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L'anormalité foucaldienne et le dépistage prénatal : l'exemple de la trisomie 21 au Québec

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Academic year: 2021

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L’anormalité foucaldienne et le dépistage prénatal

L’exemple de la trisomie 21 au Québec

Mémoire

Héloïse Varin

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Résumé

Nous proposons, par ce mémoire, une présentation de l’ « anormalité » chez le philosophe Michel Foucault, que nous comparerons à la norme « vitale » chez Canguilhem. Nous tenterons par la suite de présenter une analyse critique du Programme québécois de

dépistage prénatal de la trisomie 21 et du processus qui lui a donné forme. Finalement,

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Table des matières

Résumé ... iii

Liste des tableaux ... vii

Remerciements ... ix

Introduction ... 1

Chapitre 1 : L’anormalité Foucaldienne ... 7

1. La norme ... 8 2. Les anormaux ... 16 3. Le biopouvoir ... 25 3.1 L’anatomo-politique ... 27 3.2 La biopolitique ... 30 Conclusion ... 36

Chapitre 2 : De Canguilhem à Foucault ... 37

1. Le normal et le pathologique ... 38

1.1 Le principe de Broussais ... 39

1.2 La norme vitale ... 42

2. Naissance de la clinique ... 47

3. De la norme vitale à la norme sociale et inversement ... 51

Conclusion ... 53

Chapitre 3 : Programme québécois de dépistage de la trisomie 21 ... 55

1. Quelques définitions liées à la trisomie 21 ... 57

2. Processus en vue du Programme québécois de dépistage prénatal de la trisomie 21 ... 62

2.1 L’appel de mémoires ciblé ... 64

2.2 Consultation en ligne sur « le dépistage prénatal du syndrome de Down » ... 79

2.3 Le Forum de consultation du Commissaire ... 86

2.4 Rapport du Commissaire à la santé et au bien-être ... 95

3. Le programme du gouvernement ... 100

4. La formation sur plate-forme internet ... 102

Exemple de calcul des valeurs de performance d’un test de dépistage : test de dépistage biochimique intégré ... 103

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vi

Chapitre 4 : Réflexions issues de l’application du cadre théorique au cas pratique ... 107

1. Le biopouvoir et le dépistage prénatal de la trisomie 21 ... 107

1.1 Le disciplinaire ... 108

1.2 Le régulateur ... 109

2. Le consentement ... 112

2.1 La liberté de choix ... 113

2.2 Égalité des personnes en droit ... 116

Conclusion ... 119

Conclusion ... 121

Bibliographie ... 125

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vii

Liste des tableaux

Tableau 1 – Tableau explicatif du tableau 2 ... 103 Tableau 2 – Tableau des résultats obtenus après le test de dépistage biochimique intégré ... 103

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ix

Remerciements

J’aimerais d’abord remercier ma directrice, Mme Marie-Hélène Parizeau, pour ses conseils avisés et ses ressources inépuisables.

Et …

Merci à ma mère, Hélène, pour son soutien inconditionnel et sans cesse renouvelé. Merci à Mike pour être là, toujours, dans les bons comme dans les mauvais jours.

Merci à Marie-Hélène pour ces 18 années de discussion qui ont fait qui je suis et qui m’inspire encore chaque jour.

Merci aux membres du GREME pour les échanges enrichissants et la solidarité qui s’y est construite.

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Introduction

Bientôt ce sera un péché pour les parents que d’avoir un enfant qui porte le lourd fardeau des maladies génétiques. Nous entrons dans un monde où nous devons prendre en compte la qualité de nos enfants

- Robert G. Edwards

Dans notre société occidentale, ce n’est plus tant la loi que la norme qui contrôle les corps. La norme dite sociale se construit historiquement, selon les cultures, elle est évolutive. En effet, la particularité de la norme se trouve dans le fait qu’elle émane de la société elle-même, qu’elle n’est pas donnée par un individu en particulier et qu’elle n’est pas régie exclusivement par les institutions juridiques. Autrement dit, elle fonctionne pratiquement de façon autonome. Le pouvoir de la norme réside dans sa capacité à identifier ce qui va à l’encontre de ce qui fonde et alimente nos sociétés occidentales, ou même qui n’y contribue tout simplement pas, comme étant anormal et devant être exclu. Or, lorsqu’une population accepte (généralement tacitement) l’intégration d’une nouvelle caractéristique du normal, elle accepte par le fait même l’installation d’un pouvoir répressif qui s’opposera à l’anormal. Ce qui implique que le seul fait de vouloir résister à une norme contribue paradoxalement à réaffirmer son efficacité. C’est dans cet ordre d’idée que Michel Foucault (1926-1984), philosophe français du XXe siècle, s’est particulièrement

intéressé aux « anormaux », à la construction historique et politique de la catégorie, ainsi qu’à son utilité dans la réaffirmation continuelle des différentes formes de pouvoir dans notre société. En ce sens, Foucault forge la notion de biopouvoir qui, plus précisément, réfère à « l’entrée des phénomènes propres à la vie de l’espèce humain dans l’ordre du savoir et du pouvoir -, dans le champ des techniques politiques1. »

Dans Surveiller et punir. Naissance de la prison, il propose l’analyse d’une « société de surveillance » qui cherche à normaliser, à dresser et à contrôles les individus, non pas seulement par la loi ou par la sanction, mais par la peur de l’exclusion. Les fous, les délinquants ou les déviants sexuels, par exemple, ont, de par leur exclusion (qu’elle soit

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physique ou sociale), une importance accrue en ce qu’ils représentent ce que nous devons ne pas vouloir être. Les corps individuels sont donc modelés et corrigés et, à défaut de ne pouvoir l’être, sont « marqués » comme « autres ». En ce sens, les «pratiques divisantes» distribuent les individus dans les catégories du normal et de l’anormal.

Le biopouvoir s’inscrit également comme pouvoir massifiant qui désindividualise. Ce pouvoir fait jouer entre elles les dites catégories pour en faire des données statistiques et les quantifier en terme de risque. Chaque individu possède une certaine probabilité de se retrouver dans tel ou tel groupe de personnes. Foucault parle de « biopolitique » en référence aux diverses technologies politiques qui visent à contrôler, modifier et réguler les traits biologiques des populations.

Georges Canguilhem (1904-1995), philosophe français avait pris, avant Foucault, une toute autre approche, soit celle selon laquelle la norme est une création dynamique de la vie. Toutefois, ses réflexions vingt ans plus tard réaffirmaient ce que Foucault avait amené: la catégorie des normes biologiques est effectivement recouverte par la norme sociale.

Or, de façon analogique, la biomédecine est de plus en plus investie par ces techniques politiques, définissant sans cesse de nouvelles normes et élargissant du même coup le nombre de caractères biologiques devant être marginalisés, exclus ou tout simplement enrayés lorsque cela est possible. Il est déjà possible, par le dépistage prénatal conjugué à l’avortement thérapeutique, et bientôt par la manipulation du génome humain, de s’assurer d’un haut taux de réussite dans l’élimination des caractères indésirables; lesquels vont des maladies ou handicaps graves réels et ciblés aux maladies potentielles à caractère génétique, c’est-à-dire représentant un « risque statistique non négligeable de se manifester. En effet, les nouvelles avancées de la médecine représentent un pouvoir normalisateur important, capable d’homogénéiser non plus les comportements individuels, mais bien le capital génétique des individus et ce, avant même qu’ils viennent au monde.

