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CHAPITRE 6. ÉLÉMENTS D’ANALYSE

6.1 Architecture

6.2.5 Lucienne

J’ai rencontré Lucienne directement sur son lieu de travail. C’est une personne issue de mon réseau du travail social, rencontrée ici par le biais d’un proche. Elle est éducatrice et travaille dans un espace d’accueil bas seuil destiné aux personnes rencontrant des troubles psychiques. Avant d’être engagée dans cette institution, elle a eu plusieurs expériences professionnelles dans d’autres espaces bas seuil notamment. L’entretien se déroule dans une des pièces de l’institution. En arrivant je m’assois dans la salle qui est un lieu public, prends un café, sort un livre et l’attend à table. Une des professionnelles m’aborde, manifestement pas au courant de ma visite, me demande si je cherche quelqu’un, je lui explique la raison de ma venue. Lucienne arrive en retard, et à son arrivée nous changeons de pièce pour nous rendre dans une salle adjacente qui est une salle de réunion. Nous commençons l’entretien par la thématique de son mémoire de fin de formation. Je lui présente ensuite mon sujet, la manière de conduire l’entretien.

 1. Nomination des personnes accueillies, quelles descriptions en donne-t-on, quelles attentes sont formulées à leur intention ?

Les personnes au sein de son institution se nomment les usagers, on les « vouvoie » (86) pour Lucienne « malheureusement on dit usagers ici » (28) « j’aime pas du tout ce terme, c’est un mouchoir qui est usagé, on le met à la poubelle quoi » (42). « Un nouveau terme qu’on utilise des fois c’est les personnes accompagnées, je sais pas si j’aime mieux mais moi j’utiliserais pas forcément de terme différent, moi j’aime bien parler des personnes, on est tous des personnes, c’est un peu… je chercherais à cibler le plus petit dénominateur commun, enfin voilà on est tous des personnes » (44). Les personnes accueillies viennent souvent « via le réseau » (58) médico-social. Mais le lieu est également ouvert au public pour venir y manger,

N’importe qui peut venir, c’est vraiment une force et une volonté de ce lieu de proposer cette ouverture pour que ce soit pas stigmatisé, ou forcément connoté lieux social, ou lieu pour des personnes en souffrance psychique, voilà c’est mélangé, quand on vient par exemple manger là à midi, c’est assez compliqué de savoir qui est qui, c’est hyper intéressant d’ailleurs parce que moi au début, je demandais pas aux collègues je voulais pas… justement déjà je voulais pas être : dis-moi c’est qui les faux, les normaux, c’est quoi la normalité c’est quoi la folie, pour schématiser et c’est hyper intéressant (40).

La fonction de l’espace d’accueil est principalement définie comme un support pour rompre l’isolement social « où t’es en lien avec les personnes qui sont là aussi et c’est ça qui est visé, c’est vraiment le lien social, sortir de l’isolement c’est beaucoup des personnes qui s’isolent

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les personnes qui ont des problèmes psychiatriques, qui se replient sur elles-mêmes et qui s’isolent beaucoup, pour qui ça devient très difficile de sortir » (54) « Ici, c’est des personnes qui se battent contre une maladie qu’ils n’ont pas choisi d’avoir (…) qui entendent des voix qui se battent contre tout ça qui doivent apprendre à vivre avec, qui peuvent être vraiment très angoissées, qui viennent ici, qui font l’effort de venir ici, dans leur bataille de mieux être» (90).

L’accueil et les ateliers proposés permettent selon Lucienne plusieurs choses

Certains clairement attendent que ça leur redonne un peu un rythme de vie, d’avoir un horaire d’être attendus, s’ils viennent pas au bout de 2 fois on va leur téléphoner pour savoir ce qu’il se passe, donc ils sont attendus on se soucie d’eux quoi. Et puis ils sont respectés, considérés acceptés là où ils en sont, (…) il y a quand même passablement de personnes qui viennent ici hormis les personnes qui souffrent de maladie, un certain nombre qui souffrent du milieu du travail, qui ont été tellement maltraités au travail qu’ils ont fini par faire des burnout et compagnie (116).

