiers plus
intellectuels qui s’enseignaient dans les universités (les arts, la théologie, le droit et la
médecine) et les autres métiers artisanaux organisés en corporation. Cette distinction entre
métiers d’arts et professions intellectuelles relevait donc davantage des lieux, de leurs statuts
juridiques et de leurs modes d’apprentissage distincts alors même que tous partageaient une
même origine et des rites incluant la profession de foi. C’est probablement la présence
importante du mode d’enseignement oral dit « magistral », ainsi que la place accordée dans
les études, à l’expression, à l’écrit (la langue latine servant de langue commune en Europe
pour les domaines de recherche), qui explique l’attribution du terme profession aux seules
activités relevant de l’enseignement académique. Ces éléments penchent vers la catégorisation
du métier d’enseignant dans la sous-catégorie des professions. Pourtant un autre exemple de
formation intégrant une part de médiatisation par un maître doit être considéré : le
compagnonnage.
4.1.1.2 Le compagnonnage, un modèle de formation expérientielle ?
Selon Annie Guédez (1994), le modèle du compagnonnage qui a perduré jusqu’à nos jours est
un bel exemple de formation expérientielle puisqu’il réunit les deux conditions relevées par
Landry (1989) : le contact direct et la possibilité d’agir. Rappelons tout d’abord les deux
modes fondamentaux d'apprentissage chez l'homme (d’après Geay, 1998, p. 12) :
- l’apprentissage direct ou expérientiel (Pineau parle lui d’auto-éco-formation c'est à
dire d’une formation par soi-même et par expérience de l’environnement) ;
- l’apprentissage médiatisé ou un autre intervient entre l'apprenant et son
environnement (Pineau parle dans ce cas d’hétéroformation).
Or, l’expérience du Tour de France d’un apprenti compagnon lui permet de rencontrer
différents maîtres, d’être exposé à diverses techniques qu’il incorpore par imitation. Ces
expériences de vie et de travail constituent pour lui une « matière première » susceptible de se
transformer en savoirs, selon certaines conditions :
« Mais pour que l'expérience devienne source de savoir, il faut qu'elle soit transformée en conscience par un travail de réflexion personnelle sur la matière première de l'expérience. (…) Or cette « compréhension » de l'expérience était médiatisée sur le Tour de France par les ouvriers-compagnons qui enseignaient le trait aux apprentis le soir à la Cayenne. » (Geay, 1998, p. 13)
Il est possible de voir dans ce type de formation un modèle d’alternance (voir supra 3.3, p.
85). L’apprenti construirait ses savoirs de métier grâce à l’alternance organisée entre
l’apprentissage par l’expérience directe (bien qu’encadrée par des « modèles ») et les temps
de réflexion guidée qui permettent de faire retour tout en orientant la réflexion vers des
possibilités nouvelles : travail de conscientisation de l’expérience et de formalisation qui
s’apparente selon nous à la théorisation par la problématisation et ainsi à ce que l’on nomme
aujourd’hui réflexivité (sur laquelle nous reviendrons plus loin).
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La médiation peut aussi s’entendre alors du côté d’une « autorisation à ». L’accompagnement
réalisé par le compagnon permettrait dès lors d’articuler une nécessaire verticalité (celle d’une
échelle des savoirs, des expériences acquises) et la convergence vers une horizontalité qui
s’exprimant dans des formes de réciprocité (passages et partage de moments communs). C’est
à cette ambiguïté transformatrice de la relation que Lerbet-Sereni attire notre attention en
ayant recours à l’étymologie :
« Le compagnonnage serait ainsi à la fois référé à la verticalité, entre apprenti et maître, et à l’horizontalité, dès lors que l’on se place entre compagnons. L’étymologie tendrait d’ailleurs à privilégier cette seconde acception, dans la mesure où le compagnon est celui qui partage le pain (cum panis) [...]. Il y a ainsi étymologiquement dans le compagnonnage, l’idée forte de réciprocité et d’égalité dans la relation. » (Lerbet-Séréni, 1999, pp. 169-170).