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CHAPITRE 6. ÉLÉMENTS D’ANALYSE

6.1 Architecture

6.2.6 Pascal

J’ai rencontré Pascal directement sur son lieu de travail, c’est un ami, travailleur social qui m’a mise en contact avec lui. Cet entretien un peu distinct des autres, sera regardé partiellement.

En effet, alors que je croyais initialement être mis en relation avec un travailleur social, c’est avec le directeur de l’institution, anthropologue, que j’ai partagé cet échange. Il occupe une place un peu particulière, ayant été lui-même initiateur de l’institution et occupé un rôle très impliqué sur le terrain, il me semblait dès lors tout de même intéressant de prendre en compte sa parole pour l’analyse. Pourtant, puisqu’il est aujourd’hui directeur, qu’il achève sa formation de management d’institution, j’ai tout de même eu l’impression qu’il ne mobilisait pas toujours les mêmes points de référence, c’est-à-dire le vécu au quotidien auprès des personnes accueillies. J’ai donc fait le choix, pour cet entretien seulement, de ne prendre en compte que les points 1, 2, 3 et 5, et de laisser de côté les éléments qui considèrent la place directement impliquée auprès des personnes. Le matin de notre rencontre, il est assez pressé et notre temps est compté : une heure à disposition. Le lieu d’accueil bas seuil propose des cours de français à des personnes migrantes, de manière gratuite et sans inscription.

Arrivée le matin, je découvre le lieu par la file d’attente présente devant la porte. Je prends place dans la queue. Des discussions se déploient entre petits groupes, plusieurs langues cohabitent, plusieurs générations, des hommes et des femmes. Il fait froid, mais attendre

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dehors offre une forme de pré-accueil, entre pairs. A l’entrée une personne salue chaque nouvel-le entrant-e. Celle-ci m’explique en quelques mots le fonctionnement du lieu et m’indique que je peux prendre place à l’accueil en attendant que Pascal arrive. Je reste interrogée quant à la faible distinction entre accueilli-e-s et accueillant-e-s, une circulation des gens s’opère, de manière relativement indifférenciée, hormis celles qui siègent au bureau. Les personnes accueillantes sont très jeunes ce matin, une est donc à l’entrée, d’autres déjà en salle d’ateliers (que je ne rencontrerai pas) et trois autres installées en salle d’accueil avec quatre jeunes hommes. Ils discutent tout en jouant aux cartes, je me joins à eux. Pascal m’expliquera durant l’entretien que cette horizontalité et cette différenciation peu perceptible est réfléchie et souhaitée par les acteur-trice-s de l’espace. « Si tu viens l’après-midi, tu sais pas qui est participants, tu sais pas qui est qui et ça c’est vachement bien, parce que ça correspond aussi à cette idée que en fait t’as pas besoin de te connaître tout de suite comme professionnel ou comme personne migrante » (4)

 1. Nomination des personnes accueillies, quelles descriptions en donne-t-on, quelles attentes sont formulées à leur intention ?

Les personnes accueillies sont nommées « les participants » (10). Une grande importance est donnée aux « méthodes participatives » (12). Mais aucune obligation de participer n’est formellement énoncée

Justement t’es pas obligé de participer, l’enjeu c’est aussi qu’on accueille des personnes qui sont à des stades et des cycles de vie différents et du coup t’en a qui ont la capacité d’être un peu actifs et t’en a d’autres qui sont ko, on va pas les amener à les secouer jusqu’à devenir actif, ça n’a pas de sens mais l’idée c’est qu’ils s’approprient l’espace, participer à la confection du thé café etc. les verres tu vois quand t’as 180 personnes faut que les verres ça tourne, préparer les goûters etc. (22).

