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Accueillir en institutions bas seuil : une hospitalité nomade

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Academic year: 2022

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Master

Reference

Accueillir en institutions bas seuil : une hospitalité nomade

PECCOUD, Nicole Irène

Abstract

La notion d'accueil s'est vue déployée au sein de nombreux dispositifs relationnels bas-seuil, où la parole échangée, pensée dans une symétrisation entre usager-ère et professionnel-le représente le principal levier de mise en confiance des publics les plus fragilisés. Accueillir, dans son acception commune véhicule l'idée d'une invitation dans un lieu souvent pensé comme informel, chaleureux, libre et ouvert. Ce travail tente de problématiser ce champ, rendant plus complexe l'idée d'une hospitalité offerte d'un point de vue institutionnel.

L'ambiguïté de l'accueil, de l'invitation, du soutien, de l'écoute est ici mise en relief notamment dans ses frictions potentielles avec des politiques publiques incitatives et orientées vers la cohésion sociale, les possibles rapports de domination euphémisés par un vocabulaire gracieux ou encore la parcellisation des espaces augurant un morcellement géographique des lieux de répit, toujours éphémères, obligeant les personnes déjà précarisées, au nomadisme institutionnel et amenuisant leurs capacités d'agir ou de révolte potentielle.

PECCOUD, Nicole Irène. Accueillir en institutions bas seuil : une hospitalité nomade. Master : Univ. Genève, 2019

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:116267

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Accueillir en institutions bas seuil Une hospitalité nomade

MEMOIRE REALISE EN VUE DE L’OBTENTION DE LA

MAÎTRISE UNIVERSITAIRE EN SCIENCES DE L’ÉDUCATION

Analyse et Intervention dans les Systèmes Éducatifs

Par

NICOLE PECCOUD

DIRECTRICES DU MÉMOIRE

JANETTE FRIEDRICH (Université de Genève) FREDERIQUE GIULIANI (Université de Genève)

JURY

MARYVONNE CHARMILLOT (Université de Genève)

Genève, Décembre 2018

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~ 2 ~

Résumé

La notion d’accueil s’est vue déployée au sein de nombreux dispositifs relationnels bas-seuil, où la parole échangée, pensée dans une symétrisation entre usager-ère et professionnel-le représente le principal levier de mise en confiance des publics les plus fragilisés. Accueillir, dans son acception commune véhicule l’idée d’une invitation dans un lieu souvent pensé comme informel, chaleureux, libre et ouvert. Ce travail tente de problématiser ce champ, rendant plus complexe l’idée d’une hospitalité offerte d’un point de vue institutionnel.

L’ambiguïté de l’accueil, de l’invitation, du soutien, de l’écoute est ici mise en relief notamment dans ses frictions potentielles avec des politiques publiques incitatives et orientées vers la cohésion sociale, les possibles rapports de domination euphémisés par un vocabulaire gracieux ou encore la parcellisation des espaces augurant un morcellement géographique des lieux de répit, toujours éphémères, obligeant les personnes déjà précarisées, au nomadisme institutionnel et amenuisant leurs capacités d’agir ou de révolte potentielle.

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~ 4 ~

Accueillir en institutions bas seuil Une hospitalité nomade

Qu’est-ce donc qu’agir ou que porter-manœuvre au-delà de l’urgence sans délaisser l’urgence ou rater l’essentiel, et sans considérer qu’au principe de ce drame règnent des forces invisibles ?

Chamoiseau, 2017, p. 19

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~ 5 ~

En guise de remerciements Ce travail est dédié

A ma famille, qui a accompagné tant mes effusions de joie que mes déroutes au fil de ce chemin escarpé.

A mes parents pour leur soutien financier.

A mes directrices de mémoire, qui ont su mobiliser mes imprécisions et impensés.

A ma jurée, qui a accepté de se joindre à l’exercice de lecture critique et m’a enseigné l’humilité de la recherche.

A ceux et celles qui ont croisé la route de cette exploration, et livré une parcelle d’eux-mêmes. Des rencontres dans le tissu urbain comme des étincelles au gré de son tracé.

Aux nomades obligés qui ne cessent de poursuivre leur chemin.

