PARTIE 2 : CADRE THEORIQUE
4.1 Du travail à l’enseignant de FLE
4.1.5 L’enseignant, entre la figure du novice et celle de l’expert
Nous avons examiné dans le chapitre deux les différents aspects de ce que l’on nomme
expérience, or celle-ci, prend une résonnance particulière dans le domaine professionnel.
Ainsi, lors d’une recherche d’emploi, à côté des preuves de formations reconnues (diplômes et
certifications), il est demandé à la personne de mettre en avant ses différentes expériences
professionnelles. Selon le type de poste, l’exigence d’une expérience antérieure dans le
domaine professionnel concerné sera plus ou moins grande. Dans le domaine de
l’enseignement, celle-ci est apparemment plus réduite, l’aptitude à enseigner, attestée par le
diplôme, permet d’être considéré globalement comme un enseignant dès sa prise de fonction.
Pourtant, aux yeux des apprenants, entre collègues, ou par les choix de la direction, des
distinctions peuvent réapparaître. On parlera alors de « jeunes collègues » ou encore de
« débutants », de « novices », auxquels on opposera les « enseignants expérimentés ».
Dans le cadre d’une recherche qui tente de comprendre le développement d’un agir singulier
dans le parcours professionnel d’enseignants de FLE que nous qualifions nous-même
d’expérimentés, il semble pertinent d’interroger ces catégories pour en extraire,
éventuellement, des éclairages sur ce qui pourrait caractériser de tels enseignants. Nous nous
appuierons pour cela sur les travaux de Dominique Violet dans son ouvrage « Paradoxe,
autonomie et réussites scolaires » paru chez L’Harmattan en 1996, en décalant toutefois son
point de vue, de celui porté aux élèves vers celui des enseignants. Dominique Violet
commence par rappeler l’étymologie d’expert.
« Le mot expert vient du latin expertus qui souligne le fait d’avoir éprouvé un savoir, un savoir-faire, dans la pratique et d’avoir acquis une compétence pointue, dans un domaine particulier. L’expertise consiste à analyser une situation particulière, afin de dégager les problèmes qu’elle soulève et prescrire les solutions adéquates. La notion d’expert et de système expert se précise avec les sciences de l’intelligence artificielle. » (Violet, 1996, p. 109).
Nous retrouvons d’une part la mise à l’épreuve de savoirs acquis dans la pratique –
transmutation d’un savoir, encore extérieur, conceptuel, en compétence – et d’autre part la
capacité à analyser la situation pour y « diagnostiquer » un problème et y apporter une
réponse pertinente. Cette vision, très médicale, tend à extérioriser l’acteur de la situation qu’il
analyse. Cette distance peut, dans certains cas, favoriser une « vision englobante », et ainsi le
repérage de freins, de nœuds du système et l’application de procédures de remise en route ou
de contournement du blocage. Cette compréhension de l’expertise renvoie à la figure de
l’expert et à des compétences analytiques et procédurales élevées. Elle semble adaptée à des
raisonnements logiques de type technique, d’ailleurs, dans le domaine informatique, on
nomme système expert les ordinateurs qui : « (…) sont à même de reproduire des
raisonnements dans des champs étroits du savoir. » (J. G. Ganascia, 1993, p. 67). L’expertise
s’oppose bien, selon cette perspective, à ce qui pourrait être considéré comme une
insuffisance de connaissances, celle du novice :
« Vue sous cet angle, l’expertise semble pouvoir être interprétée comme une technique avancée permettant d’effectuer rapidement et sans erreur des opérations préalablement programmées. Ces caractéristiques ne se retrouvent pas chez le novice. Le terme « novice » vient de novicius qui signifie nouveau, inexpérimenté. » (Violet, 1996, p. 110)
Pourtant, en situation de formation, les interactions diverses entre les membres d’un groupe
viennent complexifier la donne en relativisant la frontière entre un système et son
environnement, pertinente dans le cas de systèmes artificiels. Ainsi, pour H. A. Simon sur
lequel s’appuie Violet, un système artificiel présente la caractéristique suivante :
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« Le système s’adapte à un environnement extérieur, en se référant uniquement à l’objectif
défini par son milieu intérieur » (Simon, 1991, p. 28). Dans le cas de systèmes humains,
l’adaptation d’un individu à son environnement répond à des logiques multiréférentielles. La
focalisation sur un seul objectif comporte alors un risque de réduction comme le signale
Perrenoud par sa métaphore du pilote automobile (inspirée de Carbonneau et Hétu,1936, p.
86) : le novice mobilise une vision nocturne, concentrée, faiblement efficace car vite éblouie,
tandis que l’expert développerait une vision diurne, ouverte, globale, vigilante et assurée
(Perrenoud, 2001, p. 33).
