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CHAPITRE 4. ENTOURS THÉORIQUES

4.8 Accueil et hospitalité

4.8.4 De l’hospitalité

En Grèce, puis à Rome, les liens d’hospitalité vont s’établir de manière officielle et concrète, en particulier en recourant au sumbolon, signe de reconnaissance qui consiste en un objet, un osselet ou un morceau de poterie coupé en deux, dont chacun garde une moitié. C’est une façon d’engager durablement et loyalement les deux hôtes ainsi que leurs descendants.

Kelen, 2017. P. 28

Le terme d’hospitalité « apparaît pour la première fois dans la langue française en 1206 » (Gotman, 2001, p.14) désignant l’offre d’hébergement aux voyageurs, pélerins, étrangers, et le soin aux nécessiteux, malades, etc. (notamment dans les hospices religieux, les monastères), ils s’inscrivent alors surtout dans des mouvements de charité, celle-ci relevant d’un « devoir sacré » (Kelen, 2017, p. 21). On retrouve pourtant déjà une tradition de l’accueil de l’autre bien avant dans le temps, dans de nombreux mythes grecs notamment. La crainte que l’étranger puisse être envoyé des Dieux ou le Dieu lui-même déguisé, appelle une hospitalité obligée. Elle est aussi présente dans de nombreuses légendes du monde arabe, comme dans le récit du marin Sindbad (Kelen, 2017), l’étranger y est admis « sans demander au préalable l’identité de celui qui est reçu » (ibid. p. 43). On retrouvera cette notion à la base des lieux d’accueil bas seuil, pouvoir y enter sans se présenter explicitement.

Si comme le cite Janvier (2016), « le seuil est ce lieu de passage de l’’autre’ à l’’hôte’ (p. 83), on ne peut cependant oublier l’ambivalence que le terme relié à l’hospitalité comporte.

« L’hostilité et l’hospitalité ont une racine commune, ils dérivent du sens ‘étranger’ ». (Gotman, 2001, p. 20). A cette première zone trouble se superpose une seconde ambivalence, accueillir

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l’autre dans un territoire personnel démarque les sujets en présence, c’est l’accueillant-e qui reçoit chez lui un-e invité-e, étranger-ère, dans un rapport dissymétrique. Mais par ailleurs, l’hôte on l’a vu, peut signifier tout autant l’accueillant que l’accueilli, l’étranger peut alors être

« considéré comme un autre soi-même, (…) dans une réciprocité des perspectives » (ibid. p.

18), on sera soi-même un jour étranger et l’on espère pourvoir être à son tour accueilli. Dans l’usage d’un même mot pour les deux postures, se construit une forme de cercle des réciprocités : accueillir ouvre à être ultérieurement accueilli.

Si le passage du seuil permet une transformation de « l’autre à l’hôte », il marque donc aussi la différence de l’arrivant et constitue toujours une « épreuve » (ibid. p. 52), car reste présente la probabilité « que l’étranger soit rejeté » (ibid.), qu’il résiste à l’offre d’accueil ou encore que l’accueillant-e ne parvienne à ouvrir suffisamment son espace à une altérité qui le bouscule et qu’il-elle cherche à le transformer. Comme le dit Joseph (1997) en faisant un détour par l’expérience de la traduction, celle-ci n’est « pas seulement accueil, dans sa langue, de la langue de l’autre, mais élargissement, violence faite à sa propre langue à partir de la langue de l’autre » (p. 132), l’étranger est celui « qui nous impose un décentrement, le ‘grand tour’ de la sortie de soi » (ibid. p. 141). L’hospitalité reste donc particulièrement délicate, la figure de l’étranger oblige à de profonds remaniements internes, donnant à échoïser ce qui semble d’abord étrange en soi. Rien ici qui ne ressemble à une simple entrée dans un lieu dans lequel soi et l’autre demeureraient des figures inertes, sans contagion possible, l’autre convoque cette perturbation obligée, car on l’accueille chez soi, en soi. Est suggéré « un mouvement d’ouverture à la venue d’une chose, qui peut arriver comme un choc, laisser sous le coup de la surprise, voire se recevoir avec quelques dommages » (Stavo-Debauge, 2014, p. 38) et ainsi éprouve, comme le dit Stavo-Debauge (2014), les capacités « d’encaissement » de l’accueillant ou de l’espace d’accueil. Il s’agit d’à la fois « pouvoir encaisser le choc » (ibid.

