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Derrière la participation, un appel à une figure compassionnelle de victime

CHAPITRE 7. ANALYSE GENERALE DU CORPUS

7.3 Seuils, entre présence et absence, retrait et mise en activité

7.3.6 Derrière la participation, un appel à une figure compassionnelle de victime

Les espaces d’écoute pensés comme créateurs de liens temporaires et supports de renforcement identitaire, notamment dans l’idée transmise de considérer l’accueilli au-delà de ses pathologies et de l’amener à faire fructifier ses compétences dans le périmètre institutionnel, laisse pourtant poindre certaines limites. Par une parole partagée comme traitement privilégié de la souffrance et de l’exclusion, restent masqués les leviers de changements plus radicaux, imprégnant les conditions de vie réelles des exclus. Il semble dans ces formes de traitement de la vulnérabilité, figurer une impossibilité d’articuler social et politique, et même plus, de par le foisonnement d’une dimension sentimentale de la prise en charge de la souffrance, est gommée « toute possibilité d’une adversité réellement politique » (Vrancken, 2002, p. 59). Cette « tendance à ‘l’émotionnalisation’ » (ibid.) peut se comprendre selon l’auteur à deux niveaux principaux. En premier lieu, l’évolution de nos sociétés post-modernes vers une quête de la réalisation individuelle, le désir de reconnaissance des particularités de chacun et l’injonction à trouver une place dans le monde différenciée mais par ailleurs similaire dans son obligation de différence, inviterait à de nouvelles dynamiques identitaires, davantage portées vers son propre espace de subjectivation. Ainsi, « s’approprier subjectivement les donnes de l’expérience sociale, cultiver et habiter les différences pour exister dans l’espace public deviennent des ressorts identitaires qui ne requièrent plus, comme par le passé, la socialisation par le biais de normes surplombantes et institutionnalisées » (ibid.

p. 60). En second niveau, l’auteur montre le déplacement des sphères politiques vers les sphères de la justice, comme lieu de régulation et de revendication des plaintes sociales,

« l’institution juridique deviendrait une ‘voie normale’ de recours pour tous ceux qui se sentent lésés » (ibid. p. 61). La judiciarisation des conflits ou la reconnaissance et la restauration des

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victimes par une institution juridique amène selon l’auteur à une « victimisation de nos sociétés » (ibid.). La figure de la victime mobilisant ainsi le visage de la souffrance, de la plainte, appelle une mise en forme d’une « figure compassionnelle » (ibid.) qui, de par une prise en compte individuelle de l’affliction, - portée par ailleurs par la construction d’un récit de soi, une attention marquée à l’égard des affects, toute une « grammaire de l’intérieur » (ibid. p. 64) se dérobe aux prises en compte des facteurs contextuels. Ceux-ci, plus conflictuels, car renvoyant aux inégalités de classes, de races, etc. et appelant dès lors le registre du politique, restent, dans une considération émotionnelle des difficultés de vivre, relégués dans l’arrière scène. L’écoute, tel « un travail de confession laïque » (Rist, 2015, p.203), met en exergue son caractère ambigu. S’y diffusent conjointement « des processus de subjectivation et des modalités d’assujettissement » (ibid.) L’hégémonie de l’écoute déployée dans les institutions d’accueil, appelant le registre du partage, oblitère ainsi des particularités disciplinaires et d’obéissance, (la formation d’un sujet autonome et responsable) sans pour autant pouvoir garantir une réelle indépendance économique, ou un tissu de référence social autre que celui de la précarité. Elle peut être ainsi considérée comme un subtil agencement ; subtil, car l’on use d’un vocabulaire relationnel et engagé auprès de l’autre, qui ainsi emboîte un regard complice, auquel chacun de nous initialement accorde du crédit, car semblant enfin s’intéresser à la personne humaine. Mais derrière cette image un peu lisse, qui paraît dédiée à l’autre et apparaissant libérée de contraintes normatives, est masquée l’instrumentalisation de ces variations humanistes vers un être tout autant sommé d’être rappelé à l’ordre de la réalisation et de la reprise en main de soi.

En outre, « la figure compassionnelle de la victime » (Vrancken, 2002, p.61) comme on le voit notamment dans l’importance donnée par les professionnel-le-s à l’image de la souffrance et de l’exclusion des usagers, par le choix des illustrations proposées à l’issue des entretiens, met en évidence ici l’asymétrie des personnes, en regard des propositions qu’ils-elles ont données pour représenter leur propre image (malgré leur discours appuyant une posture horizontale). Trois personnes ont en effet, choisi l’image n° 4 pour représenter les accueillis.

