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PARTIE 2 : CADRE THEORIQUE

4.2 Du praticien réflexif à l’intelligence pratique

4.2.1 La figure du praticien réflexif

Selon Perrenoud, qui a travaillé en collaboration avec Paquay, le mouvement de

professionnalisation des enseignants et le développement de la figure du praticien réflexif

devraient permettre de dépasser l’opposition stérile entre les savoirs pratiques détenus par les

praticiens et les savoirs disciplinaires détenus par l’académie

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. Quelle est donc cette figure du

praticien réflexif qui, dans le domaine du Français Langue étrangère aussi, tend à s’installer

en formation des enseignants ? Pour Perrenoud,

« La pratique réflexive suppose une posture, une forme d'identité, un habitus. Sa réalité se mesure non au discours ou aux intentions, mais à la place, à la nature et aux conséquences de la réflexion dans l'exercice quotidien du métier, en situation de crise ou d'échec comme en situation de croisière. » (Perrenoud, 2001, pp. 14-15)

Il voit les bases de cette notion chez Dewey dans celle de reflexive action (Dewey, 1933,

1947, 1993), mais aussi chez la plupart des grands pédagogues pour qui l'enseignant est un

inventeur, un chercheur, un aventurier ayant un besoin de réfléchir intensément à ce qu'il fait

et d'apprendre très vite de l’expérience. Dans les sciences humaines, la fin du vingtième siècle

a vu le retour du sujet (Wieviorka, 2007), et ce, au-delà de ses sciences de prédilection

(psychologie et psychanalyse). Ce changement de paradigme a préparé l’arrivée de la

réflexivité en formation. En philosophie, la phénoménologie et l’herméneutique reviennent

sur le devant de la scène avec un auteur tel que Paul Ricœur.

83 Lahire aussi conteste l’opposition entre un sens pratique qui serait fondé sur des habitudes pré-réflexives et un sens théorique qui serait le fruit d’un travail réflexif. « Lahire considère qu’il peut très bien y avoir des habitudes pratiques générées et générant une forme singulière de travail réflexif qui permet de prendre conscience de celles-ci de façon à les transformer, tout comme certaines attitudes réflexives peuvent avoir été façonnées et entretenues par la répétition et par l’habitude (Lahire, 2011 [2001]). » (Gesson, 2015, p. 230).

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L’ethnométhodologie en anthropologie vient compléter le structuralisme de Claude Lévy

Strauss et jusqu’à la sociologie de Pierre Bourdieu qui, progressivement, s’est éloignée des

approches très déterministes et structurales. La plupart des sciences humaines prennent leur

distance avec le béhaviorisme et le positivisme triomphant des années cinquante et soixante.

Les grands systèmes explicatifs issus de la critique (marxisme, structuralisme…) ont échoué à

apporter des réponses concrètes aux praticiens pris dans des problématiques complexes,

spécifiques, et ceux-ci ont contribué par leur demande à l’émergence à la fin des années

soixante et dans les décennies suivantes, de nouvelles approches mettant au centre le sujet,

certes reconnu comme pris dans des déterminismes, mais également capable de choix, de

résistance face à ces derniers. Sujet toujours acteur de sa vie en dernier ressort, et susceptible

alors de s’émanciper. « Le sujet social doit être considéré comme l'agent principal de ses

propres activités éducatives. […] l’architecte partiel de ses propres destinées. » (Bandura,

2013).

Dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, les travaux de Donald Schön, penseur et

pédagogue américain, ont permis de revitaliser et de conceptualiser la figure du praticien

réflexif (Perrenoud, 2001). Il propose une « épistémologie de la pratique, de la réflexion et de

la connaissance dans l'action. » En effet, puisqu’une part importante des compétences de

l’enseignant ne relève pas de connaissances acquises en formation mais bien plutôt de

savoir-faire et savoir-être qui se développent au travers de l’expérience de la pratique, alors il est

possible d’améliorer celle-ci à partir d’une meilleure compréhension des processus de

décision dans l’action. Ces processus intègrent certes des savoirs (conscients et cachés) mais

également d’autres « indicateurs » tels que l’interprétation de la situation par le praticien à

partir de grilles d’analyse liées à des schèmes de pensée, à des intuitions.

« La référence au praticien réflexif est une forme de réhabilitation de l'intuition et de l'intelligence pratique, leur réintégration au cœur de la compétence professionnelle.» (Perrenoud, 2001, p. 17)

Les travaux de Schön ont eu le mérite de centrer le questionnement sur l’agir comme

lieu-moment d’une pensée réfléchie complexe : comment les praticiens pensent-ils dans l’action ?

