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Chapitre 2 : De Canguilhem à Foucault

1. Le normal et le pathologique

1.2 La norme vitale

Ainsi, la tâche que va se donner Canguilhem tel que le décrit Guillaume Leblanc est « d’affirmer que toutes les activités humaines relèvent d’une vivacité propre à la vie qui, dans l’homme, fait effort pour se poser comme vie viable16. » Mais avant d’en arriver là, il

faut reposer les différentes notions.

En fait, c’est Leriche qui va réintégrer le malade dans la conceptualisation de la santé et de la maladie au sein de l’approche clinique. En effet, pour ce dernier, « la santé c’est la vie dans le silence des organes17». Autrement dit, la santé demeure le concept

dominant tant qu’aucun symptôme ne se fait sentir par l’individu. La santé prendrait donc sa signification dans le « corps vécu », dans le sens où c’est parce que l’individu tient un certain état comme étant, pour lui, normal que cet état doit être visé par la thérapeutique. Ce n’est pas la thérapeutique qui doit apprécier l’état normal de l’individu : « Mon médecin c’est celui qui accepte, ordinairement, de moi que je l’instruise sur ce que, seul, je suis fondé à lui dire, à savoir ce que mon corps m’annonce à moi-même par des symptômes dont le sens ne m’est pas clair18. » Et, à travers la relation thérapeutique va apparaître chez

Canguilhem « l’idée du corps en général […] d’une santé qui supporte et valide, en fait et

15 Ibid., p.49.

16 G. Le Blanc, Canguilhem et la vie humaine, Presses Universitaires de France, coll. Quadrige Essais

débats, Paris, 2010, p.11.

17 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, …op.cit., p.72.

43 en dernier ressort, pour moi-même, et aussi bien pour le médecin en tant qu’il est mon médecin, ce que l’idée du corps, c’est-à-dire le savoir médical, peut suggérer d’artifices pour la soutenir19. » Il s’agit du corps connu. Or, Canguilhem va effectivement tenter de

mettre de l’avant une approche individualisée du normal non pas en tant que « moyenne corrélative à un concept social » ou de « jugement de la réalité » mais bien en tant que « jugement de valeur », tel que l’énonce Ey20. Canguilhem reprend Goldstein et Langier en

écrivant que : « En matière de normes biologiques, c’est toujours à l’individu qu’il faut se référer […] une moyenne statistiquement obtenue ne permet pas de décider si tel individu qui est devant [le médecin] est normal ou non21» La relation thérapeutique présente sous le

« corps connu » et la restauration du normal qui répond à une satisfaction subjective du corps vécu, ne peuvent donc pas entrer dans la sphère du savoir objectif – pour paraphraser Canguilhem dans Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique.

Le « corps vécu » de l’individu est, en quelque sorte, une activité normative. L’individu n’est pas l’objet de normes médicales ou sociales, il en est le sujet, de même que le vivant n’est pas l’objet de la biologie mais son sujet22. Pierre Machery souligne que : «les

normes n’étant pas des données objectives, et comme telles directement observables, les phénomènes auxquels elles donnent lieu ne sont pas ceux, statiques, d’une normalité, mais ceux, dynamiques, d’une normativité23 ». Canguilhem avance en effet que le terme

« normal » est en ce sens normatif en soi parce qu’il réfère à une valeur, il est appréciatif. Il en va de même pour l’ « anormal ». Le malade n’est anormal que par incapacité d’être normatif, de créer des normes24. L’anormal est aussi un concept distinct de l’anomalie qui

se présente, pour sa part, comme un fait biologique, observable, explicable par la médecine; il est le fait de variation individuelle25. Il s’agit d’un trait qui n’est pas présent chez tout le

monde mais qui demeure normal pour l’individu qui le porte. Elle pourrait verser dans la maladie mais n’en n’est pas une. Par exemple, le fait que quelqu’un ait trois chromosomes 21 est une anomalie qui cause éventuellement, dans le développement, des problèmes

19 Ibid., pp.63-64.

20 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, …op.cit., p.72. 21 Ibid., p.118.

22 Ibid., p.180.

23 P. Macherey, De canguilhem à Foucault, la force des normes, …op.cit., p.101. 24 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, …op.cit., p. 122.