D’être attendu, se faire du bien, d’avancer pour gentiment accepter la situation, puis voir avec les cartes en main qu’elles ont qu’est-ce qui est possible de faire maintenant (118) Lucienne marque à plusieurs reprises son souci d’accueillir la personne telle qu’elle est, de pouvoir la reconnaître au-delà de son symptôme « c’est une personne adulte, qui a une demande que je dois respecter pour qui elle est, (…) qui est ok en souffrance mais que je respecte et qui est pas qu’une maladie sur patte (…) l’être humain pour moi c’est ça qui est tellement fort, qui est au centre de mes préoccupations » (72)

 2. Objectifs décrits en rapport à l’accueil, quelles sont les valeurs, les sens donnés en référence à l’accueil de l’autre et comment les situations problématiques sont-elles évoquées ? Le premier élément évoqué par Lucienne en rapport à l’accueil est la notion de valeurs, celles-ci seront développées tout au long de la discussion. Pour elle ce sont « des notions très fortes » (10) auxquelles elle « a beaucoup réfléchi » (10). Ce moment demande « beaucoup de compétences » (12), (18) notamment de par les ajustements qu’il nécessite

Ça demande d’être ouvert à l’autre de se rendre compte qu’il y a quelqu’un qui arrive, de lui offrir un sourire, un regard, un bonjour, sans forcément trop en faire non plus donc c’est là aussi qu’il faut savoir un peu pas sur jouer quoi mais être chaleureux, en étant ouais attentif, à essayer de voir quels sont les besoins de la personne est-ce que cette personne elle va avoir besoin qu’on lui accorde beaucoup d’attention et qu’on lui offre un cadre, en lui offrant du café on lui pose des questions comment ça va, ou bien est-ce que

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c’est plutôt une personne qui voilà cherche déjà un petit refuge et on lui offre un café, ça demande je trouve des compétences humaines au niveau de comment on sent la personne et puis après si on est dans un groupe justement des fois c’est pas évident de pas oublier quelqu’un, d’être justement toujours capable d’avoir un peu une vision périscopique (…) j’essaie de rattacher ça, je cherche pour voir à quelles valeurs je raccroche ça parce que c’est pas juste humain chrétien faut être gentil avec l’autre (12) pour moi c’est vraiment l’important de la non-exclusion (14)c’est de pouvoir vraiment offrir une place à chaque personne je pense ça touche très fortement à ça chez moi, c’est quelque chose qui me révolte beaucoup justement l’exclusion, et de pouvoir être dans des lieux qui accueillent justement tout le monde dans pas trop de règles, ça permet d’offrir une place à chaque personne, (…) c’est voilà d’être dans l’acceptation le respect de la personne qui arrive, ouais ce besoin d’appartenance peut-être c’est fort parce que avant de se sentir appartenir à un endroit à un groupe, il faut un peu créer du lien mais c’est voilà, offrir du lien, de l’écoute, permettre à la personne qui arrive qu’elle puisse se sentir être quelqu’un, parce que dans la rue il peut se passer des trucs incroyables, on passe devant les gens sans même les voir, sans être vu, et quand on entre dans un espace comme ça que ce soit un lieu social surtout, ba c’est important de pouvoir ouais exister, on n’est plus invisible, on n’est plus anonyme, on devient quelqu’un (16)

L’importance de trouver un sens à son action est mentionnée durant tout l’entretien (90, 92,134, 162,164), celui-ci s’élabore autour d’une certaine militance qui lors de l’entretien s’illustre par un sentiment d’injustice évoqué

Ça touche à cette notion d’injustice quoi, je trouve que ce qu’ils vivent c’est tellement injuste, moi je peux pas faire forcément grand-chose, mais c’est ma manière à moi par rapport à cette société de, ouais là on rejoint le côté engagement citoyen, ce côté moi je voilà, oui je peux aller voter mais enfin, on est qui face aux décideurs à la politique à tout ça, oui on est citoyen, on est en démocratie (…) c’est une démocratie pour moi un peu relative à ce niveau-là et voilà moi c’est ça un peu mon moteur, c’est une manière de me battre contre l’injustice de pouvoir à mon niveau faire quelque chose qui fait sens pour moi, je me prétends pas être sauveuse du monde, parce que ça je pense qu’il y a une part quand on choisit aussi ses études il y a une part de cet idéalisme-là, après on en revient parce que nous on n’est pas là pour sauver le monde, on serait qui pour ça et même on y arrive pas donc c’est beaucoup trop frustrant de croire qu’on peut faire ça mais on peut contribuer un bout à notre niveau à faire que ce soit moins pire pour certaines personnes (92).

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Cet engagement et la capacité à accueillir la personne trouve ses ressources, notamment dans l’aspect professionnel de la posture qui lui permet d’entrer dans un rôle spécifique

Si le lundi matin quand on arrive et qu’on est de mauvaise humeur qu’on s’est coincé la nuque, qu’on a eu une mauvaise nouvelle, de se rendre compte que voilà, séparation vie privée vie, professionnelle, quand on arrive ici on doit entrer dans son rôle de personne qui est de bonne humeur qui va être enthousiaste qui va être entourant chaleureux même si au fond de soi on n’est pas forcément dans cette humeur-là (18).