Pour Danièle c’est « une personne au regard figé, sombre, préoccupé, et puis ces petits papillons dans le crâne, (…) c’est tellement des illusions, ils sont tellement dans un monde difficile » (94), Pour Milène : « c’est des gens qui ont pleins de choses autour qui sont pas toujours explicables, expliquées ou qui sont, voilà, qui volent quoi » (166), pour Lucienne « un peu bizarre, avoir des papillons dans la tête, elle est pas très joyeuse hein » (150) Pascal, Gaspard, Cléa ont choisi l’image n° 17. Pour Gaspard : « des gens qui arrivent et qui iraient s’adresser à ce fermier, qui a un coq qui arrivent un peu avec l’idée de dire, mais je dois faire quoi, je dois aller où, où est-ce que je dois aller ? » (G, 162), pour Pascal, des personnes à la croisée de chemins, pour Cléa (n° 18) « ils sont souvent bloqués au milieu de différentes

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possibilités » (104). Ces illustrations contrastent avec ce qu’ils-elles ont choisi pour se représenter : un personnage en équilibre (n° 20) (N ; D ; L), pour Gaspard (n° 18) un personnage à la croisée des chemins qui oriente (et n’est pas bloqué comme signifié par Cléa pour le même choix d’image pour l’usager), pour Milène, une jeune fille calme, disponible et ouverte (n° 1), pour Cléa, un personnage joyeux, optimiste, jouant de la flûte qui avance (n°

10). On voit ici que la symétrie n’y figure plus du tout.

Le lieu d’accueil est comme justifié par une plainte qu’il s’agirait de recueillir, et cela semble donner contenance et reconnaissance aux professionnel-le-s. Le choix des cartes de Danièle est révélateur. Elle choisit pour la personne accueillie quelqu’un au « regard assez figé, sombre, en tout cas préoccupé et puis ces petits papillons dans le crâne c’est chouette qu’il les ait, mais des fois pour moi c’est tellement des illusions, ils sont tellement dans un monde si difficile» (94) et parallèlement dans le choix de l’image du travailleur-euse social-e (image n° 19) « Ce que j’aimec’est qu’il y a ces petits luminions, donc je dirais que c’est la confiance que je garde en moi et en l’institution qui me guide et des idées des valeurs, qui sont importantes et c’est vrai qu’il y a un côté sombre ça peut être difficile et des fois on peut se tromper et chuter mais ce que je vois très fort quand même c’est ces petites fleurs roses qui, et puis ça va vraiment vers la lumière et puis la croissance aussi donc c’est aussi quelque chose qui est pour moi très formateur et intéressant pour moi personnellement, pour mon développement » (92). Est ici illustrée la valorisation perçue par les professionnel-le-s lorsqu’ils-elles proposent aux accueillis de « s’ouvrir dans un pathétique et digne mouvement de coopération (…) qui ne semble répondre à aucun autre sens que celui mis en œuvre par les travailleurs sociaux eux-mêmes pour donner sens à leur travail ». (Hertz et al. 2004, p.20) (Keller, 2016, p. 120). On assiste à ce que Pascal évoque dans la relation au travail « on se sauve un peu quand-même, faut pas se leurrer » (60). L’aspect nourricier des plaintes entendues montre ainsi que « le travail est vécu comme gratifiant lorsque les bénéficiaires parlent de leur ennui » (ibid.), mais que cette gratification, appelée pareillement au processus des usagers, reste alors plus parcimonieuse, puisque confinée aux murs institutionnels.

Les personnes accueillies ainsi mentionnées dans un registre de la souffrance ou de la plainte, légitime une prise en compte des récits de soi, entendus comme proposition de lieux de dépôt des épreuves traversées, des douleurs éprouvées «ça peut être vraiment juste voilà d’accueillir les récits de vie, d’accueillir aussi la souffrance ou les questionnements et puis être simplement une oreille attentive, bienveillante » (G,12), « un endroit où elles peuvent le déposer parce que souvent il y a beaucoup de solitude c’est des gens qui parlent à personne, ils voient personne (…) une parenthèse dans leur vie où ils ont la chance entre guillemets de pouvoir déposer ça » (M, 92) « on se raconte (…) tous ces moments qu’ils vivent qui sont lourds pour eux, et ce sentiment d’exclusion de rejet, voilà donc tout ça on l’accueille aussi,

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c’est vraiment c’est une grande part de notre travail je pense» ( M,20). Mais l’espace d’accueil ne constitue pas seulement une poubelle ou un débarras, entendus comme dépositaires de ce qui est trop encombrant pour l’usager, cette dimension est bien souvent limitée on la vu par ailleurs, car la parole comporte une indication claire, elle est indispensable pour réarmer l’accueilli de compétences, (Cléa, Lucienne) (ou de confirmer celles qu’on suppose qu’il possède déjà comme pour Pascal) estimées nécessaires à l’accomplissement de lui-même.