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Chapitre 2 : De Canguilhem à Foucault

1. Le normal et le pathologique

1.1 Le principe de Broussais

« La médecine, a dit Sigerist, est des plus étroitement liée à l’ensemble de la culture, toute transformation dans les conceptions médicales étant conditionnée par des transformations dans les idées de l’époque2. » L’historique des considérations autour de la

relation entre le normal et le pathologique n’excepte pas de ce principe. Georges Canguilhem, dans Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique, aborde ce rapport par un examen historico-critique de la thèse suivante : « Les phénomènes pathologiques sont identiques aux phénomènes normaux correspondants, aux variations quantitatives près3. » D’abord, pour Canguilhem, il revient à Broussais le fait d’avoir

énoncé le premier l’identité du normal et du pathologique, d’ailleurs nommé « principe de Broussais» par Auguste Comte4. Cette théorie, mise de l’avant par Broussais (1828), reprise

principalement par Comte dans sa portée universelle, puis dans une approche plus systématique par Claude Bernard, investi le champ médical du XIXe siècle comme conséquence logique d’un optimisme technique jusqu’alors insoutenable. Pour expliquer l’avènement de cette notion, Canguilhem met en lumière deux conceptions théoriques de la maladie qui l’ont précédé et qui se sont opposées longuement dans l’histoire des idées relatives à la médecine : La première est ontologique au sens où dans tout malade, se trouve un homme augmenté ou diminué de quelque chose, conséquence d’un besoin thérapeutique de « restaurer dans la norme souhaitée l’organisme affecté de maladie5». La deuxième

conception, plutôt hippocratique, suggère pour sa part que la maladie, en opposition à une nature harmonieuse et équilibrée, est « un effort de la nature en l’homme pour obtenir un nouvel équilibre6 ». Cette disparité conceptuelle donnait certes lieu à deux types

d’optimisme, celui-là technique, celui-ci naturaliste, mais avait de commun le caractère dichotomique de la santé et de la maladie. Or, si cette dichotomie pouvait être justifiable dans le cas de la conception naturaliste, dans « une conception qui admet et attend que

2 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Presses Universitaires de France, coll. Quadrige, Paris,

2009, p.61.

3 Ibid., p.8.

4 J.-F. Braunstein, Broussais et le matérialisme. Médecine et philosophie du XIXe siècle, in Medical

History, jul 1987; 31(3) : 365-366.

http://www.biusante.parisdescartes.fr/sfhm/hsm/HSMx1987x021x001/HSMx1987x021x001x0033.pdf consulté le 5 novembre 2014.

5 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, …op.cit. p.12. 6 Ibid., p.12.

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l’homme puisse forcer la nature et la plier à ses vœux normatifs, l’altération qualitative séparant le normal du pathologique [par contre] était difficilement soutenable7 ». Ainsi est

apparu la dite thèse faisant l’objet de la première partie du livre de Canguilhem.

Or, dans un chapitre consacré aux implications de cette théorie, soit « Les phénomènes pathologiques sont identiques aux phénomènes normaux correspondants, aux variations quantitatives près8. », l’auteur démontre comment, sur le fond, elle répondait de

manière réconfortante à nombre d’attentes scientifiques et culturelles du temps. En effet, la conception moniste selon laquelle le monde est unique, qu’il est fait d’une seule substance, cadre de façon évidente avec cette nouvelle théorie. En outre, elle se pose comme un refus à la vieille conception manichéenne de la médecine. Cette dichotomie entre le bien et le mal, posés comme catégories d’appréciation symbolique du monde et comme référents à la relation santé/maladie, posait problème en ce qu’elle donnait, en quelque sorte, existence au mal. Si la thèse est pratique du fait que, en s’opposant à une conception mystique et infondée du monde, elle semble répondre aux critères scientifiques et positivistes hérités des lumières, elle n’est pourtant pas convaincante sur le plan logique. Notamment, Canguilhem souligne que : « […] de ce que le mal n’est pas un être, il ne suit pas que ce soit un concept privé de sens, il ne suit pas qu’il n’y ait pas de valeurs négatives, même parmi les valeurs vitales, il ne suit pas que l’état pathologique ne soit rien d’autre, au fond, que l’état normal9. » En outre, toujours sur le plan logique, Canguilhem souligne qu’on ne

peut justifier la réduction de la qualité (normal ou pathologique) à une variation quantitative :