 2. Objectifs décrits en rapport à l’accueil, quelles sont les valeurs, les sens donnés en référence à l’accueil de l’autre et comment les situations problématiques sont-elles évoquées ? L’objectif premier énoncé par Pascal est « qu’on crée du lien avec les gens et accueillir c’est créer un échange, mais créer un échange (6)ça veut dire déjà reconnaître la personne en tant que personne, en tant qu’individu, et puis ensuite lui proposer de participer à différentes activités (…) où les gens sont invités à parler, à communiquer, à échanger (…) en fait c’est le monde entier qui est avec le monde entier » (8). Accueillir pour Pascal c’est permettre de

«respirer, c’est être bien traités, c’est pouvoir se penser autrement et c’est pouvoir se positionner et faire des choix par rapport à son futur » (16). L’accueil ici ne répond pas à des besoins alimentaires ou d’hébergement, ce qui pour lui, évite certaines difficultés « nous on

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ne fait pas d’accueil d’urgence, on fait de l’urgence de création de lien social mais pas en termes alimentaire et hébergement, et ça réduit beaucoup de problématiques, c’est pour ça que les gens sont détendus, tu viens ici tu fais un pas pour venir ici, t’es pas obligé » (78) Si l’institution ne délivre pas de diplômes aux participants des ateliers, notamment parce qu’elle s’est placée en complémentarité d’autres instances qui permettent l’accès à des titres, elle a pour objectif

D’améliorer les conditions d’existence des personnes migrantes. Ici on a ajouté un truc au fil des années, sensibiliser, informer, responsabiliser les acteurs artisans de leur intégration-exclusion , on a gardé ce volet un peu, ce dyptique confrontatif, disons qu’il y a des acteurs qui font parfois les 2, certains qui en font qu’un d’autres que l’autre, voilà, on pense les choses de manière mobile (…) on parle surtout de restauration de compétences, on s’adresse surtout à des gens qui ont pleins de compétences et du coup ça c’est la vision qu’on a ensuite on met en place un certain nombre de valeurs, on essaie de voilà, la gratuité, la flexibilité, la solidarité, la convivence, générer les conditions pour créer un climat positif que tout le monde se sente à l’aise, la convivialité, la complémentarité, la complémentarité c’est à l’interne et aussi vers l’extérieur, et pour les objectifs c’est que les gens élargissent leur réseau, créent du lien social, et puis avancent dans leur processus (14).

La visée intégrative est abordée de manière un peu en décalage avec le sens commun On sort du mainstream, l’intégration selon les médias et politiques c’est participer aux réunions du canton, payer ses impôts etc. nous on considère que les participants qui viennent sont déjà intégrés, parce que pour arriver ici, ça montre que t’as déjà des compétences (…) nous, notre objectif c’est de donner la possibilité aux gens de se penser autrement que dans leur situation d’urgence quotidienne (16).

La relation aux autres est nommée par Pascal comme appartenant au « concept de proximité négociée qui est une manière de dire on veut pas faire de la distance on veut faire du lien avec des gens » (7). Cette proximité négociée, c’est-à-dire « générer des conditions de partage et de possibilité de se soutenir, d’être solidaires de vivre en collectivité dans un espace donné » (50) se distancie des notions d’aide ou d’assistance, elle trouve davantage ses fondements dans la notion d’accompagnement des personnes

On prend pas de décisions pour les gens on est dans l’accompagnement, jamais dans l’aide idéalement, après ça nous arrive d’être paternaliste, d’être infantilisant et ça nous arrive probablement d’être aidant parce que justement on est dans ces trucs mobiles des situations complexes etc. mais dans l’idée en tout cas on réfléchit pour être le

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moins possible comme ça, sur un curseur on essaie d’être sur une échelle basse.

L’enjeu c’est que les personnes puissent (…) être reconnues » (16). On part du principe qu’on cause aux gens et que les gens sont capables quoi d’entendre le fait qu’on peut pas leur donner une solution directe, c’est ça aussi cette capacité de poser les possibilités de marge de manœuvre des gens et c’est vous qui choisissez, nous on peut que vous donnez les marges de manœuvre que vous avez (52)

A la reconnaissance de leurs compétences s’ajoute ici une reconnaissance des « gens dans leur humanité, c’est-à-dire comme des personnes à part entière avec leur trajectoire sans les considérer que parce que tu viens d’Érythrée ou du Kosovo ou de Colombie tu fonctionnes de telle et telle manière et t’as vécu ça ça et ça, c’est vraiment arriver à redonner à chacun une existence spécifique et c’est-à-dire nous d’entrer dans les relations (…) de la manière la plus neuve possible à chaque fois » (24).