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3 Ainsi, dans la mesure où ces techniques s’inscrivent dans une visée méliorative du patrimoine génétique de l’espèce humaine, il est alors question d’eugénisme. Il ne s’agit pas, dans ce cas, d’eugénisme compris dans la logique nazie, mais plutôt compatible avec les caractères dominants de la modernité; c’est-à-dire compatibles avec la subjectivité, l’individualisme, la valorisation du futur au détriment des traditions, les idéologies libérale et capitaliste, le dogmatisme scientifique, le relativisme d’un pluralisme moral et, finalement, l’État de droit. Nous parlons, autrement dit, d’un eugénisme libéral, tel que J. Habermas l’a défini : « dans les sociétés libérales, ce sont les marchés commandés par la recherche du profit et les préférences liées à la demande qui laisseraient les décisions eugéniques au choix individuel des parents, et d’une manière générale aux désirs anarchiques des usagers et des clients2. » Mais s’agit-il réellement d’un choix individuel ou

ce choix a-t-il été modelé en aval?

Dans un contexte de développement de technologies médicales de dépistage, cette dernière question se pose : dans un premier temps, ce sont les recherches pharmaceutiques qui élaborent les tests de dépistage et qui « créent » l’offre en amont. L’industrie pharmaceutique, par les leviers de l’économie de marché, s’inscrit dans une marchandisation de la vie humaine. Ensuite, ce sont les médecins, les spécialistes médicaux et les généticiens qui, malgré leur implication professionnelle étroite dans l’espace clinique autour du dépistage, recommanderont la mise en place d’un programme de dépistage. La science dogmatique, particulièrement et paradoxalement la science médicale, octroie, dans une certaine mesure, l’immunité aux professionnels. Pourtant, lorsqu’un groupe fait pression pour arriver à la mise en place de procédures qui leur sont directement profitables, c’est qu’il y a conflit d’intérêt. Finalement, c’est le gouvernement qui, en lien avec ses politiques de santé publique, élaborera un programme, dans ce cas-ci, d’offre systématique de dépistage de la trisomie 21 à toutes les femmes enceintes du Québec. Or, la demande du particulier vient en aval, après l’élaboration de la technologie et sa mise en marché et après qu’une norme sociale ait catégorisé la condition médicale qu’elle vise; et pourtant, c’est elle qui justifie l’élaboration d’un programme. Nous pensons

2 Jürgen Habermas, L’avenir de la nature humaine. Vers une eugénisme libéral?, Gallimard, Paris, 2002,

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que ce qui construit un tel programme est beaucoup plus complexe et nous tenterons de l’expliquer par le biais de la théorie foucaldienne.

Ainsi, dans le premier chapitre, nous présenterons la base théorique de notre analyse, soit la position de l’anormal et les pouvoirs qui le construisent : dans un premier temps, il sera question de la norme dite sociale en tant qu’outil central de la théorie foucaldienne. Nous la présenterons selon une méthodologie mixte, en la théorisant en elle-même, puis par comparaison, pour ensuite la poser positivement en tant que créatrice du vivant et négativement en tant que pouvoir d’exclusion. Dans un deuxième temps, nous présenterons les trois figures principales de l’anormal chez Foucault, soit le monstre humain, l’individu à corriger et l’enfant masturbateur qui se sont construits historiquement par une co-pénétration des savoirs et des pouvoirs. Les anormaux constituent le point focal de la théorie de l’auteur, l’objet de l’analyse et le sujet du discours. Afin de définir la catégorie, Foucault passe par la reconstitution historique des mécanismes sociaux. Son originalité vient du fait que la reconstitution s’élabore depuis l’extérieur de la « marge » parce qu’en fait, ce serait l’anormal qui serait premier par rapport à la norme. Nous terminerons ce premier chapitre par le concept foucaldien qui rend compte de cette dite co-pénétration des savoirs et des pouvoirs qui s’exercent à même la vie, soit le biopouvoir. Nous analyserons donc le biopouvoir selon deux avenues qui se chevauchent, soit l’anatomo-politique – relative aux pouvoirs qui s’exercent à même le corps de l’individu – et la biopolitique – relative aux pouvoir qui régularisent le corps social. Le biopouvoir se déploie comme concept englobant et systématique de la théorie qui décrit la portée effective de la norme sociale qui, selon l’auteur, a recouvert, balisé et reformulé le domaine de la vie.

Dans le deuxième chapitre, nous présenterons brièvement la norme selon Georges Canguilhem, en tant que phénomène de la vie créatrice. Cette théorie, qui se déploie en quelque sorte à l’inverse de celle de Foucault, demeure importante pour comprendre les normes de la vie humaine du point de vue de la médecine. L’articulation entre la norme sociale de Foucault et la norme vitale de Canguilhem demeure très éclairante, comme nous le verrons, pour l’analyse de notre cas pratique.

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5 Dans le troisième chapitre, nous présenterons le cas pratique, soit le cadre de référence du dépistage de la trisomie 21 au Québec. À ce jour, le gouvernement du Québec met en place son Programme québécois de dépistage prénatal de la trisomie 21 ayant pour objectif d’offrir systématiquement le dépistage au sein du réseau public à toutes les femmes enceintes qui le désirent. Or, en 2008, le programme avait fait l’objet d’une consultation publique menée par le Commissaire à la santé et au bien-être, M. Robert Salois. Nous proposerons donc une analyse critique des tenants et aboutissants de cette consultation. Par souci méthodologique, nous tenons à préciser que nous ne referons pas, dans ce chapitre, l’histoire du diagnostic prénatal et des débats éthiques autour de la trisomie 21, débat qui est déjà largement documenté dans le champ de la bioéthique.

Finalement, dans le quatrième chapitre, nous proposerons quelques pistes de réflexion concernant l’application de notre cadre théorique à l’analyse du cas pratique. Deux avenues majeures seront empruntées pour se faire, soit l’analyse du dépistage prénatal de la trisomie 21 par le concept foucaldien de « biopouvoir » et l’analyse du concept de « consentement » comme outil du libéralisme.

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Chapitre 1 : L’anormalité Foucaldienne

Je me fais souvent accuser de dépasser les bornes, mais quand je regarde ça, je me dis: pourquoi ils ont mis une borne là, esti? L'autre bord, ça continue... -Pierre Falardeau

Introduction

Au cours de sa carrière, Michel Foucault s’est penché de nombreuses fois sur la question des anormaux, sur la construction historique de cette catégorie mais aussi et surtout sur les jeux de pouvoirs et de savoirs qui s’exercent autour d’eux. Les fous, les malades, les handicapés, les criminels, les déviants, les enfants exerçant leur sexualité, les pauvres sont autant d’individus qui représentent un risque élevé de perturbation de l’ordre public, qui sont en puissance des « individus à corriger1 ».

Comme nous le verrons, l’anormal a un rôle important dans la théorie foucaldienne car c’est autour de lui que se développent les diverses technologies de pouvoir, qu’elles soient « disciplinaires » ou « régulatrices ». Malgré que la séparation entre les deux ne soit pas toujours claire chez l’auteur, le passage de l’une à l’autre est une problématique importante dans l’économie globale de ce mémoire. En effet, la première redresse le corps individuel et le classe par rapport aux autres alors que la deuxième agit plus largement, dans la population, plutôt à titre préventif. En outre, la sphère médicale se déploie comme toile de fond de la reconstitution historique de l’anormal chez Foucault et sert de pierre de lance à l’introduction d’une majorité des nouvelles notions :

La biologie, le corps vivant a toujours été présent dans l’œuvre, de 1954 à 1978, à partir de l’interprétation de l’aliénation du corps par le pouvoir psychologique, l’expertise médicale, le regard de la clinique l’ordre du discours, la surveillance panoptique et le biopouvoir2.

1 M. Foucault, Les anormaux, Cours au Collège de France (1974-1975), Seuil/Gallimard, mars, 1999,

p.53.