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~ 6 ~ Table des matières

Résumé ... 2

En guise de remerciements ... 5

Anonymisation- Pseudonymisation ... 8

Langage épicène ... 9

Paroles du terrain ... 11

Un autre loin... 12

CHAPITRE 1. ELÉMENTS D’INTRODUCTION ... 13

1.1 Accueillir un sujet…d’étude ... 13

1.2 Un rapide survol introductif... 14

CHAPITRE 2. POSTURE ET CHOIX MÉTHODOLOGIQUES ... 16

2.1 Afférence ... 16

2.2 Une question pour commencer ... 18

2.3 Vers une recherche engagée ... 21

2.4 Être affectée ... 23

CHAPITRE 3. CONSTRUCTION DES MATÉRIAUX EMPIRIQUES ... 26

3.1 De la construction des données à la construction d’éléments de compréhension ... 26

3.2 S’entretenir : choix des enquêté-e-s et premières prises de contact ... 27

3.3 L’entretien comme une conversation ordinaire ? ... 28

3.4 Observer et participer ... 31

3.4.1 De la difficulté d’accepter la part d’ombre ... 31

3.4.2 De la difficulté de trouver son chemin ... 32

3.4.3 De l’observation participante ou de la participation observante ... 34

CHAPITRE 4. ENTOURS THÉORIQUES ... 37

4.1 Un public précaire ? ... 37

4.2 Exclusion, marginalité, précarité, vulnérabilité ... 39

4.3 Trier les humains, la prise en charge des pauvres et des populations à risque ... 41

4.4 Vers une professionnalisation d’initiatives d’abord philanthropiques et caritatives ... 42

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~ 7 ~

4.5 Un travail social en transformations ... 44

4.6 Une unité et une légitimité professionnelle débordées. ... 46

4.7 De l’intégration à l’accueil ... 48

4.8 Accueil et hospitalité ... 51

4.8.1 Accueillir ... 51

4.8.2 Etablir un contact, susciter la confiance ... 54

4.8.3 Écouter ... 56

4.8.4 De l’hospitalité ... 61

4.8.5 Le bas-seuil ... 64

CHAPITRE 5. PROBLÉMATIQUE ET QUESTION(S) DE RECHERCHE ... 67

CHAPITRE 6. ÉLÉMENTS D’ANALYSE ... 70

6.1 Architecture ... 70

6.1.1 Eléments de précision ... 71

6.2.1 Nicolas (entretien exploratoire) ... 75

6.2.2 Danièle ... 79

6.2.3 Gaspard ... 86

6.2.4 Milène ... 97

6.2.5 Lucienne... 105

6.2.6 Pascal ... 113

6.2.7 Cléa. ... 119

6.2.8 Remédiation ... 125

6.3 Documents officiels, description et analyse des lieux ... 126

6.4 Observation participante, journal de terrain, récit ... 132

6.4.1 Récit ... 133

CHAPITRE 7. ANALYSE GENERALE DU CORPUS ... 145

7.1 Accordage ... 146

7.2 Médiations ... 152

7.2.1 Palabres ... 153

7.2.2 Corporalité ... 155

7.2.3 Espaces de commensalité ... 156

7.2.4 Traces ... 158

7.3 Seuils, entre présence et absence, retrait et mise en activité ... 159

7.3.1 Désignation des publics, d’usagers à participants ... 159

7.3.2 Un espace décrit comme chaleureux… ... 160

7.3.3 …Dans lequel on progresse de manière graduelle ... 162

7.3.4 Une participation promue mais limitée ... 169

7.3.5 Et restant confinée aux murs de l’institution ... 170

7.3.6 Derrière la participation, un appel à une figure compassionnelle de victime ... 172

7.3.7 L’écoute comme légitimatrice d’une aide … au changement ... 175

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~ 8 ~

7.4 Séparation, issues ... 178

7.5 Réserves, derniers apports critiques ... 182

7.5.1 Une symétrie illusoire ... 182

7.5.2 Une malléabilité interrogée ... 185

7.5.3 Différencier humanité et humanitaire ... 187

7.5.4 Une même obligation pour tous ... 188

7.5.5 Penser d’autres manières d’être au monde ... 191

8. CONCLUSION. ACCUEILLIR, UNE HOSPITALITÉ NOMADE ... 192

Ouvertures ... 203

Passage ... 205

9. BIBLIOGRAPHIE ... 206

10 ANNEXES ... 218

10.1 Images ... 218

Travailleur-euse social-e ou accueilli-e ... 218

Institution ... 223

10.2 Grille entretien ... 228

Anonymisation- Pseudonymisation

L’ensemble des prénoms ou noms des personnes interviewées ou rencontrées lors de mon immersion dans le terrain, au cours de ce travail, sont fictifs. Les lieux décrits ont également fait l’objet de modifications, ils sont relatifs à un périmètre large d’une région de langue francophone. Ceci de manière à conserver l’anonymat et l’intégrité de tous et toutes les partenaires qui ont accepté de se joindre à cette recherche et qui ont reçu par ailleurs, avant

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le début de chaque entretien, la garantie de ne pas être cité-e-s personnellement. Cette condition, imposée par la commission éthique, laisse néanmoins en suspens la potentielle volonté de certains acteurs ou certaines actrices d’être qualifié-e-s nominalement dans un document de recherche. Cette ouverture, à laquelle j’ai malheureusement pensé une fois mon terrain achevé, reste une interrogation à investir dans une perspective éthique et non pas, comme cela est souvent confondu dans les normes et standardisations imposées par les comités éthiques de recherche, juridique. Elle donnerait à repenser la place des personnes qui partagent avec nous leurs réflexions, une parcelle de leur intimité et mériterait ainsi, d’être mieux problématisée. Figurer dans le texte de la restitution des résultats, permet, bien évidemment pour autant que la personne concernée l’ait souhaité, de considérer les acteurs du terrain comme de réels partenaires de recherche et non seulement comme une étape permettant un regard souvent et me semble-t-il à tort, considéré comme surplombant. Fort de ces contraintes, au fil de mon travail, j’ai pensé qu’il serait néanmoins judicieux de demander aux interviewé-e-s de choisir un prénom d’emprunt, de manière à ce que celui-ci corresponde au mieux à l’identité narrative qu’ils-elles ont choisi de me livrer lors de nos discussions.

Malheureusement, hormis mon entretien exploratoire, cette option n’ayant pas été négociée dès le début, les contraintes temporelles de cette fin de semestre ne m’ont pas permis de modifier tous les prénoms choisis et déjà consignés au cours de l’écriture. J’ai donc choisi, comme pour les personnes rencontrées lors de mon terrain d’observation, un prénom d’emprunt au plus proche des différents éléments ressentis durant la rencontre, ce choix n’incombe donc qu’à mon entière subjectivité mais s’appuie sur l’idée qu’un prénom porte en lui de multiples éléments symboliques, connotations, résonnances culturelles et qu’il n’est la plupart du temps, pas donné au hasard dans le cours des filiations. Pour les rencontres que j’ai faites de personnes dont je n’ai jamais connu le prénom (dans le lieu d’accueil au détour d’un café, à une table en silence, etc.) dans le même esprit, j’ai choisi de leur en attribuer un.

Malgré le fait que ces dernières n’aient pas forcément été au courant de ma recherche, aux vues des multiples passages qui s’opèrent au sein de l’institution, les personnes citées le sont relativement à une stricte interaction informelle avec moi, leurs mots ne sont donc pas issus de rencontres professionnelle ou thérapeutique.

Langage épicène

Dans une perspective rédactionnelle s’inscrivant dans un souhait d’égalité de droits et de faits entre les hommes et les femmes, j’ai choisi pour la rédaction de ce mémoire d’user du langage épicène en m’appuyant sur le document édité par les Bureaux de l’égalité romands qui ont publié un guide de rédaction épicène (2002). Ce type de rédaction, bien qu’il réintègre dans la langue française la prise en compte du féminin sans que celui-ci ne soit implicitement déduit

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d’un terme générique, a pour corollaire parfois décrié, d’alourdir le texte et la lecture de celui- ci et par ailleurs de s’inscrire parfois dans une « chasse » au moindre manquement d’égalité et dès lors d’attribuer à chaque mot, son homologue féminin. Cette disposition, il me semble, ne prend pas suffisamment en compte l’ensemble des variables contextuelles et les finesses de langage qui ne peuvent se résumer à cette seule règle. J’ai pourtant choisi, malgré les éléments portant en sa défaveur, de tout de même opter pour ce langage, dans une perspective plus exploratoire que formaliste ou militante.

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Paroles du terrain

Pour aller au Paradis, il faut passer par l’enfer, mais faites attention, restez vigilants aux conneries que les artistes racontent.

Paroles de l’artiste. Laurent

Il y a Mektoub, ce qui est, ce que

Dieu veut. Paroles de Malik

Les miettes, comme les poules Paroles de Farid

Vous cherchez les pharaons? Paroles de Mohamed

Parler à une femme, une maman, une sœur. Dans la dèche, ces personnages disparaissent. Quand j’étais dans la rue, une fois, une jeune fille m’avait simplement mis sa main sur mon épaule, j’ai eu l’impression de revivre.

Parole de Mehdi

Celui qui cherche le nirvana, se coupe le bras et l’offre à son maître. Faire don de son corps pour nourrir les âmes perdues

Parabole Zen selon Laurent.

Moi je ne suis ni pour, ni contre

l’argent, je vis juste sans. Parole de Laurent

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Un autre loin

Je réapparais dans une ville Aux ponts recommencés

Mes pas s’accrochent aux trottoirs Suivent les silhouettes lentes

Qui arpentent les quais Je ne peux quitter

Les miroitements du fleuve Au fond duquel j’embarque Vers une autre ville (…) Sur la fenêtre à l’abandon

Au creux de la main et des papiers Parmi les ratures et les blancs déchirés Il n’y a pas de port où accoster Seulement de hautes falaises (…) Je ne sais pas où je vais d’où je viens Dans l’intention d’un chemin

Dans le sens du fleuve qui m’enlève Je voudrais partir plus au fond Pour que nul éclair ne m’aperçoive Et que je sois sauvée de l’assaut Sauvage du passé (…)

Les chevaux hennissent dévalant les hautes herbes Quelque chose empêche ma mort

Et m’exile de la vie

Baron Supervielle, 2018, p. 20-24

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Chapitre 1. ELÉMENTS D’INTRODUCTION

1.1 Accueillir un sujet…d’étude

S’intéresser à la notion d’accueil en travail social, c’est en premier lieu s’exposer à la difficulté de circonscrire un sujet très large, qui nécessiterait sans doute l’exploration déployée sur une vie, pour n’en appréhender quelques bribes seulement. Accueillir renvoie en effet à des domaines de réflexion qui tendraient à se nourrir en rhizome. Les approches philosophiques, historiques, sociologiques, anthropologiques, économiques, politiques, psychologiques, architecturales, etc. pourraient entrer en résonance avec la thématique de l’accueil, tant elle convoque des éléments épars, qui chacun offre un angle de vue différent rendant son intelligibilité plus complète.

La grande difficulté de ce travail réside donc dans la délimitation d’un champ de possibles, qui permette de dégager de cette complexité, où s’imbriquent rapports interindividuels, sociaux, économiques, historiques, politiques, géographiques, etc. des éléments de compréhension qui auraient pour objectif de rendre compte d’un pan d’une réalité, qui se déploie dans les terrains institutionnels.

