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Chapitre 1 : Les accidents routiers au Cameroun : un problème de santé publique

2. Le modèle de l’explication causale naïve de l’accident

2.2. Les mécanismes des explications naïves

Dans ce paragraphe, nous voulons clarifier les mécanismes qui sous-tendent la démarche de l’explication de l’accident par l’individu ordinaire. Il s’agit des mécanismes qui

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expliquent les biais observés dans les explications causales naïves. Avant toute chose, il nous semble important de préciser qu’il ne faut pas confondre un biais avec une erreur. Selon Kouabenan (1999), il y a erreur dans la mesure où le scientifique peut apporter des réponses différentes de celles de l’individu (Beauvois & Deschamps, 1990 ; cité par Kouabenan, 1999). Tandis que le biais se définit comme une préférence subjective pour une conclusion donnée entre plusieurs conclusions alternatives possibles (Kruglanski & Ajzen, 1983 ; cité par Kouabenan, 1999). Il s’agit ici de comprendre pourquoi l’individu ordinaire préfère tel facteur à tel autre, pour expliquer l’accident. Ainsi, selon Kouabenan (1999), la préférence pour tel ou tel autre facteur pour expliquer un accident peut être motivée par le besoin d’éviter le blâme ou le préjudice, le besoin de préserver son estime de soi, le besoin de contrôle, la saillance et la disponibilité de l’information, les idées à priori, la sur-confiance ou les illusions positives comme l’optimisme comparatif. Les détails sur les thèses motivationnelles, cognitives ou normatives dans lesquelles s’inscrivent ces biais peuvent être trouvés dans les écrits de Kouabenan (1999) et de Kouabenan et al. (2006).

L’évitement du blâme ou du préjudice et le besoin de préserver l’estime de soi Les individus peuvent fournir des explications défensives afin d’éviter d’être blâmés ou de subir un préjudice. Des auteurs comme Shaw et McMartin (1977), Kouabenan et al. (2001) mettent en exergue les conditions qui favorisent l’émergence d’une telle tendance défensive. Ces auteurs montrent que l’analyste aura tendance à fournir des explications défensives, lorsqu’il est soi-même la victime de l’accident qu’il explique. Ou alors il n’est pas lui-même la victime, et deux cas de figure peuvent se présenter. Premier cas, les trois conditions suivantes sont réunies : 1) l’analyste perçoit une forte probabilité de se retrouver soi-même dans un accident similaire à celui qu’il explique (forte pertinence situationnelle), 2) il perçoit une forte similitude entre lui et la victime (forte pertinence personnelle) et 3) l’accident est grave. Dans ce cas de figure, il va expliquer l’accident par des causes externes à la victime à laquelle il s’identifie parce qu’il espère éviter d’être blâmé si jamais il arrivait qu’il soit lui-même l’auteur d’un tel accident. Walster (1966) voit également en cela une tendance auto-protectrice ou bienveillante envers l’endogroupe qui, bien au-delà de l’évitement du blâme, traduit le besoin de préserver l’estime de soi et celui de son groupe d’appartenance. Selon Kouabenan (1999), l’autoprotection apparaît davantage lorsque l’accident à expliquer met en scène des acteurs qui appartiennent à des groupes dont les différences apparaissent clairement. Il est accentué lorsque ces groupes sont en conflit ou sont marqués par des stéréotypes.

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Plusieurs études ont mis en exergue des explications défensives qui sont motivées par le besoin de préserver l’estime de soi (Kouabenan et al., 2001 ; Kanekar & Sovani, 1991, Wang & Mckilip, 1978).