2 B. Andrieu, La fin de la biopolitique chez Michel Foucault, Le Portique [En ligne], 13-14 | 2004, mis en

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8

Bien que nous n’expliciterons pas chacune de ces étapes de l’élaboration de la pensée de Foucault, nous tenterons à tout le moins de présenter la figure de l’ « anormal » telle qu’il l’a conceptualisée. Nous la traiterons d’abord à partir du concept de norme, puis présenterons les différents personnages « anormaux » pour terminer en ouvrant sur l’inscription de l’anormal dans l’ordre du savoir et du pouvoir ou, selon la formule de Foucault, dans l’ordre du biopouvoir.

1. La norme

Dans cette partie, nous présenterons le concept de « norme » chez Foucault. Ce dernier théorise une norme issue du domaine social, construite historiquement, et donc évolutive et modulable selon la culture du milieu. La complexité de la norme exige une certaine complexité dans la méthodologie et, en ce sens, nous procéderons en quatre temps : nous poserons la norme en soi puis la mettrons en comparaison avec la loi puis la norme vitale. Finalement nous la présenterons positivement, c’est-à-dire en tant que créatrice du sujet et négativement, en tant que force d’exclusion.

Ainsi, qu’est-ce qui fait d’un énoncé une norme? Rien, répond Stéphane Legrand, commentateur de la norme foucaldienne, si ce n’est la fonction qu’il reçoit dans un contexte donné. Il « rapporte l’existence que [l’énoncé] signifie à un état de fait réel auquel [la norme] objecte et à un état de fait possible qu’elle réclame (ou le contraire) […] dans une conjoncture discursive et pratique3». C’est dire que la norme se déploie en réaction à

l’anormal qui lui est donc premier. La forme en soi de la norme est vide, dit-il, se sont les multiplicités qui lui octroie son contenu significatif4. Pourtant, malgré que la norme

renferme un certain devoir-être, une qualité prescriptive, cela ne suffit pas à rendre compte de son pouvoir motivationnel. Autrement dit, cela n’explique pas « le pouvoir de

3 S. Legrand, Les normes chez Foucault, Presses Universitaires de France, Paris, 2007, p.3. 4 Ibid., p.156.

(19)

9 déterminer la conscience et la conduite en direction de l’application de la norme5. » Alors,

d’où provient notre assujettissement?

Depuis le XVIIIe siècle, ce n’est plus tant la loi que la norme qui contrôle les corps.

Foucault parle en ce sens d’une « importance croissante prise par le jeu de la norme aux dépens du système juridique de la loi6.» Or, à des fins de comparaison, nous définirons ici

la loi. La loi est un pouvoir négatif qui interdit et qui punit, et qui s’actualise dans sa forme la plus directe comme instrument du pouvoir souverain dans le « droit de faire mourir ». Dans le cadre de la loi, « l’ordre, c’est ce qui reste lorsqu’on aura empêché en effet tout ce qui est interdit7». Autrement dit, la loi se limite à l’application de l’interdit et n’a aucune

emprise sur ce qui reste. Or, ce pouvoir de mort propre au souverain devient complémentaire à un pouvoir qui, à l’opposé, « s’exerce positivement sur la vie, qui entreprend de la gérer, de la majorer, de la multiplier, d’exercer sur elle des contrôles précis et des régulations d’ensemble8». À ce sujet, Foucault précise ceci:

[Cela ne veut] pas dire que la loi s’efface ou que les institutions de justice tendent à disparaître; mais que la loi fonctionne toujours davantage comme une norme, et que l’institution judiciaire s’intègre de plus en plus dans un continuum d’appareils (médicaux, administratifs, etc.) dont les fonctions sont surtout régulatrices9.

La norme détient une force accrue par sa complexité et, à plus forte raison, par sa nature insidieuse. La particularité de cette dernière se trouve dans le fait qu’elle émane de la société elle-même, qu’elle n’est pas donnée par un individu en particulier et donc, qu’elle n’est pas régie exclusivement par les institutions juridiques. Pourtant, il n’est pas possible de dire qu’elle fonctionne de façon totalement autonome puisqu’elle s’insinue dans une multitude de corps qu’elle investie et qu’elle assujettie, mais auxquels elle doit son contenu et sa réaffirmation continuelle : « [les normes] ne sont pensables qu’en référence aux corps qui les interprètent et aux volontés qui les investissent10 ». De plus, elle n’est pas

5 Ibid.,p.154.

6 M. Foucault, Histoire de la sexualité 1 – La volonté de savoir, Gallimard, coll. Tel, France, 1976, p. 189. 7 M. Foucault, Sécurité, territoire et population, Cours au Collège de France 1977-1978, Paris, Seuil

Gallimard, coll. « Hautes études », 2004, p.47.

8 M. Foucault, Histoire de la sexualité 1 – La volonté de savoir, …op.cit., p. 180. 9 Ibid. p.189.

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nécessairement reliée à un système de « punitions » au sens strict, mais plutôt à tout un réseau de pouvoirs normalisateurs.

Nous posions donc la question : d’où provient notre assujettissement? L’hypothèse première qui pourrait être émise est que nous sommes les créateurs de nos propres normes auxquels, par le fait même, nous nous obligeons. Cette idée, nous pouvons la trouver chez Kant dans son troisième principe de la volonté comprise comme « la volonté de tout être raisonnable conçue comme volonté instituant une législation universelle11 »; tout être

raisonnable constituant une fin en soi, c’est la subjectivité qui justifie cette volonté. Canguilhem, pour sa part, affirme que « puisque la vie est invention de normes, le vivant humain peut chercher à être sujet des normes que la vie invente en lui12. » Si à l’instar de

Canguilhem, Foucault s’inscrit effectivement dans ce programme où vie, norme et sujet forment une interrelation hiérarchique, il s’y inscrit d’une toute autre manière : Foucault récuse toute antériorité de la vie sur la norme : « la vie n’existe que qualifiée par les normes qui la définissent13». En effet, contrairement à la tentative d’universalisation de la norme

vitale – c’est-à-dire la norme issues des phénomènes biologiques – pour expliquer les phénomènes sociaux mise de l’avant par Canguilhem, c’est la norme « sociale » qui investit la sphère de la vie chez Foucault14. C’est dire que non seulement la norme la précède, mais

elle est un instrument pour la fabrication du sujet. Le « sujet » étant effectivement entendu comme « une certaine production du travail des normes sur des régimes de vie particuliers15» et non pas selon sa signification habituelle, c’est-à-dire, comme « instance

fondatrice à partir de laquelle un savoir peut être ordonné16 ».

Foucault parle de « trois modes d’objectivation qui transforment les êtres humains en sujets17 ». Le premier mode s’élabore autour des savoirs, qui, par l’investigation

« scientifique », objectivisent le sujet parlant, le sujet travaillant, le sujet vivant par la

11 E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Le Livre de Poche, Librairie Générale Française,

1993, p.108.

12 Guillaume Le Blanc, La pensée Foucault, Ellipses Édition Marketing S.A.,2006, p.9. 13 Ibid.

14 Nous y reviendrons dans le prochain chapitre. 15 Ibid., p.11.

16 Ibid.

17 M. Foucault, Dits et écrits IV 1980-1988 - Le sujet et le pouvoir, Gallimard, Seuil, coll. nrf, Paris,

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11 linguistique, l’économie et la biologie, par exemple. La pédagogie, notamment, « comme système des normes de formation s’articulait directement sur la théorie de la représentation et de l’enchaînement des idées18». Deux axes complémentaires s’articulent autour des

savoirs soit le visible et l’énonçable. Le visible, c’est l’objet du regard du médecin dans

Naissance de la clinique « qui a un pouvoir de décision et d’intervention », « qui peut et

doit saisir les couleurs, les variations, les infimes anomalies », qui reconnaît le déviant, qui permet de « dessiner les chances et les risques », qui est calculateur19. C’est le regard qui

compare à la norme. Nous reviendrons sur cette visibilité dans le deuxième chapitre. Le visible est aussi l’objet du regard qui surveille, « qui doit voir sans être vu20», le regard du

Panopticon21 de Bentham dans lequel « le point central est source de lumière éclairant

toute choses, et lieu de convergence pour tout ce qui doit être su22». C’est le regard qui

distribue le corps dans les différentes normalités.