L’autre difficulté se loge dans la perméabilité à l’œuvre entre sujet de recherche et pratique de recherche. Les espaces de porosité entre le sujet choisi et son versant pragmatique dans ma démarche de recherche, a donc auguré de nouvelles interrogations. Comment accueillir les éléments qui me permettraient de comprendre ce qu’accueillir veut dire, tout en sachant que l’inconditionnalité reste un leurre, toujours soumis à des conditions obligées (méthodologiques, épistémologiques, pratiques, etc.) qui traversent la cohérence d’une recherche. Ces éléments aporétiques initiaux, ont constitué en fait des étais à ma démarche herméneutique. Les deux pans : accueillir mon sujet de recherche et accueillir en institution s’est révélé être une forme de miroir. En parlant de l’accueil à mes premier-ère-s interlocuteur-trice-s, la symbolique de l’ouverture inconditionnelle a souvent été mentionnée, mais la pratique m’a montré que celle- ci reste extrêmement régulée. Pareillement, alors que mon premier désir fût de tout embrasser, j’ai bien vite compris qu’il me fallait opérer des renoncements nécessaires. Et conjointement découvert, que l’accueil reste lui aussi, toujours conditionnel. Accueillir reste soumis à la perte.

Partir à la rencontre des professionnel-le-s œuvrant au cœur des institutions bas seuil, c’était accepter de se laisser guider par leur expérience du terrain, mais c’était surtout accepter de plonger soi-même dans le quotidien d’une institution, d’y prendre une place peu confortable car faite de nombreuses perplexités, sidérations, découragements, sentiments d’impuissance et au final adhérer au fait que le travail se construit par tâtonnements successifs, alliant des traversées incessantes entre de multiples mondes qu’il faut mettre en connexion (théorie,

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ressentis, observation, analyse, etc.). Le sol reste toujours meuble et oblige à tenir compte d’un élément central : « la flexibilité dont le chercheur doit faire preuve, flexibilité accrue encore par le caractère précaire du terrain d’étude » (Chimienti, 2010, p. 49). En ce sens, les institutions bas seuil, organisées autour d’agencements élastiques - point de procédures formelles d’admission, peu de bases de repères quant aux figures tutélaires, espaces traversés par des allées et venues continues - augmente l’impression de flottement. Ces considérations seront des éléments repris dans la phase analytique.

Ce travail s’inspire des démarches ethnographiques, dans une perspective sociologique, il tentera de témoigner de la complexité et des impasses des pratiques d’accueil dans le champ du travail social « bas seuil ». Bien que la délicate recherche d’ajustement en situation des professionnel-le-s face aux populations accueillies - définies souvent sous le terme « en difficulté » ou « précaires » - pourra être mis en évidence, cela n’empêche pas un regard critique plus large, se référant aux paradoxes institutionnels, et relatifs aux politiques publiques, mais aussi proposant une distanciation en rapport à un accord tacite qui semble légitimer une certaine bonne manière de faire avec les pauvres.

Pour rendre compte de ce panorama bigarré, il m’a semblé dans un premier temps utile de contextualiser le travail social tel qu’on le conçoit actuellement, d’y adjoindre brièvement des éléments historiques, et de comprendre pourquoi la notion d’accueil est aujourd’hui à l’enseigne de toutes les boutiques, comment celle-ci est façonnée par un contexte global plus large, mais aussi comment les micro-actions au sein d’un univers institutionnel, rendent compte d’une activité professionnelle construite telle des matriochkas, parfois difficilement emboitables, et qui doit de plus en plus justifier son bien-fondé, composer avec des normes et des attentes contradictoires.

1.2 Un rapide survol introductif

Le travail social a subi d’importantes modifications au cours du temps, tentant progressivement de s’affranchir « très difficilement d’une longue tradition d’assistance et de philanthropie d’origine privée et religieuse » (Castel, 2005, p.32), notamment par le bais d’une prise en charge publique des problématiques sociales mais aussi par « le développement d’une technicité professionnelle de plus en plus raffinée » (ibid.). D’abord orienté vers des logiques assistancielles, puis celles-ci décriées, le travail social s’est vu accusé de servir des instances de contrôle affiliées à des tentatives de moralisation des publics mis à l’écart du système de nos économies libérales, et a donc réorienté son action, porté par des dynamiques plus incitatives, et donnant un paysage de l’intervention sous-tendu par une volonté de responsabilisation, d’autonomisation, de capacitation. L’accompagnement s’est alors révélé

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comme constitutif du « traitement privilégié de problèmes sociaux très divers, au travers de politiques et de dispositifs » (Giuliani, 2013, p.13) qui a permis d’assurer une « mise en correspondance entre la fin de l’idéologie du progrès et le déclin de l’idéal éducatif » (ibid.

p.14).

L’accueil, dans une acception de sens commun, laisse résonner une thématique de l’hospitalité sans condition, où « l’atmosphère » (Corin, 2013, p.438) est fondamentale.

L’accueil se déploie dans « un lieu où il fait bon vivre, qui crée et travaille les liens et, en regard des intervenants, le sentiment d’une présence véritable, d’une grande proximité qui renvoie à une commune appartenance humaine » (ibid.p.439). L’écoute, le respect de chacun, le non jugement, la bienveillance, sont souvent des caractéristiques convoquées qui permettent d’offrir un accueil chaleureux. Apparaît ainsi de nouveaux étais aux actions des professionnels-lle-s - dont la sémantique rappelle par ailleurs celle de la charité -, particulièrement articulés autour de la relation à l’autre, d’une présence généreuse, d’une conduite aimable, qui met alors en tension, d’une part, la légitimation des caractéristiques professionnelles propres à répondre à ces injonctions d’accessibilité, mais d’autre part, porte à découvert une « véritable tension pragmatique » (Breviglieri, 2008, p.97) qui « accompagne alors toute relation institutionnelle nécessitant une dynamique de rapprochement, pour pouvoir conduire une politique de l’autonomie »(ibid.). Se substitue progressivement à la notion d’accompagnement, celle de l’accueil, davantage circonscrite dans un temps de l’urgence.

Dans ce nouvel horizon du travail social, qui est sujet à rencontrer des publics de plus en plus divers, confronté à de « ‘nouvelles’ questions sociales, des sans-abris, des réfugiés, des Roms, des demandeurs d’asile » (Genard, 2018, p. 2) et dont la réponse s’élabore davantage autour de la « réhabilitation de l’individu comme personne morale, comme être porteur de dignité » (Soulet,2007, p.16) et focalisé sur « le défi d’une production de non-désaffiliation » (ibid.) plutôt que de mouvements qui tendent à l’intégration, on assiste ainsi à tout « un vocabulaire de la présence » (ibid., p. 17) qui sera le cœur des dispositifs d’accueil. La prise en compte d’une altérité à laquelle on offre hospitalité et sollicitude n’est pas sans nous rappeler les revers de politiques publiques toujours sujettes à maintenir la cohésion sociale et orientées vers la prévention des risques, ni évincer la part d’ombre souvent occultée qui accompagne le plan d’une forme d’agapè tel un donné sans attente - « le don de l’agapè ignore le contre-don » (Deshoulière & Perrot, 2001, p. 15) -, contre-jour qui se déploiera notamment dans les questions relatives aux contreparties, aux dissymétries, aux cloisonnements, inhérents à ces mouvements nourriciers.

Ainsi, pour rendre compte des ingrédients de l’accueil en institution bas seuil, ce travail se compose d’une première partie qui expose les racines du choix de la thématique traitée, ses

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liens avec le terrain et détaille la méthodologie choisie pour tenter de construire cette recherche. Par le développement des éléments principaux qui permettent de rendre compte du contexte dans lequel se déploient les institutions d’accueil, une partie théorique aura pour objet d’approfondir certains champs relatifs notamment à l’évolution du travail social, la notion de public en situation de précarité, et également les éléments qui sous-tendent les pratiques de l’accueil telle que l’hospitalité. Au regard de cette entrée, la problématique du présent travail sera ainsi énoncée.

