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Chapitre 5 : Adopter une approche naïve pour comprendre les comportements de sécurité des usagers et agents du trafic routier

1. Problématique générale

Les acteurs du secteur des transports, les décideurs et la population s’accordent sur le fait que les accidents routiers impactent négativement la vie des Camerounais sur le plan socio-économique et psychologique, malgré les statistiques peu fiables. Pour y faire face, « toutes les actions, toutes les intelligences qu’elles qu’en soient l’origine et le fondement

semblent nécessaires pour contrer un phénomène qui semble défier les différentes sciences, en même temps qu’il représente une menace sérieuse pour la santé des individus et les équilibres tant individuels que collectifs » (Kouabenan, Dubois, & Bouverot, 2003, p.260). C’est ainsi

que les pouvoirs publics Camerounais et les acteurs privés sont engagés dans diverses actions de prévention dans le but de réduire l’ampleur du phénomène des accidents routiers.

Cependant, la multiplication et le renforcement des mesures mises en œuvre, s’accompagnent paradoxalement d’une augmentation du nombre et de la gravité des accidents de la route. Ces mesures essentiellement répressives, semblent annihilées par le phénomène de la corruption (Transparency International, 1999, 2008) et du racket des usagers de la route par les agents de sécurité (Rochon & Kendel, 2008). Cela signifie que le principe de la peur du gendarme qui fonde les mesures répressives est dénué de tout son sens au Cameroun à partir du moment où, réduit à un racketteur, le gendarme perd symboliquement sa fonction dissuasive. On sait par ailleurs que le postulat de la peur du gendarme est limité dans le domaine de la prévention des risques et de l’adoption des comportements de protection durables (Pérez-Diaz, 2003). En outre, dans le domaine des risques, la législation est utile, mais n’a qu’une action limitée parce que la définition des règles, leur compréhension, leur perception, leur respect, dépendent des représentations, des croyances et des motivations des individus cibles qui sont sensés les appliquer (Kouabenan, 2004). Cela signifie par exemple que le retrait temporaire de la licence de transport à une agence de voyage après un accident mortel, ne préjuge pas du changement de comportements des conducteurs de cette entreprise, quand elle reprendra son activité. Encore faut-il que les patrons d’agence de voyage et les conducteurs croient au retrait de la licence comme étant une action susceptible de prévenir les accidents, l’acceptent et s’y soumettent. En somme, les actions de prévention des accidents de la circulation au Cameroun peinent à atteindre leurs objectifs. Dans ce contexte où tout le

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monde semble manifester de l’indifférence face aux mesures de prévention ou trouve des moyens pour les contourner, comment peut-on amener les Camerounais à adopter des comportements de sécurité ? En d’autres termes, qu’est-ce qui détermine leurs comportements sur les routes ?

Bien que les mesures répressives restent utiles, on se rend à l’évidence qu’elles sont inefficaces. Face à l’échec de ceux-ci à réduire le nombre et la gravité des accidents routiers, nous pensons que des actions fondées sur les croyances des usagers de la route peuvent amener ces derniers à adopter durablement des comportements appropriés sur les routes. Cela signifie qu’il est indispensable de prendre en compte le point de vue des destinataires des mesures de prévention, dès leur conception et pendant leur communication. En procédant ainsi, il est fort probable qu’elles soient comprises, acceptées et suivies parce que ces derniers s’y reconnaissent. Les messages et les actions de prévention mises en œuvre actuellement, ont certainement un écho chez les usagers de la route, mais ne correspondent peut être pas à leur idée des risques, de la causalité des accidents et de la manière par laquelle ils pensent qu’on peut procéder pour les prévenir. C’est probablement pour cela que ces mesures ne réussissent pas à les amener à adopter des comportements sécuritaires.

L’approche de l’explication causale naïve de l’accident (Kouabenan, 1999) et les approches fondées sur la perception du risque (Rogers, 1983 ; Dejoy, 1996 ; Bandura, 1997 ; Kouabenan et al., 2006) proposent que la conception que l’individu a de la causalité des accidents et ses représentations du risque peuvent fournir de précieuses informations sur son comportement face aux risques. Ces approches se fondent sur l’idée que l’individu tend à réagir en fonction des inférences causales qu’il fait (Kelley, 1972) et que la menace perçue face à un risque est une condition fondamentale pour s’engager dans un comportement de protection (Rogers, 1983). Cela revient à dire qu’en cernant la manière par laquelle les Camerounais expliquent les accidents routiers et leur sentiment de vulnérabilité face aux risques, on peut comprendre leurs comportements sur les routes. En outre, un accord se dégage sur le fait que l’explication des accidents et la perception du risque sont fondées sur les croyances, du fait que ces processus psychologiques sont complexes et entourés par de l’incertitude. Ainsi, les croyances se présentent comme étant le moteur de l’explication des accidents, de la perception du risque et du comportement individuel (Kouabenan, 2007).