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cardiaques. Néanmoins, l’anomalie en soi n’est pas pathos ou souffrance, elle exprime plutôt « une autre norme de vie possible »26. À ce propos, Canguilhem reprends Minkowski

pour affirmer que : « considérer la vie comme une puissance dynamique de dépassement, […] c’est s’obliger à traiter identiquement l’anomalie somatique et l’anomalie psychique27 ». Une conception particulièrement importante qui remet d’ailleurs brutalement

en question le dépistage de la trisomie 21 ou, à tout le moins, l’inscrit dans un ensemble qui crée certainement un malaise conceptuellement et un problème de légitimité. Ainsi, l’anomalie n’est pas anormale, elle n’est pas pathologique. Le pathologique, qui correspond à l’ « anormal », serait donc une valeur, une norme en tant qu’appréciation, mais une valeur négative contre laquelle la vie doit lutter. Suivant cette logique, de la même façon qu’il y a une normativité biologique, il y aurait, en quelque sorte, une pathologie biologique.

Il y a donc deux pôles aux phénomènes de la vie, l’état de santé et l’état de maladie, un pôle positif et un pôle négatif. La notion de polarité est comprise, selon Guillaume Leblanc, comme une « force susceptible de modifier les valeurs organiques, d’en instituer de nouvelles, d’en destituer d’anciennes28 ». Il y a une notion de dynamisme, de devenir,

très importante dans la conception canguilhemienne; une sorte de capacité d’adaptation de la vie capable de « restituer son allure propre » par la création de nouvelles normes. Pour Canguilhem, la vie crée la norme, elle est normative. La vie est polarité dynamique. La santé est donc soit un concept normatif absolu qui tend vers un idéal, soit un concept descriptif, définissant la capacité d’un organisme à restituer « son allure propre » eu égard aux maladies possibles.

Nous parlions, en introduction, du statut particulier de la norme vitale chez Canguilhem qui semble être un renversement de sens de l’usage courant, plutôt biologisant, que l’on pourrait lui attribuer. Il y a en effet, chez Canguilhem, un concept important de « devenir », qui implique l’idée d’une créativité dynamique du sujet vivant sur lui-même. Cela allant notamment contre le concept de « développement » comtien, lequel recouvre, tel qu’attendu en premier lieu, la notion d’une prédétermination, qu’elle soit biologique,

26 Ibid., p.91. 27 Ibid., p.72.

45 sociale, etc. Cette formalisation particulière a ceci d’essentiel qu’elle récuse toute nature humaine et, par là même, toute norme vitale antérieure aux activités normatives du vivant29;

il s’agit, autrement dit, d’une forme de « vitalisme ». Sans être mentionnée explicitement dans le texte, Canguilhem met l’emphase sur une forme de volonté ou de puissance, octroyant à l’homme la possibilité de se forger imprévisiblement. Mais, cela ne va pas de soi, la mise en branle de cette capacité dépend évidemment de la posture de celui qui la détient. Tel que le souligne Guillaume Leblanc dans Canguilhem et la vie humaine, puisque la vie est création et que toute création est une individualisation, « il faut désormais penser la vie, la société, le vivant animal ou le vivant humain singulier comme sujets de leurs opérations30 ». Il y a, dans cette formulation un caractère plutôt prescriptif que descriptif.

Cette petite précision a son importance dans sa position par rapport à Foucault. Plus précisément encore, et pour faire le lien avec l’implication médicale d’une telle approche, Canguilhem propose l’idée d’adaptation du sujet, aptitude à passer d’une norme à une autre : « L’état physiologique – dit-il – est l’état sain, plus encore que l’état normal. C’est l’état qui peut admettre le passage à de nouvelles normes. L’homme est sain pour autant qu’il est normatif relativement aux fluctuations de son milieu31». Cela étant dit, il y a tout

de même une normativité biologique mais qui est relative à l’environnement dans lequel elle se déploie. « S’il existe des normes biologiques c’est parce que la vie, étant non pas seulement soumission au milieu mais institution de son milieu propre, pose par là même des valeurs non seulement dans le milieu mais aussi dans l’organisme même. C’est-ce que nous appelons la normativité biologique32. »

Le Blanc met bien en évidence la problématique mise de l’avant par Canguilhem : « Comment interpréter l’emprise des normes sur la vie et la possibilité éventuelle d’une déprise33? ». En effet, on sent que Canguilhem a voulu sortir d’une impasse, comme nous le

disions plus tôt, mise en exergue dans la première partie de son livre. De cette façon, il sortait toute « fausse » science du normal qu’il reléguait à la créativité subjective, individualisée à travers une philosophie de la vie. En effet, pour Canguilhem, « refuser à la

29 Ibid., p.26. 30 Ibid., pp.32-34.

31 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, …op.cit., p.155. 32 Ibid.