Une partie analytique prenant en compte les entretiens des professionnel-le-s, mon observation du terrain, ainsi que les documents officiels de présentation de l’institution dans laquelle j’ai pu effectuer mon temps d’observation, permettra alors de créer des ponts entre ces différents paysages et d’en faire émerger une analyse thématique ainsi que de mettre en lumière certains impensés ou paradoxes de la dimension d’accueil. La dernière étape, conclusive, tentera outre sa dimension de synthèse et les manquements découverts, d’ouvrir un champ de perspectives à des recherches ultérieures.

Chapitre 2. POSTURE ET CHOIX MÉTHODOLOGIQUES

2.1 Afférence

L’intérêt pour la thématique de cette recherche peine à se résoudre à un marqueur temporel circonscrit, l’accueil étant partie intégrante de nombreuses situations quotidiennes, il se déploie selon divers niveaux de proximité, allant de l’accueil au guichet, de l’accueil que l’on réserve au client des centres commerciaux, de l’accueil formulé comme intitulé de certaines institutions, etc. Il m’est dès lors apparu qu’accueillir voulait tout et rien dire.

La formation de base que j’ai suivie en tant que travailleuse sociale, puis de musicothérapeute a ravivé ces questionnements, car cette fois l’institution devenait médiatrice de cet élément banal journalier. M’est apparue l’importance de porter un regard sur le lien construit auprès de personnes qui demandent de l’aide, d’interroger déjà, l’évidence apparente qu’elles demandent une aide, et dès lors observer quelles négociations adviennent lorsque cette aide peut s’avérer contrainte, quelle image de l’autre se dessine dans une prise en charge, et comment au final, le-la professionnel-le agit pour l’autre, avec l’autre, sans l’autre ou même contre l’autre (Laforgue, 2009) ? J’ai alors désiré réfléchir à ce que la notion d’accueil recélait dans une relation professionnelle, quels éléments permettaient ou empêchaient la rencontre, le lien potentiel. Et en définitive de quelle rencontre s’agissait-il vraiment, à quelles fins ? Lors

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de mes années de pratique dans une institution d’accueil de soutien à la parentalité, s’est alors véritablement construit le désir d’approfondir et d’élargir ce champ.

Soumise à de fortes injonctions institutionnelles contradictoires : accueillir tout en prévenant, soutenir tout en diagnostiquant, être dans une qualité de présence tout en se soumettant à l’obligation de rendre des comptes, accompagner dans une relation proche tout en favorisant l’autonomie, etc. l’appétence pour échancrer davantage mes premières intuitions est devenue une brèche réflexive à l’origine de ce travail. La notion « d’objet chevelu » à laquelle nous renvoie De Jonkheere (Gutknecht, 2016, p. 17) en parlant du travail social a ainsi pu se déployer, dans une perspective de remise en question, de problématisation d’éléments qui, sommes toutes paraissent comme unanimement consentis, tels que par exemple l’aspect bienheureux du soutien, de l’accueil, de l’écoute. Au centre d’une filature, relativement toxique, car admise sans questionnement, mais dont la mise en pratique se révélait impossible, (comment peut-on soutenir et conjointement être prescripteur de normes à suivre et agent d’évaluation) je restais dans la réalisation de mon métier, prisonnière des tissages, mais sans réussir à trouver d’arrimage heureux me permettant de relever la tête pour rendre plus féconds mes inconforts. La distanciation, sans collectif de pensée reste ardue, lorsque l’on est soi- même impliquée dans une pratique, il reste en effet toujours hasardeux de scier la branche sur laquelle on pense trouver une certaine légitimité de notre activité professionnelle. Mais pour autant, les fuites rares de l’appareil pétrifiant, car gorgé de contraintes paradoxales, se sont révélées peu à peu, par l’ouverture offerte à justement le contraindre aux maniements de l’artisan, tel le forgeron qui remet l’ouvrage à l’établi cent fois, pétri la matière, la surchauffe jusqu’à la limite de son usage, la remodèle, et finit par en discerner une forme, maniable.

Mettre à l’épreuve de la suspicion, du questionnement de ces zones lisses données en vitrine des institutions, et des politiques publiques, ployer les acceptions admises des dispositifs d’accueil - dont j’ai souvent relevé dans le discours des professionnel-le-s sur le terrain lors de mon activité un lexique de l’harmonie, de la bienveillance - à la limite de leur résistance, permettait de tenter de comprendre les dessous de la scène et les masques de la tragédie.

La capacité de problématiser les composantes de ces pratiques d’accueil au sein d’un travail de mémoire, c’est-à-dire « d’identifier certains problèmes en son sein, sans pour autant qu’il faille comprendre par là une recherche méthodique de solution » (Gutnechkt, 2016, p. 34), était une voie royale pour construire un espace de discussion, développer les impensés des politiques d’accueil, dénouer les rapports à l’œuvre dans les pratiques publiques d’hospitalité et surtout en premier lieu, parvenir à recueillir le témoignage des travailleurs sociaux et des travailleuses sociales-mêmes, quant à cette notion d’accueil.

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De manière à permettre un espace qui reste à la fois perméable mais non totalement accolé à mon quotidien professionnel - ce qui reviendrait à s’approcher d’une analyse de la pratique- j’ai choisi de décentrer mon regard, et tout en conservant la thématique de l’accueil, de partir à la découverte des pratiques d’accueil en dispositifs bas seuil, (et non dans les espaces de soutien à la parentalité où j’ai officié durant de nombreuses années) par une observation de terrain et des entretiens auprès de travailleur-euse-s sociaux-ale-s. (Je reviendrai sur cette démarche plus avant).

Outre mon activité professionnelle, l’immersion au sein de l’université a permis le support nécessaire à me lancer dans ce projet. M’offrant un espace hors de l’institution, permettant une distanciation géographique heureuse, j’avais alors loisir de découvrir un champ de perspectives autorisant la superposition de plans qui peuvent rendre à la fois le regard plus net, mais admet aussi transitoirement d’y inclure des zones floues qui ne se révèlent que dans une temporalité étendue. Alors que l’appartenance à une institution, l’immédiateté de l’activité auprès des accueilli-e-s, participe souvent d’une confusion des points de vue, la distance opérée, en premier lieu, physiquement, m’offrait un espace de questionnements et d’élaboration possibles

C’est donc en partie, tout en considérant des évolutions faites de détachements mais aussi le caractère obligatoirement diachronique d’une biographie, qu’il a s’agit de remettre toujours à sa place les deux possibles angles de mire. Je restais pour autant en effet, à la fois praticienne et apprentie chercheuse. Ce défi tenu dans la dialectique d’une double appartenance, sommes toutes souvent remise en cause par le milieu académique, notamment par des barricades dressées au nom du risque d’idéologies ou de parti pris trop imprégnés d’auto-défense ou d’autolégitimation quant à ses propres manières de faire, a pu se relever pleinement seulement une fois ... que j’eu quitté l’institution. Ce départ, comme un objet refroidi que l’on met temporairement au placard de manière à y rendre évanescents les derniers attachements affectifs, a d’abord pris les contours d’une année sabbatique. Puis celle-ci achevée, la lettre de démission envoyée, tel un rituel de désagrégation, m’a permis de complètement prendre à bras le corps mon objet de recherche et dès lors, de m’identifier à l’identité de chercheuse en devenir, affranchie des conflits d’intérêts, des réserves ou sentiments de loyauté, qui auraient pu rendre cette exploration retenue.

