PARTIE 2 : CADRE THEORIQUE
3.4 Autoformation et formation expérientielle
3.4.1 Historique de l’émergence du concept
L’émergence du concept de formation expérientielle dans le champ des sciences de
l’éducation est le résultat d’un long cheminement lié au contexte de contestation de la société
de consommation et d’un certain rapport de soumission aux savoirs dominants
68.
« Dans le contexte des années 70, la promotion de la « formation expérientielle » vient s’inscrire dans un mouvement plus vaste d’idées, autour d’un socle de valeurs communes qui mêlent à la fois la dénonciation de la société de consommation, de l’aliénation de l’individu mis au service exclusif de la consommation, dans une affirmation de la dignité de l’homme ; de tous les hommes, des richesses dont ils sont porteurs, etc. » (Lochard, 2007, p. 82).
Cette émergence a fait entrer en lice l’expérience dans le champ des sciences de l’éducation
par la porte dérobée de la recherche sur la formation professionnelle. Porté en France par le
croisement des travaux de différents chercheurs et praticiens, ce concept s’est
progressivement imposé dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. L’ouvrage La
formation expérientielle des adultes, dirigé par Courtois et Pineau et publié en 1989 a pu
constituer une première étape de structuration et de reconnaissance académique de ce concept.
Pineau rappelle ce qu’il doit aux travaux de Kolb sur l’apprentissage expérientiel, à ceux de
Mezirow sur le développement de l’aptitude à l’autoformation. Courtois conduisait de son
côté des recherches sur l’autoformation professionnelle dans le cadre de l’AFPA
69. La revue
Education permanente dirigée par Guy Jobert et publiée en partenariat avec le CNAM
70, autre
acteur important de la formation permanente, a joué un rôle décisif dans la diffusion de ce
68 Ainsi, l’une des sources d’inspiration de Pineau a été le travail de Michel de Certeau sur « L’invention du quotidien : les arts de faire » (1ère édition : 1980).
69 L’agence nationale pour la formation professionnelle des adultes structure un grand nombre de centres de formation professionnel présents en France dans la plupart des villes. Site : https://www.afpa.fr/
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concept comme catalyseur de mises en réseaux professionnels et scientifiques de séries de
problèmes socioformatifs. (Pineau, 2014, p. 169). Guy Bonvalot la définit ainsi :
« (…) le fait que les adultes se forment AUSSI en dehors de lieux et de systèmes de formation institués, en vivant des expériences. (Ainsi, elle) est le produit d’expériences qui n’ont pas comme finalitépremière la formation. »(Bonvalot, 1991, p. 321).
S’imposant progressivement dans le champ académique en dépit de fortes résistances, le
concept de formation expérientielle a permis l’avènement des « savoirs expérientiels » selon
une logique nouvelle aux conséquences importantes en épistémologie :
« (…) il existe un savoir dont les gens ordinaires sont détenteurs et qu’il faut recueillir. Ce savoir est non seulement une richesse – il est porteur d’une plus-value dont les savoirs académiques perdraient à se priver – mais aussi le vecteur d’une démocratisation de la connaissance. » (Lochard, 2007, p. 82).
Si, parallèlement à ce concept, des chercheurs (parfois les mêmes) travaillaient sur celui
d’autoformation, il est nécessaire de préciser en quoi ces deux concepts se recouvrent et en
quoi ils divergent. Historiquement, ce sont les recherches américaines autour de l’experiential
learning qui, les premières, analysent les conditions d’apprentissage dans et par l’expérience
à la suite de Dewey
71. Le sujet est toujours l’acteur principal de ses apprentissages, il met en
œuvre des stratégies qui lui permettent de mobiliser des savoirs déjà-là et de les adapter à une
situation nouvelle pour éventuellement former de nouveaux savoirs (la boucle
apprendre-comprendre de Kolb).
Le concept de formation expérientielle a permis de réintroduire dans le domaine de la
formation professionnelle tout d’abord, puis dans celui de la pédagogie ensuite, l’importance
de l’intelligence pratique, du couplage action-réflexion. Ces multiples arts de faire qui sont
ceux d’une invention du quotidien (Certeaux, 1980 ; 2010), sont autant de savoirs
d’expérience longtemps laissés dans l’ombre
72. Ce concept a ajouté au télescope du
chercheur-théoricien de l’éducation le microscope de terrain dont l’usage réunit
nécessairement chercheur et praticiens. Enfin, il a permis la reconnaissance institutionnelle de
certains savoirs expérientiels officiellement nommés « acquis de l’expérience ».
Le concept d’autoformation, très proche puisqu’il partage avec celui de formation
expérientielle les présupposés constructivistes et la valeur première de l’expérience, a
bénéficié des apports des sciences de la complexité et de la transdisciplinarité.
71 Du point de vue américain car les travaux sur l’herméneutique de Dilthey (1833-1911) ont précédé ceux de Dewey (1859-1952).
