• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2 : De Canguilhem à Foucault

2. Naissance de la clinique

Dans le premier chapitre, outre le « regard » de la prison, nous nous sommes particulièrement attardés aux différentes technologies de pouvoirs chez Foucault. Dans ce présent chapitre, nous ferons plutôt un survol, à travers Naissance de la clinique mais aussi de ses autres œuvres, des modes de savoirs, et donc de discours. Le projet de cet ouvrage de Foucault est celui d’une histoire de la médecine issue de l’époque moderne (XVIIIe siècle) à travers l’archéologie de ce qu’il nomme l’ « expérience clinique ». Il s’agit aussi, en toile de fond, d’une critique des modes de déploiement de cette médecine moderne que nous pouvons résumer par le libéralisme et le positivisme scientifique.

Comme nous l’avons souligné en introduction de ce chapitre, l’ « expérience clinique » prend la forme d’un triangle selon Macherey : le malade, le médecin et l’institution39. Une triangulation très similaire mais aussi très différente de la formation de

37 Ibid. 38 Ibid., p.212.

48

Canguilhem constituée du corps vécu, du corps connu et d’une certaine relation thérapeutique permettant le passage de l’un à l’autre. La première, celle de Foucault, s’inscrit dans une approche archéologique en ce qu’elle retrace sa formation par les structures sociales qui l’ont vu (ou qui l’ont fait) naître. Autrement dit, conséquemment au travail de Foucault présenté dans le premier chapitre, il dépeint le schéma d’une normalisation biologique en tant que le bios est l’objet d’un savoir scientifique devenu normatif. La deuxième approche, celle de Canguilhem, est phénoménologique et passe, en premier lieu, par l’expérience vécu du malade lui-même et de la vie en lui qui est créatrice de ses normes vitales. Dans ce cas, nous devons plutôt parler de normativité biologique

Au contraire de Canguilhem, le rôle que joue le malade dans Naissance de la

clinique est très limité dans sa présence individuelle. Cela n’est pas sans raison puisqu’il

n’est que l’objet regardé, un objet impliquant certes un savoir particulier mais qu’il faudra lier à « un système général de connaissances40». Foucault décrit le passage de l’hôpital à la

clinique ainsi :

À l’hôpital on a affaire à des individus qui sont indifféremment porteurs d’une maladie ou d’autre autre. […] A la clinique, on a affaire inversement à des maladies dont le porteur est indifférent : ce qui est présent, c’est la maladie elle-même, dans le corps qui lui est propre et qui n’est pas celui du malade, mais celui de sa vérité41.

C’est aussi ce qui décrit, en quelque sorte, l’avènement de la science positive ou au savoir dérivé de l’ « observation ». Il s’agit donc simplement d’un objet parmi d’autre. Macherey décrira d’ailleurs le malade comme « le grand absent » de Naissance de la

clinique42.

À travers le temps, le savoir médical s’est référé de différentes façons aux notions positives de « santé » et de « normalité ». Jusqu’au XVIIIe siècle, il est beaucoup plus question de santé que de normalité : il s’agissait de restaurer des qualités (souplesse,

40 Michel Foucault, Naissance de la Clinique, Presses Universitaires de France, coll. Quadrige, Paris,

2009, p.71.

41 Ibid., p.59.

49 vigueur, etc.) plutôt que de ramener l’organisme dans une normalité43. Le « regard

médical », dans cette approche, est beaucoup plus complexe que l’objet du regard lui- même. En effet, Macherey souligne que l’ouvrage de Foucault met en lumière : « [le] déploiement d’un espace médical où la maladie est soumise à un « regard » à la fois normé et normant, qui décide des conditions de la normalité en se soumettant à celles d’une normativité commune44 ». Il n’y a plus de sujet de la maladie mais bien plutôt un sujet du

regard médical, le médecin, qui regarde son objet, un vivant désindividualisé45.

En outre, la naissance des écoles de médecine a permis, selon Foucault, la normalisation du savoir46. La réforme des écoles de l’an III (calendrier républicain),

notamment par la création de l’École normale supérieur, constituait une réforme de la pédagogie elle-même « comme système des normes de formation47».

La forme nouvelle que prend la médecine se traduit par le passage du savoir au voir, de la connaissance à l’expérimentation encadrée par les nouvelles écoles de médecine. Des écoles qui, normalisant le savoir, le professionnalise, le rendent autonome et libre d’interprétation et d’action. Autrement dit, une institution à travers laquelle se déploie une profession libérale fidèle aux principes d’Adam Smith48. Il s’agit d’un passage obligé afin

de légitimer l’acquisition du statut de sujet du regard médical qui peut décider et intervenir sur un individu qu’il tient pour objet49. Un nouveau regard médical, également, qui se

développe, de façon analogique au « regard » de la prison, comme celui : « qui peut et doit saisir les couleurs, les variations, les infimes anomalies, se tenant toujours aux aguets du déviant. […] Un regard qui ne se contente pas de constater ce qui évidemment se donne à voir; il doit permettre de dessiner les chances et les risques; il est calculateur50 ». Les

répétitions pathologiques représenteront peu à peu les étapes de l’acquisition d’une certitude pour arriver à une certaine dogmatisation de la médecine à l’intérieur de la

43 M. Foucault, Naissance de la Clinique, …op.cit., p.35.

44 P. Macherey, De canguilhem à Foucault, la force des normes, …op.cit., p.103. 45 Ibid., p.104.

46 M. Foucault, Naissance de la Clinique, …op.cit., p.70. 47 Ibid., p.63.

48 Ibid., p.81. 49 Ibid., p.88. 50 Ibid.

50

clinique : « la probabilité est sans cesse invoquée, comme forme d’explication ou de justification, mais le degré de cohérence qu’elle atteint est faible51. » Il y a, dans le rôle du

médecin, l’observation du visible.

La pédagogie permettra également une normalisation du langage ou, plus précisément, un « art de décrire les faits52». La prétention d’objectivité de la science,

traduite par Foucault comme les « méthodes et normes scientifiques » obligera un regard pur et une verbalisation pure de ce regard pur. En effet, le langage est décrit par l’auteur comme étant un des « privilèges corporatifs d’une profession », privilège de ne pas être compris. Le jargon médical qui, encore à ce jour, prévaut en tout temps. Tout représentant du corps médical est tenu de décrire d’abord les faits dans un langage réservé au dit corps médical, cela fait partie explicite de la formation.

Foucault établira une corrélation entre le visible et l’énonçable, corrélation qui a une forte résonnance analogique dans le cas du dépistage de la trisomie 21. Cela tombe effectivement bien que ce soit la forme d’anomalie psychique la plus évidente, la plus connue de par l’image qu’elle projette. Il est probablement beaucoup plus aisé de parler de ce qui est visible pour tout le monde.

Par la suite, l’anatomo-pathologie apparaît à « l’Âge de Bichat » comme un nouvel espace corporel « invisible », et donc détaché du langage et de l’énonçable, et analytique, « définissant la divisibilité spatiale des choses53 ». Un espace relatif, également, à une

visibilité acquise de l’expérimentation comprise comme « l’ouverture des cadavres54 ». À

nouveau, on retrouve l’analogie avec la prison à travers « le quadrillage organique » qui deviendra le référent au « système général de connaissances » et l’apanage de la désindividualisation de l’expérience médicale.

51Ibid., p.96. 52 Ibid., p.115. 53 Ibid., p.133. 54 Ibid., p.137.

51