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L’entretien comme une conversation ordinaire ?

CHAPITRE 3. CONSTRUCTION DES MATÉRIAUX EMPIRIQUES

3.3 L’entretien comme une conversation ordinaire ?

L’entretien n’est certes pas une « extraction minière d’informations » (De Sardan, 1995, p.7), où l’interviewé-e est amené-e à se sentir en « situation d’interrogatoire » (ibid. p.8), il tend à se rapprocher de la « conversation qui vise justement à réduire au minimum l’artificialité de la situation d’entretien et l’imposition par l’enquêteur de normes méta-communicationnelles perturbantes » (ibid., p. 8). Se présenter à l’autre dans une situation de face à face engage à une proximité (corporelle, langagière, émotionnelle). Il convient alors de « tenter de connaître les effets que l’on peut produire sans le savoir par cette sorte d’intrusion toujours un peu arbitraire qui est au principe de l’échange (notamment par la manière de se présenter et de présenter l’enquête) » (Bourdieu, 1993, p.1392). L’espace de l’entretien reste une brèche offerte dans l’agencement quotidien des interviewé-e-s, il constitue une « intrusion dans leur agenda et leur temps personnel, mais aussi intrusion dans leur intimité et leur monde personnel » (Demazière, 2008, p. 20) et demande donc à un progressif et mutuel acclimatement.

Clairvoyante quant à ces aspects et faisant mienne cette recommandation, ma présentation débutait par mon statut de travailleuse du terrain, concourant ainsi à un « univers des catégories sociales (…) de familiarité» (Bourdieu, 1993, p. 1396), tout en me définissant aussi comme chercheuse de manière à me prémunir des travers d’une trop grande proximité avec alors le risque potentiel de transformer l’entretien en « une socioanalyse à deux, dans laquelle l’analyste se trouve pris, et mis à l’épreuve, autant que celui qu’il soumet à l’interrogation » (Bourdieu.1993, p. 1397-98).

Ces dispositions sont surtout pensées pour parvenir à instaurer une parole partagée, la plus libre possible, tentant de minimiser et les phénomènes d’intrusion, et de réduire « la violence symbolique qui peut se manifester » (en italique dans le texte original) (Bourdieu, 1993, p.1393) à travers l’entretien et au final, espérer « susciter une alliance de travail » (Glady. 2014, p.4).

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Il s’agit de tenter de « converser sur le terrain même de son interlocuteur en utilisant ses codes » (De Sardan, 1995, p.9).

Ceci reste abordable en théorie, mais le déroulement de l’entretien s’achoppe à d’incontournables moments de distraction, d’étourdissement, parfois de malaise ou de saisissement par les paroles de l’autre qui empêchent temporairement cette posture conjointe,

« un dilemme qui relève du doublebind » (De Sardan, 1995, p.9) : offrir à la fois une écoute disponible qui laisse à l’interviewé-e une liberté d’expression et assurer la conduite de l’entretien au sens où l’entend Bourdieu (1993), « c’est l’enquêteur qui engage le jeu et institue la règle du jeu » (p.1393), pour garder une progression de l’enquête.

Dès lors s’il s’agit de « se laisser trouer par la parole de l’autre plus encore qu’à faire irruption dans l’intimité de ce dernier » (Pouchelle, 2010, p. 5), la situation d’entretien amène immanquablement à « accepter de se perdre » (Rémy, 2014, p.1) puisque « les questions de départ, les intuitions qui nous ont mené dans un espace-temps singulier s’évanouissent car les acteurs nous assignent une place inattendue, ou bien encore résistent aux questions que l’on peut formuler, par le silence, l’ironie ou la sanction » (ibid.). Mais tout au long de cette conversation, qui n’est pas de l’ordre d’un partage amical, se chuchote en sourdine l’objectif de la recherche, qui certes, se module, se remodèle, s’y distend, se suspend, est perturbé, mais reste malgré tout comme un arrière-plan de la scène. Le, la chercheur-se tend à

« engager l’informateur sur une démarche réflexive » (Kaufmann, 2016, p.61), mais aussi par ses propositions de relance, ses interventions interprétatives à créer, par « le partage des significations » (Glady, 2008, p. 55) « un monde de sens commun » (ibid.). La constitution d’une « grille souple » (Kaufmann, 2016, p.43) permet ces digressions nutritives en termes d’élaboration de la recherche.