Si l’on veut comprendre sa pratique, jusque dans ses ressorts cachés, il est dès lors nécessaire

de distinguer les ressources mobilisées et leurs articulations dans la prise de décision. Cela

peut se faire à différents moments : en amont (pensée pour l’action à venir), pendant (pensée

dans l’action) et surtout après (pensée sur l’action) dans des formes de retour sur la situation

qui cherchent à interpréter la situation passée à l’aide de grilles d’analyse. Cette démarche

réflexive rapproche la pratique professionnelle d’une démarche scientifique de recherche de

type clinique. Selon Schön et Perrenoud, la prise de distance qu’elle demande au praticien, qui

doit se prendre comme objet de sa réflexion, peut lui permettre d’apprendre de sa pratique. Le

« tournant réflexif », tel qu’il a pu être nommé, constitue donc un changement de paradigme

épistémologique qui, venu des praticiens eux-mêmes, vient renouveler la façon d’envisager la

connaissance et aussi, juste retour des « choses », la façon d’envisager la formation des

praticiens. L’approche bio-cognitive de la formation intègre ce changement de paradigme

comme une alternative épistémologique aux sciences appliquées. Comme le présente Pineau

(2006), il est possible de mettre en regard ces deux épistémologies en l’abordant par les

questions constitutives d’une recherche.

Tableau 1 - Le tournant réflexif comme passage paradigmatique (Pineau, 2006, repris par Galvani, 2014)

Paradigmes Questions

constituantes

La science appliquée Praticien-réflexif

Quoi réfléchir ? Objet de recherche

Le monde conçu, abstrait : les théories, les lois, les modèles.

Le monde vécu, concret : les pratiques, les actions, les expériences.

Qui réfléchit ? Les chercheurs : professionnels de la

réflexion valable, objective. Les praticiens, les acteurs, les sujets. Comment réfléchir ?

Méthodologie ---

Épistémologie

Méthodologie dichotomique de division sociale et technique de la

recherche : sujet/objet, pratique/théorie, action/réflexion.

---

Épistémologie disciplinaire, positiviste, d’un savoir analytique,

précis, certain, organisateur.

Méthodologies interactives de recherche avec des traits d’union :

recherche-action – participative – collaborative – formative.

---

Épistémologie transdisciplinaire d’un savoir systémique, complexe,

dialectique. Pour quoi réfléchir ?

Axiologie, éthique

Objectifs d’explication et de compréhension théorique pour trouver des lois, des modèles, des

principes à appliquer.

Objectifs de compréhension pratique et théorique, mais aussi objectifs

d’autonomisation de l’agir et de l’acteur.

Implications en didactique* Modèle préprogrammé organisant l’assimilation de savoirs préformés.

Modèle de l’initiation ou maïeutique, autoprojeté (Desroche, 1990)

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Si nous ajoutons cette entrée par la didactique (*), c’est en raison du caractère transformateur

que constitue le paradigme réflexif dans la façon, aussi, de considérer, les compétences

professionnelles de ce que serait un praticien réflexif.

Dans le domaine de la formation linguistique qui est celui de notre terrain de recherche,

Muriel Molinié, professeur à l’université Paris III en didactique d’appropriation du français,

propose les attributs suivants de ce que serait une compétence réflexive :

« savoir établir une relation d’empathie avec le « public » (donner, recevoir et rendre) ; se situer « au plus près de » la singularité des expériences apprenantes et formatives des acteurs ; se sentir concerné par la capacité des acteurs à se saisir de leur pouvoir d’action ; mettre en œuvre une écoute plurielle, attention portée à l’altérité et à la complexité ainsi qu’une co-construction du sens, des savoirs et des connaissances »

Nous tenterons, lors de l’analyse des données de confronter nos propres résultats avec ces

aptitudes ici repérées. Si cette réintroduction du sujet réflexif semble indispensable dans le

domaine de la formation (celle des enseignants en particulier), elle se manifeste dans d’autres

sphères sociales également. C’est l’un des risques pointés par des chercheurs en sociologie ou

en sciences de l’éducation. Les démarches réflexives sont très diverses et leurs fonctions

également. La possibilité de revenir sur son expérience passée peut être instrumentalisée à des

fins sociales de contrôle des individus. C’est ce que rappelle Jean-Pierre Boutinet dans sa

contribution à l’ouvrage consacré aux « Pratiques réflexives ». Il évoque, à propos de

certaines situations, une forme d’injonction à la rétrospection (Guillaumin, Pesce, Denoyel,

2009, p. 7). Cette situation est à conserver en mémoire chez tout chercheur qui mobilise ces

démarches avec d’autres personnes, de façon à s’en distinguer par une qualité relationnelle

appuyée sur une éthique de la recherche laquelle doit laisser l’entière liberté au sujet de

contribuer ou non et aussi selon sa manière, toujours en co-construction donc. Ces démarches

appellent de la part du praticien réflexif l’élucidation de son habitus et le développement

peut-être d’une intelligence pratique.