Cette forme de nouveauté engagée dans la découverte de l’autre prend également place dans la manière de dissocier les espaces institutionnels vs extérieurs. A l’intérieur du lieu d’accueil il s’agit de suspendre ses jugements, de

Générer des conditions de partage et de possibilités, de se soutenir, d’être solidaires, de vivre en collectivité dans un espace donné qui n’est pas un espace général et qui n’est pas le même espace où les gens vont vivre quand ils sont à l’extérieur avec des difficultés majeures, des processus de reconnaissance et de valorisation qui sont très différents voire inexistants donc d’un côté on essaie aussi de pas tomber dans le truc bisounours parce que l’enjeu c’est pas que les gens se mettent des claques quand ils sortent d’ici, mais au moins c’est qu’ils aient un espace safe (50).

T’es pas jugé, quand je disais redonner leur humanité aux gens c’est, on sait pas ce que t’as fait avant, t’es peut-être le dernier des salops ou la plus merveilleuse des personnes ou les deux en même temps, parce que les gens sont complexes, mais nous en fait on va d’abord te donner la possibilité de te présenter autrement. On a accueilli pleins de fois des gars que moi je voyais dealer à côté mais quand ils venaient ici c’était autre chose, et on se causait, moi j’allais leur parler parce que je m’en fou et ils savaient que quand ils venaient ici ils pouvaient se présenter autrement (30).

Une ambiguïté apparaît alors entre le fait d’offrir un espace de reconnaissance qui transcende les obligations morales, amène une nouveauté de regard sur la personne accueillie, donc l’ouverture d’une brèche identitaire et la possibilité de transformation, « c’est redonner du pouvoir d’agir aux gens où t’es plus tout le temps en train de te penser comme étant précarisé et sans option » (56), mais parallèlement peut engager une sorte d’illusion, rattrapée par la

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réalité du dehors, et de sorte le risque de « faux espoir » (58). Pour autant Pascal évoque les possibilités d’externalisation de ce qui a été reçu

Je pense que d’être reconnu ici comme ayant étant une personne à part entière, avec des compétences, avec des parcours, ça donne aux gens la possibilité (…) quand elles se retrouvent dans des situations où elles sont moins considérées comme telles voilà de savoir que c’est pas partout le cas (…) ça te redonne une marge de manœuvre et l’enjeu ici c’est de pouvoir voir quelles sont les marges de manœuvre des gens (56).

L’accueil de l’autre, « dans son humanité » (24) s’acquiert par un travail sur soi il s’agit pour Pascal de « travailler sur ses propres stéréotypes et représentations, sa manière de penser le monde et penser la diversité pas seulement de culture et des langues etc. mais aussi des individus, ça demande une capacité de prise de recul et de renouvellement de soi » (26) « ce qu’on veut d’abord reconnaître dans chacun de nous ici c’est l’humanité, le fait d’être bien accueilli avec un sourire ça c’est la première chose » (4).

Les témoignages de reconnaissance donnés par les accueilli-e-s participent à un sentiment de valorisation personnelle « si les gens sont reconnaissants on peut l’accepter aussi, vous devez le prendre pour vous, ça veut dire que vous les accueillez bien » (60). Les constructions relationnelles sont également une ressource évoquée « c’est les énergies qui sont vécues, c’est les liens entre l’équipe, les équipes sont hyper soudées, font beaucoup de choses à l’extérieur » (74). Mais symétriquement aux accueillis, le risque de génération d’illusions reste un travail important de prise de conscience pour les accueillants, ils sont alors portés à

Savoir accueillir les compliments ou les remerciements et puis faire le deuil du ‘on va sauver les gens ‘, parce qu’on sauve personne ici à part soi-même peut être et dans l’idéal il vaudrait mieux pas, mais, on se sauve un peu quand-même, faut pas se leurrer (60) c’est un gros deuil aussi qu’on fait, qu’on travaille avec l’équipe, les gens c’est comme s’ils avaient besoin de voir les évolutions, et là on a fait un gros travail, (…) en fait de dire on veut pas de résultat, parce que c’est comme si du coup, dans le besoin de résultat, c’est comme si on montrait aux gens qu’ils avaient une utilité, or ce qu’on essaie de faire c’est de dire aux gens vous êtes utiles parce que vous êtes là (72).