Pour autant, bien qu’il s’agisse de « s’approcher du style de conversation sans se laisser aller à une vraie conversation » (Kaufmann, 2016, p.47), de « rompre la hiérarchie sans tomber dans une équivalence des positions » (ibid.), d’offrir une « attention à autrui et une ouverture oblative » (Bourdieu, 1993, p. 1402) se rapprochant des contours de « l’exercice spirituel » (ibid. p. 1399), l’entretien n’en reste pas moins un espace où chacun « essaye de manipuler l’autre » (De Sardan, 1995, p.9). L’informateur-trice ne se prive pas « d’utiliser des stratégies actives visant à tirer profit de l’entretien (…) ou des stratégies défensives visant à minimiser les risques de la parole » (ibid.).

De sorte, si l’on considère avec Bourdieu (1993) cet espace comme le lieu d’une réciproque tromperie où « l’enquêteur se prend à l’ ‘authenticité’ de témoignage de l’enquêtée parce qu’il croit avoir réussi la découverte d’une parole brute, dense, inviolée, que d’autres n’ont pas su voir ou susciter » p. 1405) tout autant que l’enquêté-e y opère des stratégies de valorisation,

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d’identité narrative enjouée, ou s’évertue à feindre « le personnage qui est attendu dans cette rencontre » (ibid.), il n’en demeure pas moins que cette ambigüité relative à l’authenticité recherchée jumelée à l’artificialité d’une situation provoquée, reste soumise à une forme d’obligation de l’échange (donner, recevoir, rendre) (Mauss,2012). Je donne un espace de parole, tout en recevant l’intime d’un discours auquel je rends une certaine forme de reconnaissance et parallèlement, l’interviewé me donne un temps personnel tout en recevant mon écoute et me rends un accès à une certaine sphère de lui plus ou moins contrôlée. Dès lors, cela n’est pas un frein à la poursuite de la recherche, car reconnaître que d’une certaine manière, la rencontre consacrée comme une tentative d’accordage conserve les racines d’une

« rencontre ratée » (Matthey. 2005, p.6) puisqu’elle demeure « intéressée » (ibid.) et que se dévoile « la construction d’un leurre qui consiste en la croyance que le chercheur tend à demeurer un proche » (ibid. p15) alors qu’il n’est que de « passage » (ibid. p.17), permet au contraire de rester conscient des enjeux de ce choix épistémologique qui ne relève pas d’une

« innocence ». (Bourdieu, 1993, p. 1392). Le paradoxe inhérent à cette méthode : « une revendication éthique et la nécessité incompressible à la manipulation de l’autre » (Matthey, 2005, p.17) en révèle, il me semble, justement sa richesse. C’est cette « turbidité qui fait l’intérêt de la méthode » (ibid. p.18), tout d’abord car cette première oblige à une certaine souplesse, point de règle de conduite stricte ni de définition des rôles circonscrite, ensuite, car elle suscite le maintien de questions quant à « la responsabilité sociale des chercheurs » (Genard,& Roca i Escoda.2010, p.141), qui passe notamment par une « pratique active et publique de la réflexivité sur leurs pratiques de recherche » (ibid.) dans leur dimension éthique notamment.

Pour conclure, les entretiens ont été intégralement retranscrits, cette question reste sujette à de nombreux et parfois antagonistes argumentaires, privilégiant tel ou tel choix, oscillant entre une retranscription littérale y incluant l’inscription des hésitations, soupirs ; qui allège le texte (Bourdieu, 1993) ; analyse chaque intonation du langage ; utilise des logiciels ou encore préfère une retranscription partielle et une procédure par fiches (Kaufmann, 2016). Consciente que, quelle que soit la formule choisie, « transcrire c’est nécessairement écrire, au sens de réécrire » (Bourdieu, 1993, p.1417) et sans avoir reçu de consignes quant aux modalités attendues, j’ai pris le parti d’une retranscription qui s’attache d’avantage au sens des mots qu’à la manière précise de les formuler. N’y figurent ainsi pas les détails des modulations de la voix, son volume, ou encore les marqueurs de l’expression tonale, ni nécessairement la notification de toutes les manifestations de mon accordage à la parole de l’autre (mm, oui, c’est ça, ok, d’accord, etc.). C’est enfin, par une analyse thématique des entretiens, que s’est opérée la lecture de ceux-ci.

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