Deuxième cas de figure : 1) la pertinence situationnelle est forte, 2) la pertinence personnelle est faible, c’est-à-dire que l’analyste ne s’identifie pas à la victime et 3) l’accident est grave. Dans ce cas, il va expliquer l’accident par des causes internes à la victime pour éviter un éventuel préjudice causé par cette dernière en qui il ne s’identifie pas. En effet, il essaie de se persuader qu’il ne peut pas causer un tel accident qui est certainement dû à la maladresse de la victime et refuse de subir pareille mésaventure par la faute d’un « maladroit ». Ainsi, l’individu a tendance à fournir des explications causales défensives, soit par évitement du blâme ou par évitement du préjudice, lorsque la situation accidentelle est pertinente pour lui et qu’il s’identifie ou non à la victime. Cette tendance défensive est accentuée par la gravité de l’accident. Selon Shaver (1970), l’évitement du blâme paraît plus important que l’évitement du préjudice. Par ailleurs, l’analyste peut aussi fournir des explications défensives orientées vers la victime parce qu’il estime que cette dernière le mérite bien. Il s’agit de la croyance en un monde juste.

L’illusion de justice

Selon Lerner (1971), l’illusion de justice est la croyance en un monde juste et ordonné dans lequel chacun mérite ce qu’il obtient ou obtient ce qu’il mérite. Elle se manifeste par la tendance à fournir des explications causales qui incriminent la victime. Dans les études sur l’attribution causale, on observe une tendance massive à surestimer l’importance des facteurs dispositionnels et à sous-estimer le rôle des facteurs situationnels. Ross (1977) qualifie cette tendance, d’erreur fondamentale d’attribution, qui semble être une manifestation de l’illusion de justice. En se référant aux auteurs comme Lerner (1971), Walster (1966), Shaver (1970) et Montada (1991), Kouabenan (1999) estime que « l’illusion du monde juste et l’hypothèse

d’autoprotection se fondent toutes deux sur le besoin de croire en un monde ordonné et prédictible dans lequel les évènements importants ne se produisent pas sous l’influence du hasard ou de quelques caprices » (p. 166). Ainsi, l’individu aurait tendance à croire que si

une personne est victime d’un accident, ce n’est pas par le fait d’un hasard, c’est certainement qu’il y est pour quelque chose. Cette manière de voir la causalité de l’accident le rassure en ce sens qu’il se convainc qu’il ne subira pas lui-même un accident par le fait du hasard, mais aussi qu’il peut exercer un contrôle sur les évènements qui l’entourent. Selon Kouabenan

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(1999), l’illusion de justice est accentuée dans des conditions de forte pertinence personnelle et lorsque l’accident est grave. D’après certaines études, elle est également accentuée chez des personnes religieuses, autoritaires et ayant une orientation interne du contrôle des renforcements (Rubin & Peplau, 1975 ; cités par Kouabenan, 1999). Le traitement de l’information peut également affecter les explications naïves.

La saillance et la disponibilité de l’information

Les explications causales peuvent aussi être biaisées à cause de la saillance et de la disponibilité de l’information. La saillance et la disponibilité de l’information reposent sur une idée simple. Au moment de faire des inférences causales, les gens s’appuient généralement sur l’information la plus saillante et la plus accessible. Cette information est pourtant le plus souvent biaisée. Soit parce qu’elle n’est pas toujours représentative de l’ensemble des informations nécessaires pour émettre le jugement. Soit parce qu’elle est filtrée par une attention et une mémoire sélectives, à cause de sa saillance, des capacités perceptives de l’individu, de ses expériences ou de ses motivations (Kouabenan, 1999). Ainsi, l’individu ordinaire utilise des informations auxquelles il a accès au moment des faits pour émettre son jugement sur l’accident ; ce qui le pousse à commettre des erreurs systématiques ou des biais. Parmi les biais générés par la saillance et la disponibilité de l’information on peut citer le biais d’échantillonnage (tendance à fonder un jugement sur des données limitées en faisant comme si elles représentent valablement l’ensemble des informations, Nisbett & Ross, 1980), l’erreur fondamentale d’attribution (Ross, 1977) et le biais acteur-observateur (tendance pour l’acteur à expliquer son comportement par des causes situationnelles et pour l’observateur à expliquer le même comportement par des causes dispositionnelles, Jones & Nisbett, 1972). L’explication des accidents peut aussi être influencée par des idées préconçues.

