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PROBLÉMATIQUE ET QUESTION(S) DE RECHERCHE

Les divers éléments développés ci-dessus permettent de rendre compte d’une multiplicité de facteurs qui mettent en tension le sens commun du mot accueil, dans son ralliement à des tonalités d’ouverture inconditionnelle. Une problématisation de l’accueil ouvre donc la voie à une mise en discussion de ses différents paysages, marquant ainsi le caractère controversé tant de l’espace mis à disposition, du public pour lequel il est pensé, de la posture des professionnel-le-s attendue, mais aussi de la légitimité de ses visées.

Soulet (2015) identifie plusieurs « tenailles » (p. 246) dans lesquelles sont pris-es les professionnel-le-s. Décrites au nombre de sept, l’auteur offre un résumé éclairé de ce que j’ai tenté de développer plus avant. En m’appuyant sur certains de ces constats, mais en y ajoutant les éléments développés jusqu’ici, je choisis de déplier quelques-unes de ces apories, qui permettent de situer le contexte d’où émerge la problématique.

Une première friction tient dans le fait qu’il s’agit de composer à la fois « un régime de familiarité (…) et le régime du plan » (ibid.), c’est-à-dire permettre des approches singulières tout en composant avec des logiques rationnelles.

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Deuxièmement, la personne accueillie est simultanément traitée comme une « victime » (ibid.

p.247) (se rapportant à ce qui a été développé plus haut dans l’identification d’une morale humanitaire et du déploiement d’un lexique de la souffrance) mais tout autant comme une personne responsable qu’il s’agira d’activer. La perspective conjonctive développée par Genard en constitue le foyer d’articulation.

En troisième lieu, l’intervention et le dispositif permettent de réagir à l’urgence tout autant que de s’adapter à des contextes fluctuants mais aussi côtoient une composante plus dirigée :

« l’inculcation normative institutionnelle » (ibid. p. 250).

Pour quatrième accroche, le caractère relationnel de l’intervention sociale repose davantage sur les capacités de la personne à susciter et entretenir des espaces potentiels créateurs de lien, que sur des directives émanant d’un espace sanctuarisé tel que le définissait par exemple le « programme institutionnel » (Dubet, 2002), ou d’une ambition de réinsertion tel qu’avait à cœur de la construire un idéal éducatif. Mais la relation à l’œuvre ne dispose ni de contenant ni d’appui organisateur autre que le corps (compris psychiquement et physiquement) du, de la travailleur-euse social-e opérant sans visée réelle que l’instant partagé du présent, le temps de la rencontre, alors même que ni de temps, ni de ressources le travailleur-euse social-e ne dispose plus en abondance.

Cinquièmement, le déploiement d’espaces d’accueil s’oriente principalement vers des populations signifiées comme précaires, en difficulté, en souffrance et inscrit dès lors une scission paralysant les contours identitaires qui auraient gagné à s’ouvrir en tenant compte d’une tradition d’hospitalité dans laquelle il convient d’accueillir sans obligation de connaître ni la provenance, ni l’identité du futur hôte. Le, la travailleur-euse sociale, y officiant le passage est donc au faîte d’un paradoxe : accueillir en même temps que séparer.

Sixième aporie, la perspective d’un bas seuil, offre l’esquisse d’un espace accessible, peu formalisé, mais il est sous-tendu par des logiques de prévention et de réduction des risques, ce qui enfreint alors partiellement, son caractère ouvert.

Septièmement, le seuil, lu comme un espace liminal, n’est pas orienté, dans un lieu d’accueil bas-seuil, vers la poursuite du rituel qui permettrait l’agrégation du nouveau venu. Il s’agira de repartir du lieu, de s’y représenter, de le quitter à nouveau, rendant pour ainsi dire, le seuil presque hermétique, et le constituant comme un espace finalisé. Ce micro seuil se calque à un autre plus global, le passage du seuil institutionnel ne constitue pas la passerelle vers une immersion sociale normalisée, l’espace d’accueil étant lui-même en lisière, peu connecté au reste du monde. De plus la géographie des espaces bas-seuil, basée sur un abaissement des niveaux d’exigences permettant l’accès au lieu on l’a vu, ne suffit pas à déployer des espaces d’hospitalité habitables (au sens ou Breviglieri, 2006 l’entend) pour les accueillis, c’est-à-dire

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des espaces où l’on tente d’aménager des « noyaux d’identification pour la personne (…) où elle peut se sentir enveloppée, portée ou étoffée », (p.9) de façon pérenne. Il ne s’agit pas en effet, comme nous le verrons ultérieurement, de pouvoir y trouver résidence.