Le « il y a du langage » est la condition de l’énoncé mais aussi de la formation des discours. Or, Legrand relève, à ce propos, trois systèmes de dépendances dans l’ordre des discours :

Ces dépendances peuvent être intradiscursives (entre la dérivation et la désignation par exemple dans la grammaire générale) ou interdiscursives (entre l’économie, la biologie et la linguistique). Mais il existe également, formant dès le départ partie intégrante de l’analyse foucaldienne, le système des dépendances extradiscursives : ainsi, dans la Naissance de la clinique, la relation d’implication entre les transformations du savoir médical et les changements économiques, politiques, et sociaux23.

Le deuxième mode s’élabore à travers les pouvoirs que Foucault nomme les « pratiques divisantes ». « Le sujet est soit divisé à l’intérieur de lui-même, soit divisé des autres. Ce processus fait de lui un objet. Le partage entre le fou et l’homme sain d’esprit, le malade et l’individu en bonne santé, le criminel et le gentil garçon illustre cette

18 M. Foucault, Naissance de la clinique, PUF, coll. Quadrige Grands textes, Paris, 2009, p.63. 19 Ibid., p.89.

20 M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, coll. Tel, France, 2008, p.201. 21 Le Panopticon est l’idée d’une prison en forme de cercle dans laquelle le point central aurait vue à

l’intérieur de chacune des cellules des prisonniers distribuées en périphérie. La lumière jaillissant de ce point permet au surveillant de scruter le prisonnier qui, en retour, est aveuglé par la lumière et, par ce fait, ne peut voir l’observateur de sorte qu’il ne sache jamais lorsqu’il est surveillé.

22 Ibid. p.204.

(22)

12

tendance24. » C’est le panoptisme qui est le symbole de ce pouvoir qui se traduit par un

partage binaire mais aussi, comme le mentionne Foucault, par un marquage destiné à sa reconnaissance :

Le partage constant du normal et de l’anormal, auquel tout individu est soumis, reconduit jusqu’à nous et en les appliquant à de tout autres objets, le marquage binaire et l’exil du lépreux; l’existence de tout un ensemble de techniques et d’institutions qui se donnent pour tâche de mesurer, de contrôler, et de corriger les anormaux, fait fonctionner les dispositifs disciplinaires qu’appelait la peur de la peste25.

La peur de la peste, de la ville pestiférée, de l’espace d’exclusion qu’elle représente crée la justification mais surtout l’acceptation du contrôle rapproché des individus. Néanmoins, le pouvoir chez Foucault n’est pas strictement négatif et ne doit pas se comprendre en des termes de « répression », d’ « exclusion », de « censure ». Le véritable pouvoir produit : « Il produit du réel; il produit des domaines d’objets et des rituels de vérité26. »

Or, si nous pouvons présupposer une réciprocité des relations de savoir et des rapports de pouvoir, métaphysiquement, l’horizontalité est difficile à soutenir. En ce sens, dans l’ouvrage Foucault, Gilles Deleuze (1925-1995), émet la thèse selon laquelle il y a primauté des pouvoirs sur les savoirs en ce que ces derniers :

[…] n’auraient rien à intégrer s’il n’y avait les rapports différentiels de pouvoir. […] s’il y a primat, c’est parce que les deux formes hétérogènes du savoir se constituent par intégration, et entrent dans un rapport indirect, par-dessus leur interstice ou leur « non-rapport », dans des conditions qui n’appartiennent qu’aux forces. Aussi, le rapport indirect entre les deux formes du savoir n’implique-t-il aucune forme commune, ni même une correspondance, mais seulement l’élément informel des forces qui les baigne toutes deux27.

Le troisième mode décrit par Foucault s’inscrit dans la voie de l’éthique qui considère les « modalités de subjectivation en fonction desquelles les individus orientent leur vie28»,

autrement dit, la manière dont un être humain s’affirme en tant que sujet. Ces trois voies

24 M. Foucault, Dits et écrits IV 1980-1988 - Le sujet et le pouvoir, …op.cit., p.223. 25 M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, …op.cit., p.233.

26 Ibid. p.227.

27 G. Deleuze, Foucault, Éditions de minuit, coll. Reprise, Paris, 2004, p.88. 28 G. Le Blanc, La pensée Foucault, …Op.cit., p.11.

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13 constituant le centre dur du travail de l’auteur sont indissociables l’une de l’autre dans la réalité – seule la philosophie peut les distinguer –, particulièrement dans le cas de la dialectique savoir-pouvoir :

Elles se chevauchent au point que les modes de production du sujet peuvent être analysés selon la logique duale, mais non duelle des différentes formes d’assujettissement et de subjectivation qui résultent des relations de pouvoir-savoir, en tant qu’elles mettent en jeu des dispositifs de normes particuliers29.

C’est la normativité qui, pour Legrand, est le concept foucaldien permettant de rendre compte de cette intériorité réciproque entre la subjectivation et l’objectivation comme puissance de production des normes30. Dans une critique qu’elle adresse à Foucault, Judith

Butler souligne bien le paradoxe dans le terme d’ « assujettissement » en ce sens que : « il dénote à la fois le devenir du sujet et le processus de la sujétion – l’on n’habite la figure de l’autonomie qu’en se soumettant à un pouvoir, qu’à la condition d’une sujétion qui implique une dépendance radicale31.» Dans l’exemple paradigmatique du prisonnier, l’idéal

normatif investi dans son corps par la prison forme l’individualité de ce dernier, forme, autrement dit, ce que Foucault appelle l’ « âme » dont nous avons parlé précédemment. Le prisonnier « devient le principe de son propre assujettissement», « l’âme, prison du corps »32. Il s’agit là d’une inversion de l’expression classique issue de Platon, « Le corps,

prison de l’âme ». En ce sens, notre corps est le siège des besoins, des désirs, des maladies, des passions, etc. et tant que l’âme restera en son sein, il la corrompra, l’empêchera d’accéder à la vérité et à la sagesse33. Chez Foucault, la prison – comme la société

d’ailleurs –, en tant que lieu de conditionnement et de dressage, de disciplines et de pouvoir vise d’abord et avant tout l’âme comprise comme l’individualité ou, dans le cas du prisonnier, comme le siège de la délinquance qu’il faut réformer afin qu’il devienne la volonté de l’assujettissement du corps.

29 Ibid.

30 S. Legrand, Les normes chez Foucault, …op.cit., p. 16.

31 J. Butler, La vie psychique du pouvoir : L’assujettissement en théorie, trad. de l’américain par Brice

Matthieussent, Éditions Léo Scheer, coll. Non & Non, France, 2003, p. 135.

32 Ibid. p.138. cite Foucault S&P.

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Or, la fabrication du sujet chez Foucault passe par différents modes inclus dans la sphère plus grande de la théorie des normes. Les technologies disciplinaires, comme procédés normateurs visant à dresser, à examiner et à surveiller afin d’assujettir les individus dans une visée docilité-utilité en sont une. Les procédés psychiatriques répartissant, par le pouvoir et le savoir qui leur sont admis, les sujets de la discipline dans les catégories du normal et du pathologique en sont une autre forme34. Le pouvoir que ces

pratiques peuvent conférer à la norme est extrêmement important puisqu’elle acquiert la capacité d’identifier ce qui va à l’encontre de ce qui fonde et alimente nos sociétés occidentales, ou même qui n’y contribue tout simplement pas, comme étant anormal et devant être exclu.

