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Une même obligation pour tous

CHAPITRE 7. ANALYSE GENERALE DU CORPUS

7.5 Réserves, derniers apports critiques

7.5.4 Une même obligation pour tous

Si la possibilité de recevoir certaines aides sociales sont conditionnées par une exposition de sa bonne volonté et l’obligation de contreparties, on assiste au fait que même l’absence de prestations engage une identique échelle de devoirs. La non-insertion, la non affiliation appelle parallèlement une mise en activation. Dans ses formes officielles, le commandement à être actif dans sa recherche de travail pour les personnes au chômage, l’encouragement à l’inventivité, la réactivité, l’engagement, pour contrecarrer de manière individuelle la somnolence d’un système qui ne permet pas de combler les impossibilités d’insertion, mais qui insiste sur le développement de ses compétences pour sortir d’une aide assistantielle, l’obligation à montrer sa bonne volonté et son désir de prise en main de sa destinée pour recevoir des prestations d’aide, etc. ; est mis pareillement en évidence dans des formes moins publiquement exposées, pour les personnes qui n’entrent pas dans le canevas de l’assistance.

Les laissés hors du monde sont en quelque sorte sommés encore, de s’affilier aux anatomies de l’institution, œuvrant à une forme de légitimité de l’exclusion. Comme si celle-ci ne se concevait seulement sous condition d’adhésion aux offres existantes, à savoir, être accueillis dans des espaces bas-seuil, se rendre dépendants des associations caritatives ou publiques qui offrent de la nourriture, subir l’attente des postes mis à disposition pour se laver, recevoir des soins, partager une expression de sa souffrance dans les arènes publiques. Est-on aujourd’hui légitime d’exposer une posture assumée de marginal ? En se référant à la

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merveilleuse Leçon d’humanité de Callon & Rabeharisoa (1999), on se rend compte à quel point, Gino, souffrant d’une maladie dégénérative, est sommé, malgré ses réticences et son retrait, à participer publiquement aux arènes, à rendre compte verbalement de ses choix, en assumer l’entière responsabilité. Son désir de ne pas se soumettre aux tests de génétique pour connaître la contagion potentielle de ses petits-enfants, son souhait de ne pas être partie prenante des associations de malades, son refus de médication, lui sont reprochés. Tout autour de lui, le contraint à se soumettre à cette obligation de participation, d’activation, et ceci le condamne à trouver des stratégies habiles de contournement, d’effacement, que son entourage désavoue, qualifie d’abêtissant. Ceci pour rendre compte, que sous le déploiement d’espaces de commensalité, de soins, d’écoute, sommeille conjointement des manières tout aussi impératives de participation.

Les lecteur-trice-s pourront ici contester cet éclairage, et trouver indigne la remise en cause d’une responsabilité humaine à venir en aide aux plus démunis, ou pareillement penser qu’il s’agit d’euphémiser les conditions de vie abominables dans lesquelles sont par exemple maintenus les sans-abris, ou les migrants qui traversent les mers, on pourra arguer peut-être qu’il n’est pas admissible de se revendiquer comme exclus alors que leur souffrance saute aux yeux de tous. Pour autant, je pense qu’il est important de déconstruire quelque peu, le cadre conceptuel dans lequel se sont élaborées les politiques d’aide aux plus démunis. Dans l’idée non pas de proclamer une marginalité heureuse, une mise hors de la cité comme issue bienvenue, mais pour autant ne pas s’économiser la tâche de repenser ce que l’on admet communément comme aide aux vulnérables. Car l’importance donnée à la prise en compte de la subjectivité des acteurs, l’attention offerte à leur parole comme dépositaire d’une souffrance et potentiellement libératrice et renforçatrice d’identité, le travail du proche cultivé par les professionnel-le-s,- « l’intervention publique de prestataires d’anti-souffrance » (Vrancken, 2011, p.16) - l’émergence d’un je construit dans les arcanes institutionnelles potentiellement exportable dans « des repères partageables et des modes de coordinations conventionnelles » (Pattaroni, 2007, p.6), sont à même d’interroger l’articulation entre subjectivation et autonomie, les travailleur-euse-s sociaux-ales étant « conduits à parcourir le chemin qui mène de l’ancrage de la personne dans le proche vers son affirmation comme sujet de nos sociétés libérales sous les traits d’un individu autonome et responsable » (ibid.).