Qu’est-ce qui, au-delà de cette question du « regard » porté sur une situation, différencie alors
le novice de l’expert quant à leurs formes d’adaptation à un environnement ? Violet se réfère
aux travaux de H. A. Simon pour distinguer l’activité intellectuelle du novice et celle de
l’expert. Celui-ci envisage trois axes permettant d’effectuer cette distinction :
L’habileté « stratégique » à utiliser ses connaissances. A égalité de connaissances acquise,
l’expert se distingue du novice par son « habileté » à les utiliser. Alors que le novice reproduit
l’agencement des savoirs tel qu’il l’a appris,
« (...) l’expert dégage une stratégie qui lui permet d’utiliser les savoirs appris avec souplesse et rigueur. Comme le novice, il peut suivre des programmes mais il saura aussi gérer les imprévus qui peuvent apparaître au cours d’une séquence de travail. » (Violet, 1996, p. 110).
La rapidité d’évaluation par schématisation. Le temps de résolution d’un problème
distinguerait le novice de l’expert qui lui serait en capacité à analyser les éléments du
problème et à les mettre en rapport rapidement avec le répertoire de situations et de solutions
connues. Ce symptôme d’une résolution rapide par l’expert relèverait d’un degré de
complexité plus grand :
« L’expert se représente rapidement l’état final et l’état de départ en les reliant dans une même schématisation, alors que le novice a tendance à juxtaposer les représentations des énoncés du problème alors que l’expert les représente ensemble, celui lui permet d’obtenir très vite la solution » (ibid, p. 112).
La décentrationpar la pluri-dimensionnalité :
« (…) l’expert est capable d’exploiter ses connaissances afin d’appréhender une situation de plusieurs points de vue : cela témoigne d’une grande faculté de décentration. Ainsi la capacité de l’expert ne se résume-t-elle pas à la maîtrise d’approches et de méthodes analytiques, elle s’étend à la recherche d’approches et de solutions complémentaires susceptibles de satisfaire aux spécificités du problème pris dans sa complexité. » (ibid, p. 112).
Violet, avec Le Moigne, distingue l’efficacité qui est de l’ordre du rendement, de l’effectivité
qui « s’évalue sur un vecteur multidimensionnel » (Violet, 1996, p 113). Ainsi, l’application,
par un « expert » d’une méthodologie venue d’ailleurs peut s’avérer efficace sur un aspect
précis (la résolution d’un problème financier par exemple), mais à l’aide de solutions qui
mettent en tension, voire en péril, l’organisme dont l’expert n’aura pas su percevoir la
singularité, l’équilibre, le sens profond. Elle en conclut que l’expert véritable « n’est pas celui
qui reproduit ailleurs ce qu’il a appris dans un cadre précis, c’est celui qui sait s’adapter aux
circonstances environnementales (…). » (ibid, p 113). Selon cette conception, l’expert n’est
pas tant celui qui possède une expertise « pointue » mais, reprenant Nicolescu (1990), celui
dont « la force émerge surtout de la complémentarité des regards qu’il s’autorise à lancer sur
une situation à problématiser, c’est-à-dire à comprendre dans sa complexité. » (Violet, 1996,
p 113). Il est possible selon nous d’établir un lien entre l’axe trois de la pluri-dimensionnalité
déjà évoqué avec Simon et la question de la diversité présente comme expérience d’un groupe
d’apprenants FLE en situation d’immersion en France. Nous allons y revenir dans l’examen
de chacun de ces trois axes.
La question clé soulevée ici est celle de la relation à l’environnement. Commençons par une
remarque générale quant à celle-ci et ses liens avec l’intelligence. Si, comme le dit Le
Moigne, « l’intelligence se manifeste comme une faculté à produire du sens et à s’adapter aux
circonstances environnementales » (1991, p. 81), alors, il nous semble que chacun peut être
l’expert de la situation dans laquelle il se trouve (voir Payette et Champagne
81). Si la
production de sens ne se trouve pas captée par la seule intentionnalité – la demande de
résolution d’un problème, forme d’approche unidimensionnelle qui bute sur le premier caillou
du chemin et rétrécit le champ de vision – mais qu’au contraire l’attention s’ouvre à un sens
large, pluriel, tel qu’il peut s’établir dans la relation avec une personne en prise avec un
problème, et disposant de ressources, capacités à rebondir, à solliciter de l’aide, alors
l’intelligence se révèle dans sa caractéristique environnementale (les autres, le milieu).
Remarquons que cette caractéristique est justement celle qui se trouve le plus souvent
neutralisée par les dispositifs institutionnels de formation par le retrait dans un espace clôt,
pauvre en sollicitations sensorielles et où les interactions sociales sont réduites ou contrôlées
par le maître. Nous verrons, à cet égard, ce qu’il en est dans le contexte de formation FLE,
terrain de notre recherche.
