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CHAPITRE 2. POSTURE ET CHOIX MÉTHODOLOGIQUES

2.4 Être affectée

Face au monde, l’homme n’est jamais un œil, une oreille, une main, une bouche, un nez, mais un regard, une écoute, un toucher, une gustation ou une olfaction, c’est-à-dire une activité (Le Breton, 2007, p.48)

Extrait de mon journal de terrain (pages de gauche) janvier 2018

Premiers jours de terrain, mon écriture se fige, c’est l’immensité

d’une montagne qui se dresse sur ma page. Je pense aux personnes

que j’ai rencontrées ce matin, la plupart ce celles-ci passent à

l’heure où j’écris ces lignes, leur nuit dehors, peut-être accolées à

un petit porche, loin des regards inquisiteurs des passants de la

ville, peut-être dans le parc, juste en bas de chez moi. Si ce travail

parle d’accueil, comment accueillir tous ces clairs obscurs, cette

forme d’insondable sidération devant cet autre sans sommier ?

Sachant que je ne peux, ni que je ne veux prendre leur place,

comment ne se résoudre qu’à comprendre ? Et comment le faire

autrement que par le fait de me sentir affectée ? Comment de toute

évidence de pas l’être ? Être affectée me permet d’éprouver ce

qu’accueillir veut dire et surtout de ressentir comment prendre congé

bouleverse. L’accueil n’est-il qu’un leurre censé amoindrir ma

culpabilité ? Comment négocier cette ambiguïté d’ouverture et de

fermeture ? Mon ébranlement marque sans doute déjà les

arrangements qu’il s’agit d’opérer en tant que professionnel-le une

fois la porte fermée. Premier passage, conserver l’étonnement et

accepter la confusion.

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Au cœur du « Guide de l’enquête de terrain » de Beaud et Weber (2010), les deux premiers temps de l’enquête : « l’exploration et le quotidien » (p.118) sont décrits en termes de « peur, appréhension, excitation, confusion » (ibid.). C’est sous ces visages que s’est présentée mon immersion, un nouveau monde à percevoir, observer, expérimenter, analyser. Ont alterné alors des périodes de grande labilité, la sensation de tenir son objet puis subrepticement celui-ci se dérobe, immanquablement rattrapé par le bouleversement du lien. L’autre n’est pas réductible à une figure définitive, il s’agit « d’admettre que jamais il ne me sera transparent » (Métraux, 2013, p.186), et dès lors il faut accepter de s’inscrire dans un voyage d’interconnaissance, toujours instable, incertain, fragile, dans lequel tendre à pouvoir s’y attabler, « faire du voyage son gîte » comme le signifiait Bashô. (Journaux de voyage)

Cette épopée, dans « la tentative d’attraper la perspective du point de vue des acteurs engendre d’irrémédiables contradictions [puisque] l’enquêteur ne produit pas une description du point de vue de l’acteur, mais une description du point de vue de l’acteur du point de vue de l’observateur ». (Emerson. 2003, p. 403). Ainsi, ce chevauchement de points de vue oblige à, d’une part respecter les contours d’une « description dense » (Geertz. 2003, p. 208), c’est-à-dire à tenter d’accéder à un degré auquel le-la chercheur-se « parvient à éclairer ce qui se passe dans ces lieux, à résoudre l’énigme que représentent inévitablement des actes non familiers appréhendés dans un contexte inconnu » (Geertz, 2003, p. 219), mais aussi de tenter d’apprivoiser le terrain en pénétrant « physiquement et écologiquement dans le périmètre d’interactions propre à une situation sociale, professionnelle » (Goffman, 1989). Cette dernière perspective peut également ouvrir la voie à une autre forme de regard, ce que Rémy (Lemieux, 2018) nomme « la description mince » (p. 66). Celle-ci tente alors, non pas de construire une interprétation découlant d’une « multiplicité de points de vue » (ibid. p. 67), comme celle définie par Geertz, mais d’ouvrir à

Un principe d’internalisme consistant à suivre les acteurs dans leur travail pour définir les situations qu’ils rencontrent (…) également à valoriser le principe de résistance, consistant à prêter attention à la façon dont la matérialité et la corporéité sont susceptibles de démentir les représentations du monde produites par les acteurs (ibid.).