C’est parce que le procès de subjectivation (la formation du sujet comme matrice virtuelle d’actions) est immanent au procès d’objectivation (c’est-à-dire de codage et de manipulation des individus selon certaines modalités déterminées), que les normes peuvent effectivement orienter et conditionner la relation de pouvoir, à la fois du point de vue des modalités de l’action agissant sur l’action et du point de vue de celles de l’action sur laquelle il est agi35.

Puisqu’elles sont instruites en nous puis admises par nous, puisque c’est nous qui leur octroyons leur pouvoir, il y a donc, en quelque sorte, un consentement subjectif à l’assujettissement. Mais pourquoi y consentons-nous?

Les normes se retrouvent à l’intérieur d’un ensemble plus grand, les stratégies de pouvoir, notamment par rapport à la fabrication du sujet dont nous venons de parler. L’une des activités de ces stratégies est aussi précisément d’amener le corps à s’assujettir « par une activité matérielle sur lui-même36». Si les normes sont garantes de l’ordre social et

qu’elles sont antérieures à la « vie », l’assujettissement peut faire partie, en quelque sorte, d’un contrat social. Les stratégies de pouvoirs impliquent donc également un système de dépendances tissé très serré entre les discours des différentes institutions (scientifique, politique, économique), les individus (ou même les populations) et les normes en tant que structures englobantes. L’assujettissement consenti passe, encore une fois, par un jeu des savoirs et des pouvoirs qui se co-déterminent entre eux.

34 G. Le Blanc, La pensée Foucault, …op.cit., p.10. 35 S. Legrand, Les normes chez Foucault, …op. cit., p.155. 36 Ibid. p.154.

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15 Pour pousser plus loin, nous entrons dans une conception plus négative de la norme en tant que force d’exclusion. En effet, l’exclusion des anormaux, qui résulte d’une incapacité à être normalisé ou encore d’une catégorisation dans la sphère du « pathologique », est loin d’être un fait anodin. L’importance des anormaux réside dans le fait qu’ils représentent formellement ce que nous ne devons pas être. Ils mettent en relief les sentiers qui mènent à la marginalisation. La prison qui se voulait un lieu de réformation de l’individu délinquant a échoué selon Foucault :

La prison en échouant, apparemment, ne manque pas son but; elle l’atteint au contraire dans la mesure où elle suscite au milieu des autres une forme particulière d’illégalisme, qu’elle permet de mettre à part […]. Elle contribue à mettre en place un illégalisme voyant, marqué, irréductible à un certain niveau et secrètement utile, - rétif et docile à la fois37.

Il n’en demeure donc pas moins que dans l’économie des pouvoirs normalisateurs, ce fut tout de même une réussite en ce que ce lieu est un symbole exemplaire de cette marginalisation. Une exemplarité plus subtile que les peines publiques, mais d’autant plus forte en ce qu’elle fait appel à l’imagination; la peur de la peste comme nous le soulignions plus tôt. C’est aussi par cette peur que la population acceptera de se soumettre à des pouvoirs plus larges, des pouvoirs de surveillance et de mesures globales, les pouvoirs régulateurs.

Cette compréhension de l’analogie de la prison est importante et montre bien ici le passage entre le pouvoir disciplinaire et le pouvoir régulateur. Ainsi, le statut de l’anormal doit être hautement péjoratif pour que ses effets soient grandement positifs. En outre, le manquement à la norme, qu’il soit volontaire ou non, fera balancer l’individu dans la catégorie de l’anormal. Ce qui implique que le seul fait de vouloir résister à une norme contribue paradoxalement à réaffirmer son efficacité : « La révolte va subvenir seulement chez des séries d’individus, mais cela prouvera qu’ils n’appartiennent pas vraiment à la population38.» Or, lorsqu’une population accepte l’intégration d’une nouvelle norme, ce

qu’elle fait généralement de façon tacite, elle accepte par le fait même l’installation d’un

37 M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, …op.cit., p.322-323.

38 Foucault M., Sécurité, territoire et population, Cours au Collège de France 1977-1978, …op.cit.,

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pouvoir répressif qui s’opposera non seulement à l’anormal, mais également à une multitude de nouveaux « anormaux ». Pourtant, l’homme tend continuellement à vouloir abolir les causes de l’anormalité : enrayer la criminalité, soustraire la folie d’un individu, annihiler les anomalies génétiques et bien d’autres encore. Néanmoins, vouloir éradiquer l’anormal, c’est, par le fait même, vouloir éradiquer la norme puisque cette dernière n’existe qu’en référence à l’anormal.

Or, « jamais la psychologie ne pourra dire sur la folie la vérité, puisque c’est la folie qui détient la vérité de la psychologie […]. Poussée jusqu’à sa racine, la psychologie de la folie, ce serait non pas la maîtrise de la maladie mentale et par là la possibilité de sa disparition, mais la destruction de la psychologie elle-même, et la remise à jour de ce rapport essentiel, non-psychologique parce que non moralisable, qui est le rapport de la raison à la déraison39

Autrement dit, si la psychologie veut guérir au sens d’éliminer la maladie mentale, son but ultime et idéal serait d’en arriver à ne plus avoir besoin de la psychologie et donc à sa propre destruction. Ainsi, le but de la norme ne serait-il pas le même, soit la recherche de sa propre abolition?

2. Les anormaux

Dans cette deuxième partie, nous présenterons la figure de l’anormal chez Foucault en tant que co-construction du savoir – compris ici comme l’expertise médico-légale – et du pouvoir – compris comme les « pratiques divisantes ». Ces dernières, par le biais de stratégies de pouvoir dissimulées sous le couvert de normes sociales, forgent, pointent et objectivisent ceux qu’on appelle les anormaux.

« L’histoire des anormaux commence […] au pays des ogres40

Entre l’alcibiadisme, l’erostratisme, le bovarysme et le donjuanisme, l’histoire des anormaux de Foucault s’écrit tel un récit d’horreurs comiques fondé sur un jeu de rôles. Ce

39 B. Andrieu, « La fin de la biopolitique chez Michel Foucault : », …op.cit.

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17 dernier met en scène des aberrations monstrueuses, des incorrigibles, des déviants sexuels, incarnés par les anormaux sur un théâtre où un faux décor juridico-médical s’élabore en arrière plan. La critique de la pièce, autrefois réservée au souverain, laisse désormais place à l’expert capable de discours non moins comiques, empreints d’une multitude de bonnes intentions, qui ont le pouvoir de « faire vivre et de rejeter dans la mort»; « et les discours de vérité qui font rire et qui ont le pouvoir institutionnel de tuer, ce sont après tout, des discours qui méritent un peu d’attention41. »

Ces discours sont ceux de l’ « expertise médico-légale », dans une alliance naissante entre le savoir et le juridique, le savant et le juge:

[…] il se trouve que, au point où viennent se rencontrer l’institution destinée à régler la justice, d’une part, et les institutions qualifiées pour énoncer la vérité, de l’autre, […] où viennent se croiser l’institution judiciaire et le savoir médical ou scientifique en général, en ce point se trouvent formulés des énoncés qui ont le statut de discours vrais, qui détiennent des effets judiciaires considérables, et qui ont pourtant la curieuse propriété d’être étrangers à toutes les règles, même les plus élémentaires, de formation d’un discours scientifique; d’être étrangers aussi aux règles du droit et d’être […]42.