Huitièmement, la création de cavités nourricières, réconfortantes, œuvrent à une sorte de réponse dans l’urgence à des situations relevant de l’urgence, mais concourent tant à la suffisance potentielle d’une politique du déjà ça qu’à une réponse partielle ne permettant sans doute pas d’y réinscrire les fondements d’une dignité humaine, porteuse de droits. Par ailleurs l’importance donnée au travail de subjectivation et de mise en récit de la souffrance, par une approche centrée sur le lien et la mise en confiance, nourrit les discours de reprise en main de soi, d’activation, de mobilisation, qui tendent à redonner aux individus la responsabilité de la place qu’ils occupent dans le monde. Cette option aura pour corolaire de gommer le mouvement perpétuel de destruction créatrice5 propre aux mécanismes du marché, tendances qui au final absorbent les politiques sociales, demandant ainsi aux individus de suppléer, de manière autonome, aux risques potentiels de désagrégation dont le système se nourrit par ailleurs. Cela sous-entend que ces dynamiques fomentées par des logiques entrepreneuriales, laissent miroiter que seules sont aujourd’hui légitimés les individus qui parviennent à prendre place de manière active et responsable dans la société. De surcroît la notion d’urgence significative de la légitimité de ces dispositifs, entendus comme dernier bastion possible pour les personnes mises « hors du monde », occulte le long processus par lequel les situations en sont devenues urgentes et dès lors la participation effective des instances sociales à ce lent désagrègement.

Compte tenu de ces divers tiraillements, il m’intéresse, par un premier abord descriptif de comment s’aménagent concrètement les pratiques d’accueil des professionnel-le-s, d’identifier ce qu’ils mobilisent pour parvenir à instaurer ou non une relation signifiée comme centrale. En tentant de comprendre la nature de cette relation, ce travail aura pour objet de saisir comment peuvent être lues les dispositions hospitalières à accueillir l’autre, dans une perspective institutionnelle ? Dans cette dernière réflexion, la dimension des accueillis se révèlera en écho, puisque l’hospitalité engage obligatoirement l’accueillant et l’accueilli. En fonction des aménagements créés au sein de ces dispositifs, les perceptions relatives à leur vécu, les explicites et implicites tenus à leur égard au sein de ces espaces, seront évoqués.

Dans cette tentative de compréhension de comment s’opère le travail d’accueil, j’ai choisi de rester particulièrement attentive aux agencements spatiaux, à la géographie des corps dans l’espace, et aux supports qui permettent d’engager la relation à l’autre, notamment les rituels

5 Termes empruntés à la théorie de l’évolution économique, Schumpeter, 1912

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présents, les éléments de médiation. Le choix des mots que les professionnel-le-s usent pour définir leur pratique, l’altérité qu’ils accueillent dans leur espace professionnel, les métaphores ou les référentiels de valeurs qu’ils mettent en scène dans nos paroles échangées me serviront de supports pour comprendre de quelle manière ils se situent dans cet espace interactionnel au sein des dispositifs d’accueil et comment est dès lors pensée l’hospitalité.

Ayant choisi de m’inscrire dans une démarche inductive, la problématique reste soumise à un processus itératif alimentant les cheminements constants entre théorie(s) et pratique(s), elle reste ainsi « toujours évolutive, ses questionnements sans cesse renouvelés » (De Sardan, 1995, p. 11) et l’issue jamais vraiment finalisée. De telle sorte qu’un éventail d’hypothèses n’est pas présenté ici à priori, celles-ci dans cette posture, n’ayant pas à être vérifiées ou invalidées par le terrain, mais prenant corps dans l’exercice même d’immersion dans celui-ci.

Chapitre 6. ÉLÉMENTS D’ANALYSE