L’institution, d’abord initiée de manière intuitive, entraînant une participation de chacun des partenaires peu guidée « on s’est retrouvé avec pleins de gens au début c’était… la phase pionnière, tout le monde faisait tout, c’était la joyeuse cacophonie » (36), s’est peu à peu formalisée, notamment de par l’affluence des personnes accueillies qui s’est rapidement emballée. Il a fallu progressivement rendre des comptes aux instances subventionneuses, autour de rapport d’exécution (40) par exemple qui détaillent le nombre de personnes reçues,

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les activités, etc. (44). Mais selon Pascal, l’institution, n’étant pas encore soumise au contrat de prestations, garde une certaine autonomie (44).

 3. Eléments de médiation mis à disposition,agencements pratiques de l’accueil Dans ses agencements pratiques, l’accueil se déroule comme suit :

A l’époque on ouvrait à 2 endroits différents, la porte de l’espace d’accueil là-bas qui est une porte de secours, ici ça se cognait dans le couloir là, devant la porte ici les gens arrivaient pas bien à ouvrir les gens se bousculaient, vraiment ça nous mettait un gros inconfort en fait, on incarnait pas du tout cette idée de l’accueil et du coup ce qu’on a mis en place ces derniers temps, (…) on met des tables devant pour bloquer l’entrée des escaliers et puis en fait la file s’étend jusqu’à la rue (4) 15 minutes avant l’entrée, y’a des membres de l’équipe qui vont dehors un peu qui causent avec les gens (…) parce qu’en fait c’est un champ de tension, l’avant ouverture (5) toutes les activités sont gratuites t’as pas d’inscriptions, t’as pas d’obligations, quand tu viens pour la première fois on te dit bonjour, bienvenue, tu veux commencer quoi, ok c’est parti, tu viens quand tu veux (…) toutes nos activités sont pensées pour se clore et à chaque fin d’activité il y a une vraie clôture et c’est fini et on passe à autre chose (12) donc tu viens et avant toute chose tu t’assieds quoi, mais physiquement, t’es assis soit en espace d’accueil soit dans les ateliers, et on te met dans les activités où tu reçois quelque chose (32).

Pascal souligne l’importance faite à la cohérence entre contenu et contenant au niveau des postures professionnelles

On fait très attention à la forme des choses, on fait attention au fond, au contenu, à ce qu’on propose et surtout à la forme, ça a pas de sens de revendiquer des choses, mettre des contenus où on incarnerait pas dans les faits ce qu’on dit qu’on veut faire tu vois, donc il y a tout ce boulot qui est attaché à la manière d’être, la manière de faire d’accueillir de parler avec les gens, la manière d’écouter, de se présenter (6)

 5. Choix des images

Pascal choisit deux images qu’il peut intervertir pour l’illustration professionnel-le/accueilli-e L’une représente des empreintes sur la neige, (n°7) l’autre un homme au carrefour de plusieurs chemins (n° 189 « il y a ce truc des empreintes, presque lié à une forme de menace là-dedans et en même temps une forme de parallélisme, de dire tout le monde marche quoi et de dire voilà, c’est la neige, c’est les parcours des gens, les trajectoires des gens, c’est aussi moi qui

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suis et mon rôle de direction aussi et puis ça parce qu’on est à la croisée des chemins tout le temps les participants y sont aussi » (110).

Pour l’institution il choisit une image (n°15) qui représente une bouteille de laquelle sortent deux personnages aux couleurs de peau blanche pour l’un et noire pour l’autre. « Celle-ci il y a un peu le métissage, l’espoir, il y a tout quoi, c’est joli, c’est cool » (112).