Il y a, à la base de cette nouvelle union du médical et du légal, une question toute simple mais étrangère au vocabulaire tant juridique que médical selon Foucault : L’individu est-t-il dangereux43? C’est à la jonction entre le médical et le judiciaire, à la jonction

seulement en tant qu’il n’est homogène ni à l’un, ni à l’autre, que naît l’expertise médico-légale44. C’est, en d’autres mots, une nouvelle psychiatrie qui se forge en réponse au crime

sans motif, comme garante de l’ordre social contre l’ « individu dangereux ». Une expertise permettant « de passer de l’acte à la conduite, du délit à la manière d’être, et de faire apparaître la manière d’être comme n’étant pas autre chose que le délit lui-même»; une loi ne pouvant empêcher, par exemple, « d’être déséquilibré affectivement», c’est tout un nouveau système de « condamnation » qui s’implante45. Autrement dit, la psychiatrie

permet dorénavant d’aller là où la loi ne va pas. Or, dans la mesure où ces conduites, sont liées à un état et ne peuvent être circonscrites par la loi qui juge l’action, qu’est-ce qu’elles

41 Ibid. p.7. 42 Ibid. p.11.

43 G. le Blanc, La pensée Foucault, …op.cit., p.101.

44 Michel Foucault, Les anormaux, Cours au Collège de France (1974-1975), …op.cit., p.38. 45 Ibid. p.16.

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enfreignent exactement? « Ce contre quoi elles apparaissent» ou, plus concrètement, contre des normes comprises, par exemple, comme « un niveau de développement optimum », comme « un critère de réalité », comme « des qualifications morales », comme « des règles éthiques » 46. Néanmoins, ces normes n’étant que prescriptives et non pas «obligatoires »,

l’avis expert devient la seule façon de les inclure en tant que discours vrais détenteurs d’une valeur sûre.

Pour résumer, il apparaît à travers ces pratiques d’expertise, trois types de dédoublements qu’elles tiennent pour fonctions :

Le premier recouvre le délit par la criminalité, d’autant plus redoutable en ce sens qu’elle intègre non pas seulement l’acte mais cherche la cause dans la biographie complète de son auteur. Or, l’explication que l’expertise peut apporter stigmatise le corps devenu pathologiquement dangereux. Le deuxième implique une qualification de la « manière d’être », qui se manifeste au XVIIIe siècle par la nouvelle figure du « délinquant ». Le délinquant est la figure autour de laquelle l’appareil pénitentiaire et plus largement les technologies disciplinaires se déploient. C’est celui qu’il faut rééduquer, reconfigurer, qu’il faut normaliser, celui qui deviendra, après être recouvert par la criminalité, l’ « individu dangereux » :

À mesure que la biographie du criminel double dans la pratique pénale l’analyse des circonstances, lorsqu’il s’agit de jauger le crime, on voit le discours pénal et le discours psychiatrique entremêler leurs frontières; et là, en leur point de jonction, se forge cette notion de l’individu dangereux qui permet d’établir un réseau de causalité à l’échelle d’une biographie entière et de poser un verdict de punition-correction47.

Or, non seulement on lui octroie le statut de criminel mais on le distribue dans l’éventail qui va du volontaire à l’involontaire à travers duquel les notions de pulsions, d’instinct, de tendances entrent en jeu. Le troisième dédoublement concerne le « médecin qui sera en même temps un médecin-juge» et qui prend, par ce fait, précisément la place du

46 Ibid.

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19 juge48. En effet, l’activité de juger se propage par le pouvoir normalisateur qui se met en

place dans la société, les juges de normalité y étant partout présents : « nous sommes dans la société du professeur-juge, du médecin-juge, de l’éducateur-juge, du travailleur social-juge; tous font régner l’universalité du normatif »49.

Une deuxième question importante qui peut être liée à l’avènement de l’expertise psychiatrico-pénale est celle qui cherche à savoir si l’individu tenu pour dangereux est curable ou réadaptable50. Or, le problème de l’assignation de la responsabilité se

transforme, pour Foucault, en un tout autre problème qui « porte sur un élément corrélatif d’une technique qui consiste à mettre à part les individus dangereux, à prendre en charge ceux qui sont accessibles à une sanction pénale, pour les curer ou les réadapter51.» Ainsi,

aux techniques de discipline pénale viennent s’ajouter, dans un tout autre ordre, les techniques de normalisation qui prendront en charge les individus intrinsèquement « dangereux »; l’expertise psychiatrique, entre autres expertises, étant à la base de cette transformation. Cet individu dit « dangereux » n’est nul autre que l’« anormal » de Foucault, « en tant qu’il est rapporté à un traitement et est ainsi un objet du pouvoir de normalisation »52.

L’objet de la nouvelle psychiatrie sera donc les anormaux : « Entre la description des normes et règles sociales et l’analyse médicale des anomalies, la psychiatrie sera essentiellement la science et la technique des anormaux, des individus anormaux, et des conduites anormales53

Car en effet, la nouvelle psychiatrie permet deux usages de la norme : un usage descriptif ou la norme entendue « comme règle de conduite, comme loi informelle, comme principe de conformité; norme à laquelle s’opposent l’irrégularité, le désordre, la bizarrerie, l’excentricité, la dénivellation, l’écart. »; mais aussi un usage essentiellement prescriptif ou

48 M. Foucault, Les anormaux, Cours au Collège de France (1974-1975), op,cit., p.20. 49 M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, op,cit.,, p.356.

50 M. Foucault, Les anormaux, Cours au Collège de France (1974-1975), op,cit., p.24. 51 Ibid.

52 G. le Blanc, La pensée Foucault, op,cit., p.105.

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« la norme comme régularité fonctionnelle, comme principe de fonctionnement adapté et ajusté; le normal auquel s’oppose le pathologique, le morbide, le désorganisé, le dysfonctionnement»54. À partir de cette conception théorique de l’usage de la norme, la

psychiatrie savante s’actualise concrètement, selon LeBlanc, dans l’identification de la nature du dangereux et dans l’élaboration d’une forme de correction appropriée. Le pouvoir de la psychiatrie se dévoile, pour sa part, dans sa capacité de mettre en branle ou non le processus de correction, mais aussi et surtout d’anticiper les dangers possibles en identifiant les individus potentiellement dangereux et en établissant un système de surveillance à leur égard55.

Pour mieux saisir le cadre de référence de l’anormal du XIXe siècle, trois figures, complémentaires entre elles, tiennent un rôle important dans la généalogie de l’anomalie : Le monstre humain(1), l’individu à corriger(2) et l’enfant masturbateur(3).

1) Le monstre est la figure extrême, une sorte d’idéalité qui va contre toutes lois, naturelles et sociétales, dans un « champ d’apparition juridico-biologique56 ». Idéalité en ce

sens qu’il est pratiquement inexistant, qu’il est en quelque sorte l’exception qui confirme tout le reste, celui en qui toutes les irrégularités se trouvent. Il est l’être qui, d’un côté, se substitue à l’ordre juridique en tant qu’il incarne la figure du « hors la loi » et, de l’autre, se substitue de l’ordre naturel en ce qu’il est, en soi, une aberration de la nature. Idéalité, aussi, au sens que tout criminel est, en puissance, un monstre humain : on ne peut savoir d’où la monstruosité surgira.

Pour Foucault, il est un « principe d’intelligibilité tautologique » du fait que « c’est précisément la propriété du monstre de s’affirmer comme monstre, d’expliquer en lui-même toutes les déviations qui peuvent dériver de lui […] principe d’explication qui ne renvoie qu’à lui-même, qu’on va trouver tout au fond des analyses de l’anomalie57.» Il ne

s’explique que par lui-même parce qu’il est précisément, comme aberration, inintelligible.

54 G. le Blanc, La pensée Foucault, op,cit., p.96. Reprend les termes de Foucault dans Les anormaux,

p.150.