Mais selon Lucienne, cette disposition outrepasse la dimension professionnelle, ce sont des valeurs qu’elle applique également dans sa vie privée « donc c’est vraiment un état d’être quoi qui est très très important, je sais que c’est quelque chose sur laquelle je suis très sensible même par rapport à ma vie privée pour montrer à quel point c’est quelque chose qui est assez important pour moi » (10), « pour moi, cet état d’esprit il continue en dehors du boulot » (94).

L’attention donnée à la personne, « le respect de l’autre qui est là et qui prédomine » (74), une revalorisation narcissique « j’ai envie de leur montrer qu’elles ont des compétences qu’elles arrivent à faire pleins de choses, qu’elles sont admirables, qu’elles sont sensibles » (90) sont au centre de la notion d’accueil. Pour cela on essaye aussi « d’être dans l’humour et chacun ça rigole, on essaie beaucoup de rigoler, d’amener de la légèreté, pas d’être forcément dans l’accueil l’écoute qui plombe l’ambiance » (30)

 3. Eléments de médiation mis à disposition, agencements pratiques de l’accueil

La disponibilité demande selon Lucienne outre les valeurs qu’elle expose, une organisation

«déjà faut organiser le fait de pouvoir être disponible pour accueillir la personne, si on a trop de trucs à faire on pourra pas, donc il faut organiser, c’est là où je trouve que ça demande aussi beaucoup de compétences » (18). Organisation qui prend déjà sa source hors de l’institution, une partie de l’équipe choisissant de se rencontrer au café avant de commencer Il y a des collègues qui se retrouvent à 7h45 pour aller boire un café ensemble ailleurs, pas ici, et ensuite elles arrivent ici pour être bien disponibles parce qu’elles se sont vues un petit coup avant et du coup quand elles arrivent ici, elles sont complètement disponibles pour les gens qui arrivent (…) Et si on n’a pas fait ce moment de transition effectivement maison travail, ça peut être un peu abrupte,(…) ça peut vite être même des fois un peu envahissant, c’est lourd quoi des fois mais ça on n’a pas à leur faire sentir, on est un lieu d’accueil (26).

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Par rapport aux usagers, différents accueils sont proposés, lorsqu’un suivi est mené, il débute prioritairement par un « entretien d’admission » (56), ensuite « chaque nouvelle demande est présentée en équipe et puis on essaie de voir est-ce que l’institution pourra être bénéfique pour la personne, est-ce que ça correspond ou bien est-ce qu’il faudrait plutôt imaginer un autre lieu parce que on va être à côté par rapport à la problématique de la personne » (56).

Chaque personne suivie signe «un contrat où la personne du coup s’engage aussi, elle nous donne son nom, son prénom, sa date de naissance, son adresse, si elle est à l’AI ou pas» (36) Lucienne ne mentionnera l’entretien qu’après avoir longuement développé la notion d’accueil, elle se rendra compte de son omission « quand tu veux venir à&&, et c’est peut-être en ça, c’est marrant j’y pensais plus alors que c’est vachement important, ça se passe par un entretien d’admission » (56), la fréquence des ateliers peut être variable, d’une à plusieurs fois par semaine, en fonction des demandes, les personnes peuvent aussi juste venir boire un café, partir ou rester durant la journée. En moyenne les personnes restent deux ans, mais, « il y a des personnes qui sont là depuis 4 ans » (70). Le lieu est perçu comme un espace transitoire,

« un tremplin pour aller vers un ailleurs, peut-être en ce sens-là on peut imaginer qu’ici c’est justement comme une entreprise de réinsertion, mais pas forcément de réinsertion professionnelle, probablement une entreprise de réinsertion sociale » (70)

L’accueil est singularisé « j’aime beaucoup faire ça quand j’accueille des personnes, leur dire bonjour en les appelant par leur prénom et quand je leur dis au revoir, ça va être au revoir X, au revoir XX, merci beaucoup, avec de la reconnaissance, ça va pour vous, qu’ils se rendent compte que même en partant le lien est là, il reste » (84). Lucienne mentionne l’importance de l’accueil mais aussi de l’au revoir

Voilà se dire au revoir des fois je n’aime pas parce que j’ai l’impression que c’est bâclé moi j’aime bien vraiment dire au revoir à la personne on se serre la main on se regarde dans les yeux (84). La sortie oui, c’est aussi très important la sortie, tout aussi important que l’entrée effectivement. Parce qu’en fait on se donne tellement de peine à accueillir la personne pour qu’elle se sente bien, pour qu’elle puisse profiter de son moment ici, qu’on voit en général qu’effectivement elle est bien (80). Et après leur dire voilà c’est fini maintenant (…) je pense que c’est important de… s’assurer aussi comment ça été pour vous ce moment à &&, comment vous vous sentez maintenant, ça va aller (82)

Pour pénétrer dans l’institution, deux entrées sont indiquées par Lucienne, il y a le choix

« d’entrer par les coulisses » (24) ou par la « scène » (24).