2.2 Une question pour commencer

Pour Quivy et Campendhout, le présupposé à toute initiative de recherche tient dans le fait de construire son « camp de base » (2006, p.25). Puisse celui-ci être provisoire, encore incertain,

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~ 19 ~

peu élaboré, il s’agit avant toute ascension de parvenir à formuler une question de départ, qui permette de dresser les premiers contours à une exploration plus fine qui va s’élaborer au cours du temps. Celle-ci s’est prioritairement formulée de la sorte : Que signifie l’accueil pour les professionnel-le-s travaillant dans des institutions bas-seuil ?

Plusieurs orientations épistémologiques s’offraient alors à moi pour tenter de répondre à cet initial questionnement.

Nombreux manuels méthodologiques offrent une lecture qui décrit la démarche de recherche dans une perspective linéaire (Quivy & Campenhoudt, 2006, Beaud & Weber, 2010), ce qui facilite son appropriation et autorise une temporaire mise en ordre préalable à tout processus de quête. Celle-ci permet certes, d’apaiser les angoisses susceptibles d’apparaître devant l’envergure d’un sujet encore peu délimité, mais masque sans doute aussi toutes les variations accolées au cheminement de recherche - les boucles, retours, imbrications, superpositions, spirales, remodelages. Ainsi, si une temporalité plutôt étendue, peu horizontale et relativement chaotique, me semble nécessaire à l’appropriation de sens, la méthodologie choisie pour ce travail entre dans une certaine cohérence avec ce présupposé.

Les sciences sociales émergentes ont tenté d’accéder à une forme de légitimité par les méthodes d’une science positive qui s’avère appartenir à l’élément le plus haut de l’échelle hiérarchique des trois états décrits par Comte (ainsi le positivisme supérieur aux aspects théologiques et métaphysiques), l’objectif reste « fondamentalement pratique. Il s’agit de réorganiser la société, de la faire sortir de l’état de crise où elle se trouve ». (Berthelot, 1991, p.24). L’intérêt de Comte pour les sciences sociales s’apparente à cette sociologie qu’il souhaitait nommer « physique sociale » et qui dès lors devrait surtout expliquer les phénomènes sociaux, tentant d’en dégager des lois générales, de « s’en tenir exclusivement aux faits constatés et aux régularités observées » (Berthelot. 1991, p.27) telles qu’on le fait pour les sciences naturelles.

Si une querelle reste toujours à l’œuvre entre deux manières différentes d’appréhender la réalité, elle s’illustre certainement dans le fait que cette opposition tient « à des positions axiomatiques différentes concernant la nature de la réalité, la relation entre le sujet connaissant et l’objet à connaître, la définition de la causalité et le rôle des valeurs. Ce dualisme renverrait à des manières différentes de penser le social, la vérité et la connaissance » (Groulx, 1999, p.317). L’objet de ce travail n’est pas de retracer l’histoire ni de recontextualiser les différentes perspectives épistémologiques ou les débats qu’elles suscitent, mais néanmoins d’affirmer un positionnement qui accorde à la subjectivité du chercheur un espace de légitimité, qui conçoit la démarche de recherche comme l’action de « se frotter en chair et en os à la réalité qu’il étudie » (De Sardan, 1995) (Groulx 1999, p.320). Si certains

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auteurs pensent que s’opère un « rapport d’exclusion et de hiérarchisation entre la

« ‘connaissance scientifique’ dite objective et la ‘croyance’ populaire, le sens commun censés être imprégnés de subjectivité » (Lavigne, 2007, p.24) et qu’ainsi une dichotomie apparaît, celle du « pur et de l’impur » (ibid.), le caractère subjectif étant relégué aux scories car potentiellement « souillure » (ibid) de la « rationalité explicative » (ibid.), j’ai pour ma part privilégié une démarche qui considère le travail d’analyse en « continuité avec le sens commun [où] le chercheur ne fait que rendre plus explicites et systématiques les opérations du raisonnement ordinaire » (Groulx, 1999, p.320). Je n’ai également pas tenu à engager les différentes approches sur un système de valeurs mais ai davantage retenu l’adage de Bourdieu (1993) lorsqu’il affirme « que comprendre et expliquer ne font qu’un » (p.1400). En ce sens, engager une perspective compréhensive demande aussi à mettre en évidence certaines composantes structurelles, environnementales, contextuelles, il ne s’agit donc pas

« ‘d’opérer la projection de soi en autrui’ » (ibid.). La démarche compréhensive privilégiée pour ce travail se révèle ainsi dans le sens que la personne humaine donne à son « actorialité, c’est-à-dire comme réagissant aux événements qui la contraignent, participant à la construction de son histoire » (Schurmans, 2003, p.57).

Si j’ai fait mienne pour ce travail, la phrase citée par Laé & Murard (1998, p.85), « congédier la place et le statut de la perception durant l’enquête, là où se nouent toutes les significations, revient à supprimer dans son entier le mouvement de préhension qui capte et tisse le sens », j’ai choisi également d’assumer une part d’implication personnelle dans mon objet d’étude, y figureront ainsi des extraits d’auto-analyse censés apporter des éléments nourriciers au cheminement de la recherche.

Pour ce faire, j’ai choisi d’écrire ce texte à la première personne, non dans une perspective qui donnerait à voir le collectif de pensées rassemblé dans une seule identité - ce qui serait très présomptueux - mais dans l’idée que le ou la chercheur-se « se doit précisément d’engager sa propre personne, (…) il s’agit ici d’user de la première personne, non dans un rapport narcissique focalisé sur son « ‘moi’, mais comme une structure d’expérience sur laquelle se réverbère un phénomène donné » (Gonzalez, 2014, p.3)

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~ 21 ~ 2.3

Vers une recherche engagée

Extrait de notes d’auto-analyse

Je viens d’être engagée comme assistante Hes en travail social. Voilà que mon activité principale sera de penser, comment cela engage-t-il un rapport de pouvoir par rapport à mes sujets d’étude ? Comment penser tout en restant attentive à « sa part de responsabilité quant aux résultats de ses recherches, la façon dont ils seront restitués à ceux qui en sont à la source ? » (Schurmans, 2001, p.263) (Dayer & Charmillot, 2012, p.167) Penser ne suffit pas me dis-je, l’intelligence ne peut être légitimée à mon sens que si celle-ci s’oriente non pas vers « une citoyenneté

‘individualisée ‘, réductible à la notion de ‘client’ centré sur ses intérêts et besoins privés » mais sur « une citoyenneté ‘collective’, qui part de la nécessité de construire le bien commun ensemble et de faire alliance, de coopérer pour réaliser cette finalité » (Piron. 2005, p.9), chercher oblige alors à un questionnement sur les enjeux de l’activité même.

De la même manière que le livre Piron (2000) dans son article « Responsabilité pour autrui et savoir scientifique », je suis bouleversée par ma première expérience de terrain. La chercheuse canadienne, alors à l’orée de ses premiers écrits scientifiques s’inquiète de la destinée du savoir qu’elle est amenée à construire lors de sa thèse de doctorat, à quelles fins sera-t-il utilisé, instrumentalisé peut-être, détourné de son initial désir ? La prise de conscience qu’elle révèle, à savoir une disposition humaine inscrite dans une « condition d’être de langage qui doit sans cesse travailler sa langue, son écriture, afin de trouver ‘les mots pour le dire’ dans l’espoir d’exprimer, de communiquer de la façon la plus juste possible une expérience vécue » ( p.2) et d’autre part, le devoir « d’affronter les conséquences de l’identité

« sociale » (…) [qu’elle s’était ] progressivement choisie et constituée : celle d’une scientifique, d’une chercheuse » (ibid.) rend compte de l’enjeu présent dans la tentation de restituer une compréhension d’autrui.