p.39) provoqué par l’épreuve de l’altérité, et aussi de parvenir à tester la « plasticité » (ibid.) de la communauté d’accueil dans son mouvement d’ouverture à cet autre. Si celle-ci est inopérante l’inconnu-e que l’on fait entrer chez soi, peut devenir un-e ennemi-e hostile (dont a déjà été rappelée l’étymologie commune), l’altérité peut devenir menace. Mais l’épreuve d’hospitalité est aussi à percevoir du côté de l’accueilli, se pose « la question de son aptitude à prendre part à une communauté qui exige des engagements plus conséquents, toujours susceptibles d’être porteurs d’une clôture capacitaire » (ibid. p. 41).

L’entrée de la personne accueillie dans le lieu désigne donc à la fois pour son hôte une inclination à le recevoir, lui offrir certaines prestations, mais marque également une forme

« d’examen » (Gotman, 2001, p. 61). Le-la nouvel-le arrivant-e est soumis-e à « l’épreuve d’hospitalité qui veut que l’arrivant se fasse j(a)uger par ceux-là même qui l’accueillent (ibid.) L’hôte cherche donc, malgré l’apparente réciprocité des perspectives énoncée plus haut, « à

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évaluer et classer l’arrivant pour savoir, notamment comment le traiter » (ibid. 55). Le seuil est dès lors un espace de transit, qui marque tout autant un canal vers de possibles engagements relationnels qu’une frontière susceptible de se solidifier et de rejeter l’ennemi, celui qui vient d’un ailleurs alors redouté. L’hospitalité ne peut donc être vue comme une entité figée, elle est un processus par lequel se construit un

Mouvement : celui du nouveau venu qui vient en un lieu, en un monde, qui s’apprête à y faire quelque chose et à y vivre certaines expériences, à y poursuivre la réalisation de certains biens et à y recevoir certains bienfaits, là où d’autres sont déjà installés, usent d’équipement communs, se reposent sur des manières partagées et se montrent plus ou moins disposés à le recevoir, à lui ménager une place et à vivre avec lui. (Stavo-Debauge, Deleixhe et al. 2018, p.2, en italique dans le texte)

Le rapprochement de l’inconnu s’opère donc par étapes successives, graduellement, marqué par des rituels d’hospitalité qui permettent le passage du seuil et l’aménagement de l’espace pour le recevoir.

Pour autant, le, la travailleur-euse social-e ne reçoit pas chez lui, en ce sens on pourrait questionner cette figure d’hospitalité institutionnelle. Celle-ci est ici doublement convoquée car, en premier lieu, par l’espace et la posture des professionnel-le-s, rendus familiers ; la mobilisation pour proposer un lieu chaleureux, agréable, rappelant la maison ; l’attention à fluidifier les allées et venues, qui permettent de construire l’illusion d’un chez soi dans lequel on déambule librement ; tout porte à croire que l’on est en présence d’une forme d’hospitalité.

En second lieu, si l’institution adopte aujourd’hui un vocabulaire de l’hospitalité, la mettre en évidence dans ce travail offre l’opportunité d’en détacher certains non-dits. L’accueil on le verra, est bien souvent considéré uniquement sous le regard d’une forme d’accessibilité offerte aux accueilli-e-s, sans jamais mentionner « les épreuves qui attendent le nouveau-venu destiné à une forme de participation » (Stavo-Debauge, 2014, p. 40). A l’aune du terrain, seront donc réinterrogées cette notion et ses controverses possibles.

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