55 Ibid. p. 106.

56 M. Foucault, Les anormaux, Cours au Collège de France (1974-1975), …op,cit., p. 51. 57 Ibid., p.52.

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21 L’anormal du XIXe siècle est un monstre « banalisé », de ceux qui font partie de notre quotidien. Dans le passage du monstre à l’anormal, la notion première est la notion d’instinct, en tant que principe de naturalisation des comportements et « comme grand

vecteur du problème de l’anomalie, ou encore l’opérateur par lequel la monstruosité criminelle et la simple folie pathologique vont trouver leur principe de coordination58».

Dans l’expertise psychiatrico-pénale, l’instinct vient embrasser et réduire, pour Foucault, les scandales des crimes sans intérêt. Plus précisément, la psychiatrie est encadrée par deux technologies : l’eugénique et la psychanalyse.

D’une part, la technologie eugénique avec le problème de l’hérédité, de la purification de la race et de la correct du système instinctif des hommes par une épuration de la race. D’un autre côté, vous avez eu, en face de l’eugénique, l’autre grande technologie de correction et de normalisation de l’économie des instincts, qui est la psychanalyse59.

2) L’individu à corriger apparaît à l’âge classique d’abord dans l’économie de la famille puis dans l’environnement immédiat. La particularité de l’individu à corriger c’est sa forte prévalence due à la modération de son existence « illégal ». Il est, en quelque sorte, l’individu normalement anormal. Et de cette pseudo-normalité qui le tient seulement en marge de la norme, il est reconnaissable, il sera investi par tout un système de correction familial ou social, mais il ne sera pas le sujet d’une prise en charge ni pénale, ni médicale. Par ce fait, il devient à proprement parler l’individu à corriger incorrigible. À l’instar de ce dernier, l’anormal du XIXe siècle est lui aussi un incorrigible que l’on tentera de corriger60.

3) Au XVIII siècle, le « masturbateur » apparaît également à l’intérieur de la famille, mais dans la famille en tant que lieu clos et en tant qu’instance de surveillance immédiate – parents, fratrie, médecin61. Contrairement au monstre, sa caractéristique est son

universalité, mais une universalité méconnue. « La masturbation est le secret universel, le secret partagé par tout le monde, mais que personne ne communique à aucun autre62

58 Ibid., p.122.

59 Nous reviendrons sur cette notion d’ « hérédité » un peu plus loin. 60 Ibid., p. 54.

61 Ibid.

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L’ « enfant masturbateur », pour sa part, est une figure qui apparaît un peu plus tard, au XIXe siècle et qui est fort importante dans l’économie globale du travail de Foucault. Il y a, dans le corps de l’enfant, cette idée qu’il n’a pas encore pris sa forme définitive et qu’il est encore facilement modelable. Il y a une certaine forme de dangerosité latente dans l’enfant qu’il faut prévenir et corriger à la source et ce avant même qu’elle ne s’exprime.

Dans une vision à long terme, la prise en charge du corps de l’enfant par la discipline, notamment à travers l’éducation, pour assurer un développement normalisé, est un point important dans l’intérêt politique et économique de l’État. D’abord, l’État demande aux parents d’empêcher la mort des enfants d’une part, et de les surveiller, les dresser, d’autre part, afin qu’ils puissent être utiles à l’État63, pour augmenter sa productivité et, par le fait

même, son pouvoir. En ce sens, c’est aussi à cette époque que débute l’éducation contrôlée par l’État, souligne Foucault. En outre, l’enfant masturbateur devient la porte d’entrée du contrôle social à l’intérieur de la cellule familiale, l’enfant étant l’élément nucléaire de cette dernière64. La masturbation infantile s’inscrit aussi dorénavant sur le registre de la maladie

et non plus de l’immoralité65 et, en ce sens, c’est à cette époque que l’Église requière de la

médecine qu’elle devienne « un contrôle hygiénique et à prétention scientifique de la sexualité66».

La « physiologie morale de la chair67» supervisée par l’Église se redistribue dans

une anatomie politique du corps : « il y a tout un déplacement, toute une redistribution des investissements médicaux et religieux du corps, toute une espèce de translation de la chair68». Ainsi, la masturbation devenue maladie, on opère le corps par castration, par

excision mais, selon Léopold Deslandes (1796-1850), grand théoricien de la masturbation, «une telle détermination, loin de blesser le sens moral, est conforme à ses exigences les

63 Ibid., p.241. 64 Ibid., p.234. 65 Ibid. 66 Ibid., p.207. 67 Ibid., p.180. 68 Ibid., p.210.

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23 plus sévères. […] on sacrifie l’accessoire pour le principal, la partie pour le tout69».

L’expertise médicale prend donc en charge l’enfant et ses pathologies tout en octroyant à la famille la fonction première de la surveillance rapprochée :

C’est cette famille, à laquelle on a donnée tout pouvoir immédiat et sans intermédiaire sur le corps de l’enfant, mais que l’on contrôle de l’extérieur par le savoir et la technique médicaux, qui fait apparaître, qui va pouvoir faire apparaître maintenant, à partir des premières décennies du XIXe siècle, le normal et l’anormal dans l’ordre du sexuel. C’est la famille qui va être le principe de détermination, de discrimination de la sexualité, et le principe également de redressement de l’anormal70.

Se trouve également, dans le corps de l’enfant comme réalisation du corps familial, l’arbre des hérédités. La notion d’hérédité est perverse en ce sens qu’elle renvoie à une fatalité : ce qui est par l’hérédité et donc, qui ne peut être autrement. L’hérédité introduit ici un déterminisme biologique qui marquera l’être naturellement anormal, en quelque sorte. Ce qui nous amène à la notion d’ « état » non comme maladie en soit, mais comme « socle anormal à partir duquel les maladies deviennent possibles »71. Foucault rapporte que cette

notion a été introduite vers les années 1860-1870 par Falret. Elle se distingue de la « prédisposition » en ceci qu’elle ne peut être portée par un individu normal alors qu’on peut être normal et prédisposé à une maladie; « l’état est un véritable discriminant radical72» :

L’état consiste essentiellement en une sorte de déficit général des instances de coordination de l’individu. Perturbation générale dans le jeu des excitations et des inhibitions; libération discontinue et imprévisible de ce qui devrait être inhibé, intégré et contrôlé; absence d’unité dynamique – c’est tout cela qui caractérise l’état73.

L’introduction de cette notion a eu deux avantages marqués selon Foucault, soit, premièrement, celui de pouvoir mettre sur le même fond des éléments qui n’ont aucun rapport ensemble, notion qui : « est à la fois en référence à la non-santé, mais qui peut accueillir dans son champ n’importe quelle conduite à partir du moment où elle est physiologiquement, psychologiquement sociologiquement, moralement, et même 69 Ibid., p.238. 70 Ibid., p.239. 71 Ibid. p. 294. 72 Ibid. 73 Ibid. p.295.

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juridiquement, déviante74. » Deuxièmement, cette notion permet de retrouver un modèle

physiologique en tant que « structure ou ensemble structural caractéristique d’un individu75».

Cela étant dit, « ce corps qui est en arrière du corps anormal, c’est le corps des parents, des ancêtres, de la famille, de l’hérédité76». Or, l’ « hérédité » comme tel est un

principe pourtant limité et qui se déroule dans un temps donné. Autrement dit, il est la pointe de l’iceberg, il ne parvient pas à rendre compte, encore, de l’étendue de se qu’il soulève. En effet, par l’inscription de l’hérédité dans la dynamique intergénérationnelle nous aboutissons à une notion beaucoup plus large, beaucoup plus forte qu’est celle de la dégénérescence; cette notion formulée par Morel en 1857 est amenée par Foucault en tant que « pièce théorique majeure de la médicalisation de l’anormal 77».

Le dégénéré, parce qu’il est porteur de danger, parce qu’il est inaccessible à la peine, parce qu’il est incurable78 est, à proprement parler, précisément cet individu anormal.