En nous référant aux travaux que nous venons de mentionner, nous pensons qu’il serait intéressant d’étudier les croyances des Camerounais afin de comprendre comment elles peuvent influencer la manière par laquelle ces derniers expliquent les accidents et perçoivent les risques, puis comment elles peuvent affecter leurs comportements sur les routes. En effet,

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si une personne croit par exemple que les accidents sont dûs aux esprits maléfiques sur les tronçons de route, il est possible qu’elle se réfère à cette croyance pour agir lorsqu’elle est confrontée aux risques routiers. Il est également fort probable que cette croyance le pousse à privilégier des pratiques mystico-magiques pour se prémunir des esprits maléfiques et à négliger des précautions élémentaires à prendre sur les routes. De même, si un conducteur croit que les contrôles routiers ne servent qu’à racketter les usagers de la route, il est possible qu’il trouve des moyens pour les contourner sans se préoccuper de changer son comportement infractionniste habituel, voire dangereux, que ces contrôles sont sensés modifier.

Les études que nous allons réaliser dans la présente thèse se structurent autour de trois axes de recherche. Dans le premier axe, il s’agit de comprendre comment les Camerounais expliquent les accidents routiers et comment ces explications peuvent affecter leurs comportements sur les routes. En plus, nous allons examiner l’effet que les croyances des Camerounais peuvent avoir sur leurs explications causales et sur leurs comportements. Nous étudierons enfin quelques facteurs qui peuvent favoriser des explications causales défensives chez les usagers de la route dans ce pays. Le deuxième axe de recherche s’intéresse à l’effet que la perception du risque peut avoir sur les comportements des Camerounais sur les routes puis, comment cette perception peut être affectée par leurs croyances. Le troisième axe examine le lien entre la perception du risque et l’explication des accidents et cherche à comprendre comment ces deux processus psychologiques peuvent affecter conjointement les comportements des Camerounais sur les routes.

Dans les différents axes de recherche, nous abordons les croyances en nous référant au contrôle que l’auteur peut avoir sur l’objet de la croyance. Ainsi, nous nous intéressons aux croyances fatalistes (Kouabenan, 1998 ; Peltzer & Renner, 2003 ; Norenzayan & Lee, 2010) qui traduisent une absence de contrôle sur les risques et les accidents. En outre, deux sortes de croyances en un contrôle sur les risques et les accidents nous intéressent ici : la croyance en un contrôle que l’individu peut exercer directement sur les accidents et la croyance en un contrôle qui peut être exercé indirectement par Dieu en qui l’individu a foi ou par des pratiques culturelles auxquelles il adhère.

S’agissant des croyances en un contrôle direct, nous optons pour l’optimisme comparatif (Weinstein, 1980 ; Delhomme, 2000 ; Causse, 2003) et pour la capacité perçue à faire face aux situations de trafic dangereuses (CPFSD), présentée dans la littérature comme étant l’auto-efficacité perçue (Bandura, 1977, 1997) ou le contrôle comportemental perçu (Ajzen, 1985). Mais, cette dernière croyance de contrôle (CPFSD) est abordée, non pas dans le sens de la capacité perçue à adopter un comportement recommandé telle qu’elle est très

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souvent étudiée, mais plutôt dans le sens de la capacité perçue à affronter le danger sans en être inquiété. Cette approche repose sur l’idée que lorsqu’un individu se sent capable de poser un acte, cette capacité perçue peut le conduire à poser effectivement cet acte ; que celui-ci ait une valence positive ou négative.

Pour ce qui est des croyances en un contrôle indirect, nous nous intéressons d’une part aux croyances religieuses, non pas dans leurs formes classiques (Howsepian & Merluzzi, 2009 ; Gretchen et al., 2012 ; Poulson et al., 2008) qui se réfèrent aux doctrines religieuses conventionnées, mais dans le sens du contrôle perçu de Dieu sur les évènements de la vie, tel qu’envisagé par Goggin et al. (2007). Il s’agit des croyances au contrôle divin, le divin ici ne se référant pas à une religion particulière, mais à toute forme de divinité à laquelle un individu peut avoir foi. D’autre part, nous abordons les croyances culturelles à travers l’adhésion aux valeurs culturelles et partons de l’idée que les valeurs et les pratiques culturelles sont porteuses de croyances culturelles ; de sorte qu’un individu qui adhère à celles-ci est susceptible de s’accorder avec les croyances qui les sous-tendent. Nous ne nous intéressons pas à la culture nationale telle que définie dans les travaux de Hofstede (1980), mais à l’adhésion aux valeurs et pratiques culturelles telles qu’abordées par Reynolds et al. (2006) et Reynolds (2009). Il s’agit d’examiner l’adhésion aux croyances et valeurs culturelles à travers l’importance qu’on y accorde et la fréquence de pratique des activités culturelles.

Ces formes de croyances nous intéressent parce que nous pensons que le contexte culturel camerounais peut être favorable à leur émergence. En effet, la diversité des traditions culturelles avec la diversité des pratiques, la place importante que les Camerounais accordent à Dieu à travers les différentes doctrines religieuses et la montée sans cesse croissante de l’insécurité routière sont autant d’éléments qui sont susceptibles de faire émerger les formes de croyances que nous comptons étudier.