Cette délicate articulation et les questionnements au niveau de la responsabilité du, de la chercheur-se s’est vue amplifiée au contact du terrain. Le regard porté sur une institution et ses acteur-trice-s, ses professionnel-le-s mais aussi ses usager-ère-s, interroge quant aux retombées des savoirs. Si les chercheur-se-s ont, en quelque sorte, le privilège d’étudier des

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~ 22 ~

groupes de personnes, ils ou elles sont impliqué-e-s dans des mouvements en tiraillement : tenter de comprendre certains mécanismes sociaux, groupaux, interindividuels, déconstruire des allant de soi, mais par ailleurs, par là-même aussi, risquer de concourir à l’amplification des catégorisations, de favoriser la production d’informations qui risquent d’être réinterprétées par des systèmes moralisateur, normalisateur et qu’alors « les sciences empiriques de l’individu (…) constituent un puissant instrument de contrôle social » (Piron, 2005, p.3). Ainsi, s’atteler à décortiquer l’accueil en institution bas-seuil doit s’accompagner par la garantie que le regard porté sur l’institution autorise la remise en question des allants de soi, des potentiels systèmes de pouvoir en place, des paradoxes, sans pour autant que les pratiques ne paraissent de manière raccourcie, être dépréciées. Celles-ci sont toujours le résultat de phénomènes complexes plus globaux et ne sont donc jamais à mon sens, à lire d’un point de vue de responsabilité individuelle.

Si donc, au cours de ce travail, comme je l’ai déjà signifié, mon parcours de recherche ne se préserve pas d’une posture engagée, et s’autorise à « ne pas exclure ma voix » (Piron, 2000, p.9), il n’évince pas non plus la mise en évidence des contradictions, ambivalences, ou dimensions impensées de l’accueil en institution. Ces éclairages, je le répète, n’en reste pas moins insérés dans une lecture sociologique, c’est-à-dire dans la perspective que les actions sont socialement construites, et non imputables aux seules volontés de l’individu. Les pratiques professionnelles restent soumises à des contraintes structurelles, politiques, le regard critique ne peut donc être, comme je l’ai souvent entendu sur le terrain, affilié à une accusation.

En ce sens, ma responsabilité éthique « pour cet autre qui me parle de lui, de son histoire, de sa souffrance, de ses bonheurs » (Piron, 2000, p.9), débute en premier lieu « par l’analyse critique de notre [ma] propre pratique de recherche » (Piron, 2005, p.14), mais se doit d’offrir un angle de vue à la fois le plus large et le plus précis possible pour tenter de rendre compte d’un pan de réalité, en y relevant ses ambiguïtés et paradoxes et éventuelles violences qu’elle produit. Pourtant, comme je l’ai mentionné, le, la chercheur-se demeure au carrefour de tiraillements, la restitution des éléments d’analyse reste sujette à de nombreuses interrogations, notamment dans l’idée d’une réponse que je pourrai donner à ces

« confidences » faites lors des entretiens ou au détour des rencontres du terrain. J’ai vite compris qu’il ne s’agissait pas ici de répondre stricto sensu à mes interlocuteur-trice-s mais plutôt de répondre de mes résultats de recherche, c’est-à-dire en assumer l’énonciation, même si celle-ci peut être amenée à remettre en cause ce qui paraît légitimer certaines pratiques.

Une réponse envisagée telle un contre-don me semble impossible, elle ne s’élabore pas sur un même niveau d’échange. Le temps de l’écoute, du partage au moment de la rencontre est déjà une forme de réponse au don de l’autre. Mais dans le travail d’écriture, il m’est apparu

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davantage important d’assumer une posture qui réponde au plus près de l’analyse construite autour des matériaux empiriques, sans me sentir redevable d’une forme de loyauté, ou de dette contractée par la disponibilité offerte par mes interlocuteur-trice-s, - et dès lors la tentation d’en offrir un compte rendu adouci - c’est en cela que l’engagement me semble éthiquement légitime.

2.4 Être affectée

Face au monde, l’homme n’est jamais un œil, une oreille, une main, une bouche, un nez, mais un regard, une écoute, un toucher, une gustation ou une olfaction, c’est-à-dire une activité (Le Breton, 2007, p.48)

Extrait de mon journal de terrain (pages de gauche) janvier 2018

Premiers jours de terrain, mon écriture se fige, c’est l’immensité

d’une montagne qui se dresse sur ma page. Je pense aux personnes

que j’ai rencontrées ce matin, la plupart ce celles-ci passent à

l’heure où j’écris ces lignes, leur nuit dehors, peut-être accolées à

un petit porche, loin des regards inquisiteurs des passants de la

ville, peut-être dans le parc, juste en bas de chez moi. Si ce travail

parle d’accueil, comment accueillir tous ces clairs obscurs, cette

forme d’insondable sidération devant cet autre sans sommier ?

Sachant que je ne peux, ni que je ne veux prendre leur place,

comment ne se résoudre qu’à comprendre ? Et comment le faire

autrement que par le fait de me sentir affectée ? Comment de toute

évidence de pas l’être ? Être affectée me permet d’éprouver ce

qu’accueillir veut dire et surtout de ressentir comment prendre congé

bouleverse. L’accueil n’est-il qu’un leurre censé amoindrir ma

culpabilité ? Comment négocier cette ambiguïté d’ouverture et de

fermeture ? Mon ébranlement marque sans doute déjà les

arrangements qu’il s’agit d’opérer en tant que professionnel-le une

fois la porte fermée. Premier passage, conserver l’étonnement et

accepter la confusion.

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Au cœur du « Guide de l’enquête de terrain » de Beaud et Weber (2010), les deux premiers temps de l’enquête : « l’exploration et le quotidien » (p.118) sont décrits en termes de « peur, appréhension, excitation, confusion » (ibid.). C’est sous ces visages que s’est présentée mon immersion, un nouveau monde à percevoir, observer, expérimenter, analyser. Ont alterné alors des périodes de grande labilité, la sensation de tenir son objet puis subrepticement celui- ci se dérobe, immanquablement rattrapé par le bouleversement du lien. L’autre n’est pas réductible à une figure définitive, il s’agit « d’admettre que jamais il ne me sera transparent » (Métraux, 2013, p.186), et dès lors il faut accepter de s’inscrire dans un voyage d’interconnaissance, toujours instable, incertain, fragile, dans lequel tendre à pouvoir s’y attabler, « faire du voyage son gîte » comme le signifiait Bashô. (Journaux de voyage)

Cette épopée, dans « la tentative d’attraper la perspective du point de vue des acteurs engendre d’irrémédiables contradictions [puisque] l’enquêteur ne produit pas une description du point de vue de l’acteur, mais une description du point de vue de l’acteur du point de vue de l’observateur ». (Emerson. 2003, p. 403). Ainsi, ce chevauchement de points de vue oblige à, d’une part respecter les contours d’une « description dense » (Geertz. 2003, p. 208), c’est- à-dire à tenter d’accéder à un degré auquel le-la chercheur-se « parvient à éclairer ce qui se passe dans ces lieux, à résoudre l’énigme que représentent inévitablement des actes non familiers appréhendés dans un contexte inconnu » (Geertz, 2003, p. 219), mais aussi de tenter d’apprivoiser le terrain en pénétrant « physiquement et écologiquement dans le périmètre d’interactions propre à une situation sociale, professionnelle » (Goffman, 1989). Cette dernière perspective peut également ouvrir la voie à une autre forme de regard, ce que Rémy (Lemieux, 2018) nomme « la description mince » (p. 66). Celle-ci tente alors, non pas de construire une interprétation découlant d’une « multiplicité de points de vue » (ibid. p. 67), comme celle définie par Geertz, mais d’ouvrir à

Un principe d’internalisme consistant à suivre les acteurs dans leur travail pour définir les situations qu’ils rencontrent (…) également à valoriser le principe de résistance, consistant à prêter attention à la façon dont la matérialité et la corporéité sont susceptibles de démentir les représentations du monde produites par les acteurs (ibid.).