[…]du moment que la psychiatrie a acquis la possibilité de référer n’importe quelle déviance, écart, retard, à un état de dégénérescence, vous voyez qu’elle a désormais une possibilité d’ingérence infinie sur les comportements humains. Mais, en se donnant le pouvoir de passer au-dessus de la maladie, en se donnant le pouvoir de faire l’impasse sur le maladif ou sur le pathologique, et de mettre en rapport directement la déviation des conduites avec un état qui est à la fois héréditaire et définitif, la psychiatrie se donne le pouvoir de ne plus chercher à guérir. […] [Elle] peut proposer de fonctionner simplement comme protection de la société contre les dangers définitifs dont elle peut être la victime de la part des gens qui sont dans un état anormal. […] la psychiatrie va pouvoir se donner effectivement une fonction qui sera simplement une fonction de protection et d’ordre. Elle se donne un rôle de défense sociale généralisée et, par la notion d’hérédité, elle se donne en même temps un droit d’ingérence dans la sexualité familiale. Elle devient la science de la protection scientifique de la société, elle devient la science de la protection biologique de l’espèce. (apogée à la fin du XIXe siècle) 79.

C’est à partir de cette protection biologique de la société qu’un racisme nouveau genre va s’insurger contre le dégénéré, contre l’anormal. Nous y reviendrons dans la 74 Ibid. 75 Ibid. 76 Ibid., p.296. 77 Ibid., p.297. 78 Ibid., p.300. 79 Ibid., pp.298-299.

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25 prochaine partie. Nous reviendrons sur ce « néo-racisme80 » dans la prochaine partie de ce

chapitre.

Ainsi, les « pratiques divisantes » par le biais de stratégies de pouvoir dissimulées sous le couvert de normes sociales forgent, pointent et objectivisent ceux qu’on appelle les anormaux :

La grande famille indéfinie et confuse des anormaux a été formée en corrélation avec tout un ensemble d’institutions de contrôle, toute une série de mécanismes de surveillance et de distribution; et lorsqu’elle aura été presque entièrement recouverte par la catégorie de la dégénérescence, elle donnera lieu à des élaborations théoriques dérisoires, mais à des effets durement réels81.

Or, si les anormaux sont d’abord des incorrigibles, pourquoi tant d’énergie déployée? Les anormaux ont cette possibilité de se transformer en un pouvoir utile, un pouvoir positif : le pouvoir de normalisation. Et du pouvoir de normalisation, « qu’il prenne jamais appui sur une seule institution, mais par le jeu qu’il est arrivé à établir entre différentes institutions, à étendre sa souveraineté dans notre société82.» Ainsi, c’est sur ce socle que

constituent les anormaux que vient se fonder la société de normalisation.

3. Le biopouvoir

« Le droit de mort et pouvoir sur la vie »

Le « biopouvoir » est un néologisme foucaldien et un concept distinctif de l’auteur. Il réfère, évidemment, aux différents pouvoirs qui s’exercent à même la vie (bios). Plusieurs notions relatives au biopouvoir ont déjà été abordées dans les parties précédentes et pour cause, il s’agit de la juxtaposition effective des jeux du savoir et du pouvoir. C’est, autrement dit, la thèse englobante de Foucault qui exprime à la fois le point culminant de

80 Ibid., p. 299. 81 Ibid., p.307.

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26

ses différentes archéologies, mais aussi qui inscrit la norme comme « principe par excellence de l’ensemencement des pouvoirs ». Il s’agit, plus précisément de l’ « entrée des phénomènes propres à la vie de l’espèce humaine dans l’ordre du savoir et du pouvoir –, dans le champ des techniques politiques83 ». Malgré que cette division ne soit pas toujours

claire et précise dans l’œuvre de Foucault, il est possible de distinguer deux sous-ensembles qui forment le biopouvoir : l’anatomo-politique et la biopolitique.

Avant toute chose, il est important de resituer la norme par rapport à cette division car nous croyons ce lien important pour la compréhension de la pensée de Foucault et de quelques éléments que nous avons présentés précédemment. La norme, dans le cas de l’anatomo-politique représentée par le pouvoir « disciplinaire », est première et unique. En effet, ce pouvoir s’élabore d’abord en fonction d’une règle à laquelle le corps doit correspondre; il s’agit de la normation sous une forme de pouvoir autoritaire. Le dressage, par exemple, s’effectue à partir de la norme et la distinction entre le normal et l’anormal en découle. C’est effectivement à travers des procédures disciplinaires qu’apparaît le pouvoir de la « Norme » selon laquelle « le Normal s’établit comme principe de coercition84» dans

l’enseignement, dans le corps médical, dans les pratiques industrielles, etc. Au contraire, dans le cas de la biopolitique ou du pouvoir « régulateur », c’est la division entre le normal et l’anormal qui est premier, et la norme qui en découle.

Il s’agit, dans ce cas, d’une gestion différentielle de ce pouvoir. Ce qu’il faut contrôler, c’est ce qui arrive, c’est l’action de l’individu et non son corps. Or, l’action n’est pas simplement reliée au sujet mais s’actualise également dans un milieu donné :

La sécurité va essayer d’aménager un milieu en fonction d’événements ou des séries d’événements ou d’éléments possibles, série qu’il va falloir régulariser dans un cadre multivalent et transformable. L’espace propre à la sécurité renvoie à une série d’événements possibles, il renvoie au temporel et à l’aléatoire, un temporel et un aléatoire qu’il va falloir inscrire dans un espace donné. L’espace dans lequel se déroulent des sériés d’éléments aléatoires. (STP)

83 M. Foucault, Histoire de la sexualité I : La volonté de savoir, Gallimard, coll. Tel, France, 1976, p.

186.

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27 Or, s’il est vrai que le pouvoir de normalisation homogénéise les corps, « il individualise [également] en permettant de mesurer les écarts, de déterminer les niveaux, de fixer les spécialités et de rendre les différences utiles en les ajustant les unes aux autres85. »

3.1 L’anatomo-politique

L’anatomo-politique se comprend comme le fait d’ « imposer une tâche ou une conduite quelconque à une multiplicité d’individus quelconque, sous la seule condition que la multiplicité soit peu nombreuse, et l’espace limité, peu étendu86.» C’est aussi le pouvoir

disciplinaire qui permet de rendre compte des technologies politiques du corps.

Foucault développe, comme nous l’avons vu plus tôt, la notion de discipline à travers l’histoire du pouvoir de punir. À la fin du XVIIIe siècle, apparaît une forme particulière de ce pouvoir qui prendra la place du pouvoir souverain – soit le pouvoir de faire mourir et de laisser vivre. Il s’agit du pouvoir disciplinaire qui trouve son ancrage, tel que l’aménage Foucault, dans le projet carcéral en ce qu’il est le lieu par excellence et le plus complet de son affirmation, mais qui ne s’y restreint pas puisqu’il s’est, à ce jour, suffisamment répandu pour devenir une des technologies les plus importantes de la société – du moins de la société occidentale87. Ce n’est pas par une méthode unique que l’on

disciplinera le corps, mais bien par diverses méthodes complémentaires de dressage et d’optimisation des forces de façon à créer un équilibre qui soit durable :« [La] « normation » désigne l’imposition coercitive de types d’actions, de modes de comportement, et de manières d’être, pour autant qu’ils prennent la forme, chez ceux qui subissent la normation, de dispositions durables à agir et se comporter ainsi88. »

85 Ibid.

86 G. Deleuze, Foucault, …op.cit., p. 79.

87 M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, …op.cit., p.356. 88 S. Legrand, Les normes chez Foucault, …op.cit., p.47

Figure

Tableau 2 – Tableau des résultats obtenus après le test de dépistage biochimique intégré

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