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technique toute valeur propre en dehors de la connaissance qu’elle réussit à s’incorporer, c’Est rendre inintelligible l’allure irrégulière des progrès du savoir34 ».

Or, dans la sphère clinique, à l’intérieur des considérations de « santé » et de « maladie », sa tentative tien la route et dépasse effectivement la problématique. Néanmoins, elle rencontrera certaines limites lorsqu’il s’agit de l’universaliser et de recouvrir la sphère sociale comme création du vivant. En effet, dans ses nouvelles réflexions de 1963, la tentative d’universalisation de la théorie de la norme canguilhemienne est impossible vu l’impossibilité « d’aligner le fonctionnement d’une société en général, en tant que porteuse d’un projet de normalisation, sur celui d’un organisme ». C’est, en effet, le corps connu et individualisé qui doit donner la valeur au jugement médical :

C’est parce que la vie est activité d’information et d’assimilation qu’elle est la racine de toute activité technique. […] C’est la vie elle-même et non le jugement médical qui fait du normal biologique un concept de valeur et non un concept de réalité statistique35.

Pour terminer, nous aimerions mentionner que, dans son ouvrage, Canguilhem s’est penché, à l’instar de Foucault, sur une certaine fatalité de l’hérédité. C’est aussi la voie qu’il utilisera pour présenter en définitive sa critique du positivisme scientifique.

Si l’organisation est, à son principe, une espèce de langage, la maladie génétiquement déterminée n’est plus malédiction, mais malentendu. […]Les vivants que nous sommes sont l’effet des lois mêmes de la multiplication de la vie, les malades que nous sommes sont l’effet de la panmixie, de l’amour et du hasard. Tout cela nous fait uniques, comme on l’a souvent écrit pour nous consoler d’être faits de boules tirées au sort dans l’urne de l’hérédité mendélienne. Uniques certes, mais aussi parfois mal venus. Ce n’est pas trop grave s’il ne s’agit que de l’erreur de métabolisme du fructose, par déficit en aldolase hépatique. C’est plus grave s’il s’agit de l’hémophilie, par défaut de synthèse de globuline. Et que dire, sinon d’inadéquat, s’il s’agit de l’erreur du métabolisme du tryptophane, déterminant, selon J. Lejeune, la trisomie mongolienne? […] l’erreur est au principe de l’échec. […] l’erreur, quand elle est obtenue est irréversible36.

Pour Canguilhem, il y a un positionnement lucide et courageux à faire ressortir l’effective obligation de l’héritage génétique sans y voir une responsabilité individuelle et

34 Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, op.cit, p.62. 35 Ibid., pp.80-81.

47 ce, malgré « l’angoisse éprouvée à l’idée qu’il nous faut compter avec une anormalité originaire »37. Or, à la question précédemment posée, il répondra ceci :

Pourquoi dès lors ne pas rêver d’une chasse aux gènes hétérodoxes, d’une inquisition génétique? Et en attendant, pourquoi ne pas priver les géniteurs suspects de la liberté de semer à tout ventre? Ces rêves, on le sait, ne sont pas seulement des rêves pour quelques biologistes d’obédience philosophique, si l’on peut ainsi dire, fort différente. Mais en rêvant ces rêves, on entre dans un autre monde, limitrophe du meilleur des mondes d’Albous Huxley, d’où ont été éliminés les individus malades, leurs maladies singulières, et leurs médecins. On se représente la vie d’une population naturelle comme un sac de loto….. À l’origine de ce rêve, il y a l’ambition généreuse d’épargner à des vivants innocents et impuissants la charge atroce de représenter les erreurs de la vie. À l’arrivée, on trouve la police des gènes, couverte pas la science des généticiens. On n’en conclura pas cependant à l’obligation de respecter un « laisser- faire, laisser-passer » génétique, mais seulement à l’obligation de rappeler à la conscience médicale que rêver de remèdes absolus c’est souvent rêver de remèdes pires que le mal38.

Par ce « remède », dont nous venons de parler, nous pouvons entendre « eugénisme ».