Cette dernière manière de mener l’enquête apparaît pourtant, dans le cadre de ce travail, fort malheureusement amoindrie. Un temps d’immersion plus étoffé m’aurait permis, sans doute, d’avoir davantage accès aux coulisses de la scène publique de l’accueil, de mieux comprendre

« les manifestations de résistance de la part des professionnels du front » (Giuliani, 2013, p.22) et peut-être d’en dégager ce qui défie leurs représentations et attentes et comment ils, elles tentent de surmonter ces épreuves. Le recours au récit ainsi qu’à une large diffusion d’extraits

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d’entretiens, concourent néanmoins à tenter d’offrir une lecture au plus près du vécu institutionnel.

Comme l’écrit Pouchelle (2010) « le terrain, objet et lieu de la recherche, n’existe pas en soi.

Il se fabrique par et dans les interactions du chercheur avec la collectivité étudiée » (p.6). Dès lors, franchir la porte de son terrain, est donc immanquablement y être. Pour autant y être ne signifie pas encore, faire partie de l’institution, ni du groupe de professionnel-le-s, ni de celui des usager-ère-s. Comme en parlent les paysans du Bocage approchés par Favret-Saada (2009), pour sortir d’une position extérieure, il s’agit d’« être pris ». Ces derniers acceptent de lui parler de sorcellerie qu’une fois qu’ils estiment que l’ethnologue est « prise » « c’est-à-dire quand des réactions échappant à m[s]on contrôle leur ont montré que j’étais [qu’elle était]

affectée par les effets réels de telles paroles et de tels actes rituels » (p.152).

Lors de mon immersion sur le terrain, la temporalité très raccourcie pensée dans les antres académiques pour effectuer un mémoire de master, m’a empêchée de suivre les traces des chercheurs qui ont vécu sur plusieurs mois voire années, dans le milieu même qu’ils s’étaient donnés pour tâche d’étudier (Tarrius, 1999 ; Bourgois, 2001 ; Lepoutre, 2001), et d’ainsi parvenir à être « pris ». J’ai quant-à-moi passé seulement deux mois et demi, à raison de deux à trois fois par semaine dans un lieu d’accueil bas seuil de Suisse romande, cela fut bien trop court pour s’autoriser à penser que, étrangère au lieu, s’étaient déjoués les « leurres » (Bourgois, 2001, p.40) puisque « je représentais par ma classe sociale, mon ethnicité (…) les catégories de pouvoir de la société dominante » (Bourgois, 2001, p.41). J’ai pourtant choisi de me laisser tout d’abord « affecter, sans chercher à enquêter, ni même à comprendre, ni à retenir » (Favret-Saada, 2009, p.153) et tenté de « faire de la ‘participation’ un instrument de connaissance » (ibid.). On verra que ce choix a initié quelques réticences de la part des professionnels-lle-s, celles-ci seront étudiées plus avant. J’ai choisi de considérer ces obstacles comme des perspectives heuristiques, car significatifs de l’organisation microsociale que j’ai étudiée. Tout l’enjeu de l’analyse d’une observation résidant dans la délicate imbrication qui consiste à « non pas ignorer ses émotions, mais tenter de retracer par quels dispositifs, pratiques ou paroles elles sont produites dans cette caisse de résonance qu’est notre corps socialisé » (Jounin. 2014, p.18).

Bien que ma question initiale s’enquière en premier lieu de la posture des professionnel-lle-s, j’avais pensé que dès lors, mon identité de travailleuse sociale me permettrait d’amoindrir les barrières sociales à l’œuvre dans ce contexte. Il m’est bien vite apparu, que l’accueil ne peut se comprendre que dans la perspective d’un seul point de vue, accueillir amène immanquablement à considérer et l’accueillant-e et l’accueilli-e, un jeu de réciprocité et de mutuelle réception se jouant dans l’échange. Je ne pouvais donc pas me restreindre au regard

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des professionnel-le-s. Pour ce travail pourtant, dans un souci de me limiter à un cadre de faisabilité pour une recherche de master, je me concentrerai sur les entretiens construits avec les professionnel-le-s et les observations participantes dans leur lieu de travail, la parole des accueillis reste minoritaire. Mes éléments empiriques restent les supports nécessaires à considérer les enjeux de l’accueil, les attentes, les représentations, les limites exprimées quant aux personnes accueillies et parlent dès lors aussi de constructions sociales plus larges qui mettent en scène notre regard sur les vulnérables, la manière que l’on considère légitime de les prendre en compte, les processus à l’œuvre d’un traitement admissible de la souffrance et le possible contrôle dominant que cela engendre.

Chapitre 3. CONSTRUCTION DES MATÉRIAUX EMPIRIQUES

3.1 De la construction des données à la construction d’éléments de compréhension

Si les données sont définies dans le Larousse, comme « ce qui est connu ou admis comme tel, sur lequel on peut fonder un raisonnement, qui sert de point de départ pour une recherche » et compte tenu des éléments décrits ci-dessus, on ne peut considérer les éléments construits sur le terrain ou au fil des entretiens comme des « données ». En ce sens, je choisirai plutôt d’appeler cette matière éléments de compréhension, ceux-ci faisant par ailleurs, tout autant office de point de départ de la recherche. Il ne s’agit donc pas ici de se placer dans la perspective d’une récolte de données, au pied desquelles il suffirait de tendre son panier, (et dont on pourrait imaginer que ses ajours définiraient le calibre admissible au maintien d’un « bon grain » que l’on séparerait de « l’ivraie »), mais bien dans la construction d’éléments de compréhension, impliquant la relation, l’interprétation et la mise en articulation avec un champ théorique. Cette construction nécessite comme l’explique Kilani (1994) une part « d’imagination » (p.55) indispensable à la compréhension de l’action. Celle-ci s’enrichit par un « ensemble de médiations qui (lui) interdisent [au chercheur-se] un point de vue indépendant de « l’écho de sa présence » dans la société qu’il étudie ». (Ibid. p.57) Pour autant, il ne s’agit pas alors de confondre imagination et construction d’une digression poétique ou romancée ayant pour seul désir de nourrir en miroir l’imagination du lecteur, « celle-ci doit demeurer au service d’un projet de compréhension du réel » (ibid. p. 57).

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3.2 S’entretenir : choix des enquêté-e-s et premières prises de contact

Les personnes interviewées ont été choisies par le biais d’un réseau de proximité, construit tant par connaissances interposées que par ma propre connaissance des institutions. J’ai pris le soin de ne pas interviewer des personnes trop proches de mon environnement professionnel, de manière à sauvegarder une certaine liberté de parole et de ne pas superposer relations de collègues et relations entre chercheuse et professionnel-le-s du terrain. Les personnes ont été toutes contactées par mail, la plupart du temps un téléphone a suivi, de manière à agencer les détails de l’entrevue (lieu, horaire, etc.) Lors du premier mail, je présentais ma recherche, tout en y joignant le document demandé par la commission éthique qui leur garantissait l’anonymat ainsi que la possibilité de prendre connaissance en tout temps des éléments de ma recherche.