Sa centration sur l’autos a permis de mieux révéler les interactions complexe entre le sujet et
son milieu. Depuis les premières recherches du canadien Touch sur les projets d’études
indépendants des adultes, la découverte de la partie immergée de l’iceberg de la formation
non formelle ou informelle (voir Pain, 1990), les recherches sur l’autoformation ont réuni des
perspectives très diverses qu’il importe de distinguer (voir supra 3.2). Le concept s’est nourri
de celui d’autonomie fondamentale du vivant, processus anthropologique
d’auto-éco-reconstruction de soi qu’il s’agit, en formation, de toujours reconnaître et tenter
d’accompagner. Ce concept permet de se représenter, selon la théorie tripolaire de Pineau, les
dimensions du vivre ainsi que leurs trois niveaux engagés dans la formation
73.
Figure 2 : Théorie tripolaire de la formation (d’après Pineau et Galvani)
Légende - Chaque relation bipolaire est à penser selon un triple niveau :
Niveau corporel et sensoriel : celui des savoir-faire
Niveau cognitif : celui des savoirs
Niveau symbolique : celui des savoirs existentiels et éthiques (savoir vivre pour Pineau)
Dans une relation entre un individu et un groupe, (entre Auto et Social), s’échangent
différentes informations, se jouent différents rôles selon les enjeux, les intentions. Ces
aspects, bien décrit par la psychosociologie, peuvent, dès lors que l’on s’intéresse à la
question de la formation, être interprétés, du côté de la personne qui apprend, selon une
graduation. C’est bien le corps qui informe le mental à partir des sens et bien que ceux-ci
soient préformés par des schèmes d’action et des grilles de catégorisation. Le niveau cognitif
est celui du traitement de l’information, il permet de valider celles-ci, de les inclure dans les
schémas et catégories existantes ou sinon, de les reconfigurer.
73 Précisons que cette distinction des trois niveaux vient de Galvani (2001 ; in Paul & Pineau 2005) et qu’elle a des conséquences importantes sur les modalités d’accompagnement de l’autoformation.
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L’analyse du travail, comme celle des pratiques enseignantes pourrait s’arrêter là, pourtant,
nous savons combien les catégorisations, les décisions, relèvent d’enjeux, de représentations
liées elles-mêmes à de l’éthique et à du symbolique. Cette dernière dimension est donc tout à
fait essentielle à considérer en lien avec les deux autres.
Nous verrons dans le chapitre consacré à ce que Malet nomme une « phénoménologie du
devenir enseignant » (infra 5.4.) que ces dimensions s’enchevêtrent en permanence et même
lorsqu’une personne est seule, en relation avec un milieu (pôle éco). Quant au dernier axe,
entre l’éco et le social, s’il concerne moins notre réflexion qui porte davantage sur l’axe
Auto-Social plus directement en jeu dans un dispositif de formation, nous verrons qu’une certaine
conception ouverte de la formation peut lui ménager une place importante.
Si, dans le contexte des formations d'adulte, la prise en compte de l'alternance et de certains
processus d'autoformation a entraîné l'élargissement des pratiques d’ingénierie de formation
au pôle personnel (tentatives d'aménagement de parcours individualisé, usage de portfolio,
volontéaffichée d’autonomisation de l’apprenant), le pôle de l'éducation par le milieu ou
éco-formation reste largement ignoré en dehors de certaines disciplines liées à l’écologie, au
développement des territoires ou encore àl’ergonomie.
Dans le champ du français langue étrangère, le rapport aux langues et la reconnaissance des
compétences partielles et plurilingues
74a conduit àélargir la vision des aptitudes linguistiques
en y intégrant les dimensions sociales et psycho-sociales. Cette entrée a favoriséelle-aussi un
rééquilibrage entre l'hétéro-formation et l'autoformation mais, là encore, dans une visée
parfois uniquement fonctionnaliste. La dimension existentielle, celle d'une expression de soi
dans une langue nouvelle dépend encore largement des représentations du formateur sur son
rôle et sur la formation d'une personne. Diverses démarches non-conventionnelles peuvent
être réunies sous l’appellation « approche relationnelle » (Dufeu, 1996). Bien qu’elles
recouvrent en fait une galaxie d’approches différentes, elles partagent une vision de
l’enseignement des langues comme devant faire une place au corps, à l'imaginaire, à la
créativité (Toulet, 2014) et aux relations socio-affectives qui s’établissent dans un groupe.
74 Le Cecrl (Cadre européen commun de référence aux langues) se place dans une approche plurilingue. Tout locuteur possède un répertoire de différentes langues maîtrisées à des degrés divers. Il s’agit donc de s’appuyer sur la compétence plurilingue (indissociable de la compétence pluriculturelle en raison de l’imbrication entre langue et culture) selon les caractéristiques suivantes : elle se présente généralement comme déséquilibrée, comme évolutive, différenciée et pouvant jouer de l’alternance. Il s’agit d’une compétence fonctionnelle qui permet au locuteur de trouver des ressources d’une langue à une autre. Dans le même esprit, les compétences partielles dans les langues autres que premières sont vues comme représentant « une maîtrise limitée ou sectorisée d’une langue étrangère par un apprenant, [et permettant] de poser que cette maitrise, imparfaite à un moment donné, fait partie d’une compétence plurilingue qu’elle enrichit ». (CECRL, 2001, p. 106)