81 Chacun peut être l’expert de la situation dans la mesure où celle-ci mobilise sur le moment ou de façon différée sa réflexivité. C’est l’un des principes de base des groupes de co-développement, forme d’analyse de pratique développée par Payette en Champagne.
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L’axe 1 des caractéristiques qui distingueraient l’expert du novice met en avant l’habileté
« stratégique » à utiliser ses connaissances. Si la quantité de connaissances acquises
constitue indéniablement une ressource utile pour l’enseignant en tant que répertoire
disponible de situations et d’actions, encore faut-il que celui-ci ait développé l’habilité à les
mobiliser. Nous partageons globalement l’avis de Violet, reprenant Simon, consistant à
référer l’expertise à une habilité, encore faut-il s’entendre sur le sens que nous lui attribuons.
Il ne faudrait pas, selon nous, établir de corrélation automatique entre le développement de
l’habilité et celui des connaissances, professionnelles par exemple. D’une part l’expérience
nous montre qu’il ne suffit pas d’accumuler des connaissances pour que celles-ci deviennent
plus pertinentes ni transmissibles. D’autre part l’habilité, au sens large, celui d’une certaine
« intelligence de l’agir », peut s’établir selon différents rapports au savoir et au non-savoir
qu’il importe de préciser.
D’un certain rapport émancipé au savoir dépendrait, nous semble-t-il, cette « souplesse » que
l’expert serait en mesure de montrer lors de la mise en place de sa « stratégie ». L’habilité
peut ainsi prendre plusieurs formes. Elle peut consister parfois à ne pas dévoiler ses
connaissances ou même à partir de l’étonnement partagé vis-à-vis d’un savoir encore à
construire. L’erreur fréquente de certains enseignants consiste en effet à s’interdire le
non-savoir ou la non-réponse (perçus comme une forme de délégitimation de la figure du maître
« savant »). Pourtant, Jacotot nous a montré (Rancière, 2004), qu’il est possible
d’accompagner quelqu’un sur le chemin d’un apprentissage sans maîtriser soi-même les
contenus de celui-ci. L’accompagnement se réalise alors par le guidage méthodologique de
l’apprenant, soutient de son attention qu’il s’agira de maintenir ou d’éveiller. Souvent – c’est
là ce que l’on pourrait appeler, avec Sugata Mitra, « La pédagogie des grands-mères
82» –
c’est par l’interrogation encourageante et dans l’ignorance exprimée du maïeuticien, réelle ou
feinte (« Comment fais-tu ? Montre-moi ? »), sorte de retournement de la relation
pédagogique classique, que l’apprenant va pouvoir expliquer sa démarche, son raisonnement,
ce qui, nous le savons bien comme enseignant pour le pratiquer nous-même couramment,
constitue une étape décisive de l’apprentissage (le nôtre !). La question de la guidance, selon
cette perspective de l’accompagnement, est alors posée, elle renvoie à une éthique de l’autre
et du respect de son rapport singulier au monde. Dans le cas d’une connaissance que l’on
détiendrait et qui pourrait s’avérer décisive dans le choix de l’apprenant d’aller vers telle
82 Sugata Mitra, informaticien indien, s’est intéressé tardivement à la pédagogie. Il a développé un regard critique sur les systèmes d’enseignement et révélé au travers d’expérimentations les grandes ressources d’auto et de co-formation accompagnées. Une conférence Ted-s talk est visible sur le net dans laquelle il présente certains de ses travaux.
direction plutôt qu’un autre, bien souvent, c’est à partir de notre expérience (celle d’une voie
empruntée qui s’est avérée juste pour nous) que l’on s’autorise trop souvent à interférer et à
influer sur le choix de l’apprenant qui, sans cela, aurait pu faire sa propre expérience. C’est le
sens de l’exemple donné par Wilfred Pelletier-Baibomsey, un amérindien odawa du Canada
qui a comparé les gestes éducatifs des membres de sa communauté d’origine et ceux qu’il a
découvert à « l’école des blancs ».
« Observez un enfant : vous le verrez placer une chaise à l’envers, la couvrir d’une couverture et s’en faire une maison. Sa relation avec la chaise est multiple. En vieillissant, il en viendra à ne lui donner qu’un seul rôle, c’est-à-dire celui d’un objet sur lequel on peut s’assoir. Voilà exactement ce que notre société (canadienne, « moderne ») apprend à nos enfants : ce que représente l’objet, l’endroit où il doit se trouver et l’interdiction de le déplacer. (…) Tout au long de notre enfance, on nous a laissé établir des rapports avec les objets qui nous entouraient. En d’autres mots, les valeurs que les adultes donnaient aux choses n’étaient pas nécessairement transmises aux enfants. Ceux-ci apprenaient à découvrir leurs propres valeurs et à développer leurs propres rapports vis-à-vis des choses. » (Pelletier, 1985, p. 48).