Les idées a priori

Trois types d’idées a priori sont mises en exergue dans la littérature pour justifier des biais observés dans les explications causales. Il s’agit des corrélations illusoires, de l’heuristique de représentativité et de l’heuristique d’ancrage-ajustement. Une corrélation illusoire c’est la tendance à surestimer la cooccurrence des informations qui semblent aller ensemble et à négliger les relations entre les données qui ne confirment pas sa théorie intuitive (Chapman & Chapman, 1967 ; cité par Kouabenan, 1999). L’heuristique de représentativité,

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c’est la tendance à émettre un jugement sur la base de la ressemblance entre deux éléments ou leur appartenance probable à la même catégorie (Kahneman & Tversky, 1973). Tandis que l’heuristique d’ancrage-ajustement est la tendance qu’ont les gens à émettre un jugement en valorisant et en retenant les informations qui confirment leurs hypothèses implicites (Tversky & Kahneman, 1974). Ainsi, lorsque l’individu ordinaire est appelé à faire des inférences causales, il dispose certainement des hypothèses qui l’orientent à priori vers un type d’informations, pas toujours représentatives des données requises pour le jugement ; ce qui l’amène à fournir des explications causales biaisées. Ces biais peuvent être également dûs à la sur-confiance, c’est-à-dire la tendance à surestimer ses capacités de contrôle sur une situation.

Le biais de supériorité ou de sur-confiance

« Le biais de supériorité induit fallacieusement chez certains l’idée qu’ils sont moins

exposés aux risques ou qu’ils ont un meilleur contrôle sur les risques qu’eux (optimisme irréaliste, illusion de contrôle), donc qu’ils sont invulnérables (illusion d’invulnérabilité) »

(Kouabenan, 1999, p 179). Ainsi, le biais de supériorité ou de sur-confiance peut être considéré comme étant la tendance pour l’observateur à croire qu’il est plus habile que la victime de l’accident et que dans pareille situation, il adopterait une conduite plus efficace. De nombreuses études dans le domaine de la circulation routière rapportent ce biais (Finn & Bragg, 1986 ; Matthews & Moran, 1986 ; Svenson, 1981). Par exemple, un grand nombre de conducteurs se disent plus habilles et respectueux des règles de circulation que les autres conducteurs en général (Delhomme, 1991). Certaines études montrent que les personnes qui expriment le biais de supériorité ont également tendance à fournir des explications internes pour les accidents, y compris quand elles en sont elles-mêmes victimes (Phares & Wilson, 1972 ; Schiavo, 1973 ; Sosis, 1974 ; cités par Kouabenan, 1999). En outre, la sur-confiance s’installe progressivement avec l’âge et avec l’expérience pour le cas de la conduite automobile (Dejoy, 1989). Selon Kouabenan (1999), le biais de supériorité induit chez certaines personnes des illusions positives à l’instar de l’optimisme comparatif qu’on rencontre très souvent dans le domaine de la circulation routière. Selon Weinstein (1980), l’optimisme comparatif est un biais perceptif qui désigne la tendance à croire qu’il est plus probable pour soi de vivre un évènement positif comparativement à autrui et inversement qu’il est moins probable pour soi de vivre un évènement négatif comparativement à autrui. Ainsi, il est difficile pour les personnes optimistes d’admettre qu’un individu puisse subir un

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accident ou une catastrophe sans rien y faire ; ce qui explique qu’elles tendent à lui attribuer la cause de son accident.

Nous venons de voir les différents mécanismes susceptibles d’induire des biais dans l’explication des accidents. Ces mécanismes psychologiques nous semblent importants parce qu’ils nous éclairent sur les formes d’explications causales que les usagers peuvent fournir pour les accidents routiers au Cameroun. Qu’ils soient d’origine cognitive, motivationnelle ou normative, les biais observés dans les explications causales naïves peuvent conduire à des comportements dangereux. Dans le paragraphe qui suit, nous allons voir comment les explications naïves peuvent jouer sur les comportements de sécurité.