Cette dernière manière de mener l’enquête apparaît pourtant, dans le cadre de ce travail, fort malheureusement amoindrie. Un temps d’immersion plus étoffé m’aurait permis, sans doute, d’avoir davantage accès aux coulisses de la scène publique de l’accueil, de mieux comprendre

« les manifestations de résistance de la part des professionnels du front » (Giuliani, 2013, p.22) et peut-être d’en dégager ce qui défie leurs représentations et attentes et comment ils, elles tentent de surmonter ces épreuves. Le recours au récit ainsi qu’à une large diffusion d’extraits

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d’entretiens, concourent néanmoins à tenter d’offrir une lecture au plus près du vécu institutionnel.

Comme l’écrit Pouchelle (2010) « le terrain, objet et lieu de la recherche, n’existe pas en soi.

Il se fabrique par et dans les interactions du chercheur avec la collectivité étudiée » (p.6). Dès lors, franchir la porte de son terrain, est donc immanquablement y être. Pour autant y être ne signifie pas encore, faire partie de l’institution, ni du groupe de professionnel-le-s, ni de celui des usager-ère-s. Comme en parlent les paysans du Bocage approchés par Favret-Saada (2009), pour sortir d’une position extérieure, il s’agit d’« être pris ». Ces derniers acceptent de lui parler de sorcellerie qu’une fois qu’ils estiment que l’ethnologue est « prise » « c’est-à-dire quand des réactions échappant à m[s]on contrôle leur ont montré que j’étais [qu’elle était]

affectée par les effets réels de telles paroles et de tels actes rituels » (p.152).

Lors de mon immersion sur le terrain, la temporalité très raccourcie pensée dans les antres académiques pour effectuer un mémoire de master, m’a empêchée de suivre les traces des chercheurs qui ont vécu sur plusieurs mois voire années, dans le milieu même qu’ils s’étaient donnés pour tâche d’étudier (Tarrius, 1999 ; Bourgois, 2001 ; Lepoutre, 2001), et d’ainsi parvenir à être « pris ». J’ai quant-à-moi passé seulement deux mois et demi, à raison de deux à trois fois par semaine dans un lieu d’accueil bas seuil de Suisse romande, cela fut bien trop court pour s’autoriser à penser que, étrangère au lieu, s’étaient déjoués les « leurres » (Bourgois, 2001, p.40) puisque « je représentais par ma classe sociale, mon ethnicité (…) les catégories de pouvoir de la société dominante » (Bourgois, 2001, p.41). J’ai pourtant choisi de me laisser tout d’abord « affecter, sans chercher à enquêter, ni même à comprendre, ni à retenir » (Favret-Saada, 2009, p.153) et tenté de « faire de la ‘participation’ un instrument de connaissance » (ibid.). On verra que ce choix a initié quelques réticences de la part des professionnels-lle-s, celles-ci seront étudiées plus avant. J’ai choisi de considérer ces obstacles comme des perspectives heuristiques, car significatifs de l’organisation microsociale que j’ai étudiée. Tout l’enjeu de l’analyse d’une observation résidant dans la délicate imbrication qui consiste à « non pas ignorer ses émotions, mais tenter de retracer par quels dispositifs, pratiques ou paroles elles sont produites dans cette caisse de résonance qu’est notre corps socialisé » (Jounin. 2014, p.18).

Bien que ma question initiale s’enquière en premier lieu de la posture des professionnel-lle-s, j’avais pensé que dès lors, mon identité de travailleuse sociale me permettrait d’amoindrir les barrières sociales à l’œuvre dans ce contexte. Il m’est bien vite apparu, que l’accueil ne peut se comprendre que dans la perspective d’un seul point de vue, accueillir amène immanquablement à considérer et l’accueillant-e et l’accueilli-e, un jeu de réciprocité et de mutuelle réception se jouant dans l’échange. Je ne pouvais donc pas me restreindre au regard

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des professionnel-le-s. Pour ce travail pourtant, dans un souci de me limiter à un cadre de faisabilité pour une recherche de master, je me concentrerai sur les entretiens construits avec les professionnel-le-s et les observations participantes dans leur lieu de travail, la parole des accueillis reste minoritaire. Mes éléments empiriques restent les supports nécessaires à considérer les enjeux de l’accueil, les attentes, les représentations, les limites exprimées quant aux personnes accueillies et parlent dès lors aussi de constructions sociales plus larges qui mettent en scène notre regard sur les vulnérables, la manière que l’on considère légitime de les prendre en compte, les processus à l’œuvre d’un traitement admissible de la souffrance et le possible contrôle dominant que cela engendre.