De telle sorte que se lit comme admis que seules l’autonomie et la responsabilité de l’individu apparaissent comme « l’unique et désirable possible d’un processus de subjectivation » (ibid.).

En réalité, le développement d’un espace subjectif propre, travaillé par la relation de confiance et la production d’un récit de soi, avec le-la professionnel-le, n’engage pas systématiquement la création d’un monde coordonné avec les attendus de la sphère publique. On l’a vu, le travail fourni au sein des espaces bas-seuil, basé principalement sur la proposition de temps de

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restauration et de parole, ne permet pas d’actionner les réels leviers d’insertion, en ce sens l’activation promue et l’émancipation évoquée restent des apparences. Dès lors, le travail d’écoute, alors pensé comme aire libératrice, reste davantage un artisanat de contenance, voire de contention, au sens où il s’agit de « contenir le proche dans certaines limites de manière à ce qu’il ne déborde pas sur l’espace des relations individuées et réglées » (Pattaroni, 2007, p. 7). Comme on a pu le voir lors de l’intervention rapide des travailleur-euse-s sociaux-ales lors de l’éclatement d’une bagarre, (cf. journal de terrain, §17) le « repère privilégié est le débordement de la personne » (ibid. p.8). Ainsi toute manifestation de colère, les ressentiments, les rancœurs exprimées par les accueillis sont rapidement mis sous cloches.

Si, comme cela a été à de nombreuses reprises convoqué, la prolifération des espaces d’accueil et de soutien illustre une priorité donnée au traitement de l’exclusion et de la souffrance par l’écoute, on peut reprendre ici la remarque de Fassin, quant à leur limitation aux quartiers les plus stigmatisés. Bien que ces lieux d’écoute restent visibles publiquement surtout dans les quartiers dits sensibles, - les dispositifs de soutien et d’écoute sont souvent accolés par exemple aux politiques d’éducation prioritaire (REP) - on peut remarquer, que l’affirmation de Fassin explorée en page 58 de ce document, (2004) « pas de lieux d’écoute dans les quartiers résidentiels. Pas de souffrance psychique dans les catégories supérieures»

(p.12) demande à être remise dans un tissu de réflexion plus contrasté. La souffrance psychique exprimée dans les catégories supérieures reste, pareillement gouvernée par l’écoute et pareillement reliée à un traitement institutionnel. Celle-ci s’opère peut-être dans des territoires plus cachés, confinés, soumis à des rituels d’affiliation plus formels : traitement psychothérapeutique en cabinet, setting psychanalytique, psychiatrie, etc. et signe dès lors un ordre plus médicalisé, ou l’investissement financier signe bien souvent la preuve d’une implication, d’un sacrifice de soi, entendu comme bénéfique dans le processus de la cure. Le traitement de la souffrance des personnes plus précaires, et c’est en ce sens il me semble que Fassin décline son affirmation, reste plus sourd et nécessite des espaces d’apprivoisement, conduits par une déclinaison du social et une accessibilité facilitée et bien souvent gratuite.

L’approche sociale, ouverte sur l’extérieur, plus banalisée, construite autour d’une rhétorique de la confiance et d’un éloge du partage, tend à produire des alvéoles de perméabilité entre territoires privés et institutionnels, offrant des accroches de captation des publics les plus suspicieux face à des traitements plus formalisé, médicalisés, auxquels les personnes aux statuts plus privilégiés restent souvent initiées. Pour autant, on voit bien qu’au fondement de la notion d’aide, l’écoute continue d’être le pilier identique, qu’elle se diffuse au-delà des discriminations de classes et pareillement, tend à amenuiser les variables contextuelles qui ont participé à la condition psychique et matérielle de la personne aidée.

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