Quand donc on dit que santé et maladie sont reliés par tous les intermédiaires et quand on convertit cette continuité en homogénéité, on oublie que la différence continue d’éclater aux extrêmes, sans lesquels les intermédiaires n’auraient point à jouer leur rôle de médiation10.

Il ressort de ce qu’a démontré Canguilhem que cette conception homogène de la santé et de la maladie nous fait tomber dans une sorte de relativisme vital où tout le monde

7 Ibid., p.13. 8 Ibid., p.8. 9 Ibid., p.62. 10 Ibid., p.67.

41 est malade ou tout le monde est en santé; l’un et l’autre étant vidés de leur sens. Il n’est pas sans rappeler la définition de l’OMS de 1948 : « La santé est un état complet de bien-être physique et mental » qui semble aussi se trouver dans une gradation quantitative, mais où la santé s’inscrirait dans l’idéalité supérieure de l’échelle seulement.

À la lumière de ce que nous venons de souligner, nous pouvons retenir que la science s’élabore dans un contexte donné et est empreint de la vision du monde qui lui est contemporaine. « Toute Science objective par sa méthode et son objet est subjective au regard de demain, puisque, à moins de la supposer achevée, bien des vérités d’aujourd’hui deviendront les erreurs de la veille11.» C’est là, à tout le moins, la problématiquement que

se pose Canguilhem, problématique qu’il tentera de résoudre. Il est à se demander à quelles attentes répond le savoir médical d’aujourd’hui mais aussi à quel point il est possible de le penser dans sa visée objective. Nous pouvons ici faire un parallèle avec la conception foucaldienne de la santé qui répond à des objectifs de gouvernementalité et s’inscrit dans une vision libérale et capitaliste du monde : la promotion de la santé devient une technique politique de dressage en amont pour assurer la productivité, comprise comme efficacité et performance, sans mécanismes directement coercitifs. Il en va de même avec l’approche marchande du développement de l’anthropotechnie12 dans la sphère médicale. En ce sens, il

aurait fallut pour légitimer le caractère scientifique de la pathologie ou de la thérapeutique, tel que le souligne Canguilhem, une définition purement objective du normal13 mais le

normal et le pathologique sont ainsi, pour le vivant humain, des valeurs subjectives qui échappent à la juridiction du savoir objectif : « On ne dicte pas scientifiquement des normes à la vie. (...) Il n’y a pas de pathologie objective. On peut décrire objectivement des structures ou des comportements, on ne peut les dire « pathologiques » sur la foi d’aucun critère purement objectif14. »

11 Ibid., p.142.

12 Définie par Jérôme Goffette comme étant « l’art ou la technique de transformation extra-médicale de

l’être humain par intervention sur son corps ». in Naissance de l'anthropotechnie, Paris, Vrin, 2006, p. 69.

13 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, …op.cit., p.26. 14 Ibid., p.153.

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Nous avons voulu présenter, quoi que sommairement, cette critique en partie à cause de cette urgence pour la science médicale de remettre sur le même palier d’importance théorique le normal et le pathologique et, du même coup, de mettre de l’avant la capacité de l’un et l’autre de s’éclairer15. Cette constatation demeure, évidemment,

malgré l’invalidité logique d’une unicité identitaire. Nous l’avons présentée en partie aussi parce que l’opposition entre les valeurs négatives et les valeurs positives rendue possible par cette réfutation est au centre de la thèse de Canguilhem. C’est d’ailleurs précisément par cette conclusion qu’il dresse la table pour y assoir ensuite ses propres conceptions.