Tu peux entrer soit par le bistro, enfin ça c’est la porte finalement que tout le monde utilise pour entrer soit moi, t’as vu je suis pas entrée par le bistrot ce matin je suis entrée par une autre entrée, parce que justement, non ce matin je me sentais pas dans la disposition

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d’entrer et de dire à tout le monde bonjour comme j’aime le faire parce que je venais d’aller chercher justement un courrier qui m’a foutu les boules à la poste (…) mais de manière générale j’entre par le bistrot et effectivement je vais aller vers chaque personne lui dire bonjour, comment ça va après voilà je vais voir si la personne dit juste bonjour et continue à couper les légumes ou bien si elle est contente de voir que je suis là et qu’on va échanger un petit truc (20).

L’accueil bas seuil est pour Lucienne « déjà très significatif dans le style d’accueil très spécifique, ça veut dire qu’on prend les gens comme ils sont, là où ils en sont sans trop de contraintes » (10), néanmoins, une différence dans les accueils est spécifiée. Prenant la

référence d’une autre institution dans laquelle elle avait travaillé, qu’elle nomme très bas seuil,

Là-bas c’était vraiment 100% on accueille la personne comme elle est, on lui dit bonjour vous vous appelez comment ? Elle peut nous répondre son vrai prénom ou pas (10) chaque personne pouvait venir peu importe l’état dans lequel elle était, qu’elle soit même alcoolisée par exemple elle pouvait même venir avec sa bière boire de l’alcool à l’intérieur elle pouvait même, là je sais pas si c’est toujours le cas mais venir fumer du cannabis, alors c’était interdit alcool fort et dur mais elle pouvait consommer bière et fumer des pétards quoi parce que les fondateurs disaient si on veut vraiment être dans l’accueil très bas-seuil, la non exclusion, on est bien obligé aussi de dire que y’a des personnes qui trouveront aucun endroit où aller si elles peuvent pas consommer sur place (34).

Dans leur espace, comparativement « on pose des critères » (34). « Ici il y a quand-même quelques conditionsmême si ça reste du bas seuil parce que ouais il n’y a pas besoin de signer quelque chose pour pouvoir venir » (10), les personnes alcoolisées par exemple ne sont pas admises et ce surtout dans l’idée de respecter les personnes abstinentes

Il y a quand même pas mal de personnes qui ont eu des problèmes de dépendance aussi et ben, une personne qui aura consommé, drogue ou alcool ne pourra pas venir pour pas mettre en péril l’harmonie du groupe (…) ça arrive quelques fois qu’une personne arrive alcoolisée on va pas la chasser comme une malpropre mais typiquement on va lui proposer de venir discuter ici, lui rappeler cette règle que quand on a consommé on peut pas venir (36).

Le seuil est signifié comme un symbole matérialisé du passage

Symboliquement quand on dit bas seuil moi je vois tout de suite le seuil d’entrée d’une porte, bas seuil ça veut carrément dire presqu’il y a pas de seuil, on peut entrer c’est libre d’accès, ensuite l’accueil quand on pense à une maison, à un immeuble, à un hôtel c’est

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le premier contact qu’on va avoir quand on arrive quelque part (…) on doit vraiment faire chérir ce moment, pour que la personne qui arrive se sente comme ça, bienvenue, prise en compte, se sente exister parce que justement si on a affaire à des lieux comme ici bin c’est qu’on est peut-être justement pas très en forme et qu’on a besoin d’avoir un lieu où on va se sentir exister donc c’est vraiment un état d’être qui est très très important (10).

Les espaces à l’intérieur de l’institution offrent des accueils différenciés, le bistrot, les ateliers, le salon pour des moments de discussion plus intimes

Si une personne arrive et que ça va pas du tout alors on va peut-être lui proposer de se voir typiquement ici on a un petit coin derrière qu’on appelle le petit salon, et puis on va prendre le temps d’aller discuter avec la personne, voir ce qui va pas, l’idée c’est aussi de faire attention que dans le bistrot ce soit une atmosphère conviviale de bonne humeur légère quoi et pas plombante (30).

 4. Place, différences et accessibilité des corps

Même si le travail auprès des personnes accueillies a un « gros effet de résonnance » (92), qu’elle « parle volontiers de m[s]a vie privée enfin c’est un grand mot c’est pas vie privée mais

Même si le travail auprès des personnes accueillies a un « gros effet de résonnance » (92), qu’elle « parle volontiers de m[s]a vie privée enfin c’est un grand mot c’est pas vie privée mais