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Le biopouvoir et le dépistage prénatal de la trisomie 21

Chapitre 4 : Réflexions issues de l’application du cadre théorique au cas pratique

1. Le biopouvoir et le dépistage prénatal de la trisomie 21

Dans un premier temps, il est intéressant de revenir sur le rapport entre les différents types de technologies de pouvoir que sont le disciplinaire et le régulateur. Si, comme nous l’avions mentionné, cette séparation n’est pas tout à fait claire chez Foucault, elle permet tout de même de penser, d’une façon qui nous semble juste, le rapport entre l’individu et la masse lorsqu’on parle de politiques de santé.

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En effet, la problématique du passage allant du pouvoir disciplinaire au pouvoir régulateur est importante dans l’économie globale de ce mémoire : le premier tente de redresser le corps individuel et le classe dans les catégories du normal et de l’anormal, alors que le deuxième agit plus largement, dans la population, plutôt à titre préventif. L’établissement d’un dépistage prénatal de la trisomie 21 se fait, en ce sens, en deux temps : le marquage de l’anomalie comme anormalité et son inscription dans un programme de dépistage au niveau national.

1.1 Le disciplinaire

Le fait de cibler la trisomie 21 concerne le pouvoir disciplinaire en tant que « pratique divisante ». Nous avons établi précédemment que la trisomie 21 en tant qu’anomalie est une anormalité du point de vue social, parce qu’elle est visible et énonçable. Celui qui la porte apparaît sous la figure du « dégénéré » en tant que son corps entier est le socle de l’anormal. Le simple fait d’utiliser le terme « trisomique» plutôt que « personne ayant une trisomie 21 » illustre bien le recouvrement de l’individu par son anomalie. C’est d’ailleurs sur ce point que nous avions réuni Foucault et Canguilhem dans le deuxième chapitre. En effet, la trisomie 21, en étant une anomalie, un fait biologique pouvant être multiplié dans l’espace, n’est pas pathologique mais représente plutôt une « autre normalité », une normalité en et pour elle-même. Le faire de vouloir en faire la prévention répond à des considérations qui sont nécessairement issues du domaine social. La trisomie 21 est, en ce sens, un exemple très éclairant du point d’entrée de la norme sociale dans la sphère médicale. En effet, le dégénéré est porteur de danger et est inaccessible à « la peine » parce qu’il est essentiellement anormal. Il est aussi, de par son « état », incurable :

Ces trois aspects, pour Foucault, qui sont médicalement sans signification, pathologiquement sans signification, juridiquement sans signification, ont au contraire une signification très précise dans une médecine de l’anormal, qui n’est pas une médecine du pathologique et de la

109 maladie; dans une médecine, par conséquent, qui continue à être, au fond, la psychiatrie des dégénérés101.

La catégorie « trisomie 21 » est donc de part en part investie par la norme en tant qu’instrument qui définit la vie et qui exclut ce qui n’y répond pas.

1.2 Le régulateur

Une fois qu’on a catégorisé cette anomalie comme étant incorrigible, nous pouvons passer au deuxième type de pouvoir, soit le pouvoir régulateur. Le dépistage populationnel est un exemple très parlant du pouvoir régulateur ou dit de « surveillance », particulièrement lorsqu’il s’inscrit dans un programme d’ « offre systématique ».

La conceptualisation du rapport entre le disciplinaire, en tant que technologie du corps, et le régulateur, comme technologie du corps-espèce est aussi éclairante pour apprécier le passage entre le diagnostic et le dépistage. En effet, la distinction entre le diagnostic et le dépistage que nous avions posée dans le précédent chapitre, issue de la

Revue de documentation du Commissaire, est, à notre sens, très importante. Ainsi, nous

évoquions que le diagnostic s’adresse à une patiente, il est individualisé et tient compte de la situation et de l’histoire de son objet. Il se déploie donc au plan micro. Le dépistage s’adresse, pour sa part, à une population comme niveau pertinent de « l’action économico- politique du gouvernement102 ». Au niveau de la population, chacun est potentiellement un

« cas » (1/800 chance de porter un fœtus atteint de T21) qu’il ne s’agira plus d’isoler mais, en analogie avec l’exemple de la variole, de vacciner massivement. Un programme gouvernemental d’offre systématique de dépistage utilise les techniques statistiques pour justifier des politiques publiques. L’objectif du dépistage, à la différence de celui du diagnostic, n’est plus l’individu mais la « population ». Or, l’intégration du support

101 M. Foucault, Les Anormaux, Cours au Collège de France (1974-1975), Seuil/Gallimard, coll. Hautes

Études, Paris, 1999, p.300.