Le choix initial se portait sur la volonté d’interviewer des travailleur-euse-s sociaux-ale-s, mais je me suis bien vite rendu compte de l’hétérogénéité des professionnel-le-s officiant dans ces structures d’accueil : travailleur-euse-s sociaux-ales, bénévoles, personnes de formation universitaire, psychologues, éducateur-trice-s de l’enfance, stagiaires, civilistes, etc. Cette mixité comme on le verra ultérieurement, est un élément illustratif des évolutions de périmètres du travail social. J’ai donc choisi pour mes neuf entretiens, un panel qui pouvait au mieux représenter cette diversité, tant du point de vue des provenances en termes de formation qu’au niveau du genre et de l’âge, tout en ne prenant pas en compte le public bénévole, puisque mon étude porte sur les manières d’accueillir par les professionnel-le-s, et que, comme nous le verrons, une tension est à l’œuvre dans le domaine de l’accueil entre personnes bénévoles et professionnel-le-s salarié-e-s. L’échantillon se compose d’un animateur socio-culturel, de deux éducateurs sociaux, d’une éducatrice sociale, d’une personne ayant une formation à la Fapse, d’une éducatrice de l’enfance, d’une éducatrice sociale au bénéfice d’un master en travail social, d’un anthropologue, d’un directeur. Le dernier entretien n’est pas pris en compte dans cette étude, il a été partagé avec un directeur de foyer pour jeunes adolescents placés, et ne concernait donc pas la thématique de l’accueil bas-seuil. Un travail plus approfondi aurait été intéressant dans une perspective comparative entre accueil bas-seuil et accueil en foyer par exemple, mais trop ambitieux pour ce présent travail. Le premier entretien effectué auprès d’un des éducateurs sociaux a fait office d’entretien exploratoire, celui-ci m’a permis d’effectuer quelques remédiations au niveau de ma grille, mais a tout de même été retenu dans le cadre des entretiens analysés, compte tenu de la richesse des éléments offerts.

Le choix du lieu d’échange a été laissé aux interviewé-e-s, la plupart du temps, leur lieu de travail m’a été proposé, ce qui me donnait l’opportunité de percevoir les espaces où se déroulaient les accueils. Quand cela n’a pas été possible, la location d’une cabine dans la bibliothèque d’uni mail leur a été proposée. Cette dernière option a demandé quelques

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ajustements supplémentaires, j’étais ici, la personne qui accueillait l’interviewé-e dans un lieu familier pour moi, mais empli de représentations qui auraient pu mettre à mal l’exploration commune, notamment dans la distance potentiellement fantasmée entre la position du travailleur-euse social-e et celle attachée à l’enceinte universitaire. Le lieu était alors pensé de la manière la plus rassurante possible, tentant d’y inclure des éléments du quotidien : un thermos de thé, des bols, étaient par exemple installés et constituaient ainsi un support de médiation familier. Il s’agissait comme l’entend De Sardan, de se rapprocher au maximum

« d’une situation d’interaction banale quotidienne » (1995, p.8)

3.3 L’entretien comme une conversation ordinaire ?

L’entretien n’est certes pas une « extraction minière d’informations » (De Sardan, 1995, p.7), où l’interviewé-e est amené-e à se sentir en « situation d’interrogatoire » (ibid. p.8), il tend à se rapprocher de la « conversation qui vise justement à réduire au minimum l’artificialité de la situation d’entretien et l’imposition par l’enquêteur de normes méta-communicationnelles perturbantes » (ibid., p. 8). Se présenter à l’autre dans une situation de face à face engage à une proximité (corporelle, langagière, émotionnelle). Il convient alors de « tenter de connaître les effets que l’on peut produire sans le savoir par cette sorte d’intrusion toujours un peu arbitraire qui est au principe de l’échange (notamment par la manière de se présenter et de présenter l’enquête) » (Bourdieu, 1993, p.1392). L’espace de l’entretien reste une brèche offerte dans l’agencement quotidien des interviewé-e-s, il constitue une « intrusion dans leur agenda et leur temps personnel, mais aussi intrusion dans leur intimité et leur monde personnel » (Demazière, 2008, p. 20) et demande donc à un progressif et mutuel acclimatement.

Clairvoyante quant à ces aspects et faisant mienne cette recommandation, ma présentation débutait par mon statut de travailleuse du terrain, concourant ainsi à un « univers des catégories sociales (…) de familiarité» (Bourdieu, 1993, p. 1396), tout en me définissant aussi comme chercheuse de manière à me prémunir des travers d’une trop grande proximité avec alors le risque potentiel de transformer l’entretien en « une socioanalyse à deux, dans laquelle l’analyste se trouve pris, et mis à l’épreuve, autant que celui qu’il soumet à l’interrogation » (Bourdieu.1993, p. 1397-98).

Ces dispositions sont surtout pensées pour parvenir à instaurer une parole partagée, la plus libre possible, tentant de minimiser et les phénomènes d’intrusion, et de réduire « la violence symbolique qui peut se manifester » (en italique dans le texte original) (Bourdieu, 1993, p.1393) à travers l’entretien et au final, espérer « susciter une alliance de travail » (Glady. 2014, p.4).

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Il s’agit de tenter de « converser sur le terrain même de son interlocuteur en utilisant ses codes » (De Sardan, 1995, p.9).

Ceci reste abordable en théorie, mais le déroulement de l’entretien s’achoppe à d’incontournables moments de distraction, d’étourdissement, parfois de malaise ou de saisissement par les paroles de l’autre qui empêchent temporairement cette posture conjointe,

« un dilemme qui relève du doublebind » (De Sardan, 1995, p.9) : offrir à la fois une écoute disponible qui laisse à l’interviewé-e une liberté d’expression et assurer la conduite de l’entretien au sens où l’entend Bourdieu (1993), « c’est l’enquêteur qui engage le jeu et institue la règle du jeu » (p.1393), pour garder une progression de l’enquête.

Dès lors s’il s’agit de « se laisser trouer par la parole de l’autre plus encore qu’à faire irruption dans l’intimité de ce dernier » (Pouchelle, 2010, p. 5), la situation d’entretien amène immanquablement à « accepter de se perdre » (Rémy, 2014, p.1) puisque « les questions de départ, les intuitions qui nous ont mené dans un espace-temps singulier s’évanouissent car les acteurs nous assignent une place inattendue, ou bien encore résistent aux questions que l’on peut formuler, par le silence, l’ironie ou la sanction » (ibid.). Mais tout au long de cette conversation, qui n’est pas de l’ordre d’un partage amical, se chuchote en sourdine l’objectif de la recherche, qui certes, se module, se remodèle, s’y distend, se suspend, est perturbé, mais reste malgré tout comme un arrière-plan de la scène. Le, la chercheur-se tend à

« engager l’informateur sur une démarche réflexive » (Kaufmann, 2016, p.61), mais aussi par ses propositions de relance, ses interventions interprétatives à créer, par « le partage des significations » (Glady, 2008, p. 55) « un monde de sens commun » (ibid.). La constitution d’une « grille souple » (Kaufmann, 2016, p.43) permet ces digressions nutritives en termes d’élaboration de la recherche.

Pour autant, bien qu’il s’agisse de « s’approcher du style de conversation sans se laisser aller à une vraie conversation » (Kaufmann, 2016, p.47), de « rompre la hiérarchie sans tomber dans une équivalence des positions » (ibid.), d’offrir une « attention à autrui et une ouverture oblative » (Bourdieu, 1993, p. 1402) se rapprochant des contours de « l’exercice spirituel » (ibid. p. 1399), l’entretien n’en reste pas moins un espace où chacun « essaye de manipuler l’autre » (De Sardan, 1995, p.9). L’informateur-trice ne se prive pas « d’utiliser des stratégies actives visant à tirer profit de l’entretien (…) ou des stratégies défensives visant à minimiser les risques de la parole » (ibid.).

De sorte, si l’on considère avec Bourdieu (1993) cet espace comme le lieu d’une réciproque tromperie où « l’enquêteur se prend à l’ ‘authenticité’ de témoignage de l’enquêtée parce qu’il croit avoir réussi la découverte d’une parole brute, dense, inviolée, que d’autres n’ont pas su voir ou susciter » p. 1405) tout autant que l’enquêté-e y opère des stratégies de valorisation,

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