102 M. Foucault, Sécurité, territoire et population, Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Seuil

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statistique permet d’apprécier la distribution des cas dans une population. Ce qui permet d’individualiser le phénomène par l’individualisation de sa responsabilité. C’est aussi exactement ce qui se passe dans le cas du programme qui nous intéresse où ce sont les parents qui sont responsables du risque potentiel et des conséquences de leur décision suite au dépistage. Il est important de rappeler que la notion de risque représente un jugement de valeur, mais un jugement qui a déjà été porté par l’État et qui est présenté comme un fait aux parents : « Le référent du biopouvoir ne sera plus l’interdit, comme pour la loi, il ne sera plus le modèle idéal, comme pour la discipline : il sera la moyenne, le taux normal, le seuil de risque103. » En outre, à l’instar de la vérole, pour chaque individu, on va quantifier

ses chances d’avoir la T21 par le dépistage et proposer les moyens nécessaires pour l’éviter104. Ainsi, le dépistage s’établit sur un plan macro et se réalise par une prise en

charge par l’État de l’application de la surveillance populationnelle promu par l’idéal de liberté :

[…] cette liberté, à la fois idéologie et technique de gouvernement, cette liberté doit être comprise à l’intérieur des mutations et transformations des technologies de pouvoir. Et, d’une façon plus précise et particulière, la liberté n’est pas autre chose que le corrélatif de la mise en place des dispositifs de sécurité105.

Un dépistage populationnel n’est pas autre chose que l’application du pouvoir normalisateur de l’État :

De la même manière que l’individu est l’unité de base de l’action normalisatrice de l’État, il devient aussi l’unité de base des recherches empiriques, et en particulier des « recherches qui s’appuient sur des catégories statistiques [dont le propre] est d’agréger et de discriminer des groupes de personnes ». De quelle manière sont construits ces « groupes de personnes »? En regroupant, parmi les habitants d’un territoire quelconque, ceux qui partagent certains traits pouvant être traduits en indicateurs statistiques. Les traits qui servent à définir ces collectivités statistiques sont principalement biologiques […]106.

La justification morale et sociale de toutes les techniques de repérage (dépistage), de classification (dégénéré) et d’intervention (IMG) sur les anormaux est la défense de la

103 S. Legrand, Les normes chez Foucault, Presses Universitaires de France, Paris, 2007, p.271. 104 Ibid., p. 62.

105 Ibid., p.50.

106 A. Beaulieu, Michel Foucault et le contrôle social, Presses de l’Université Laval, 2005, Ste-Foy,

111 société107 par, dans ce cas-ci, une prise en charge de la génétique avant même l’arrivée au

monde de l’enfant; au moment où il n’a pas encore de droits. C’est à ce point que nous revenons à la question du « néo-racisme » : « Le racisme nouveau, le néo-racisme, celui qui est propre au XXe siècle comme moyen de défense interne d’une société contre ses

anormaux, est né de la psychiatrie, et le nazisme n’a pas fait autre chose que de brancher ce nouveau racisme sur le racisme ethnique qui était endémique au XIXe siècle108. »

Comme nous le disions dans le premier chapitre, le fait de s’opposer à une norme contribue paradoxalement à la réaffirmer. Il en est de même dans ce cas où c’est la « population » qui est visée : « La révolte va survenir seulement chez des « séries » d’individus, mais cela prouvera qu’ils n’appartiennent pas vraiment à la population109. »

Autrement dit, l’individu qui ne se soumet pas à la norme est, en quelque sorte, en rupture avec le contrat social et « tombe à l’extérieur de ce sujet collectif 110», il subit les

mécanismes d’exclusion. Cela implique de rejeter dans la mort le fœtus, littéralement, ou symboliquement l’enfant né avec une trisomie 21, mais également les parents en tant que responsables de la décision de ne pas se soumettre. Voilà comment on en arrive à un racisme biologique comme « moyen d’introduire enfin, dans ce domaine de la vie que le pouvoir a pris en charge, une coupure : la coupure entre ce qui doit vivre et ce qui doit mourir111. » Foucault souligne en ce sens que la « mort » peut s’actualiser également sous

le couvert du rejet et de l’expulsion et cela, pour défendre ce que Foucault nomme les « conservatismes sociaux112 ».

Ainsi, le choix des parents est soit de rejeter le fœtus anomal dans la mort littéralement, soit de créer les conditions nécessaires à son rejet social et au leur. Nous croyons qu’il est possible d’affirmer, à ce point, que le fait de refuser l’offre du programme est plutôt de l’ordre du militantisme ou de la révolte que de l’ordre d’un choix qui puisse

107 M. Foucault, Les Anormaux, …op.cit., p. 311. 108 Ibid., p.299.

109 M. Foucault, Sécurité, territoire et population, Cours au Collège de France (1977-1978), …op.cit., p.45. 110 Ibid.

111 M. Foucault, Il faut défendre la société, Cours au Collège de France (1926-1984), Seuil/Gallimard,

coll. Hautes Études, Paris, 1997, p. 228.

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être considéré comme étant égal aux autres. Cependant, pour aller plus loin dans cette réflexion, il est nécessaire de se pencher sur le concept de consentement.