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De la norme vitale à la norme sociale et inversement

Chapitre 2 : De Canguilhem à Foucault

3. De la norme vitale à la norme sociale et inversement

Les deux auteurs nous ont présenté deux méthodologies différentes, l’une phénoménologique et l’autre archéologique :

Deux façons de problématiser le lien de la vie aux normes étaient ainsi à l’œuvre. L’une creusait sous les normes sociales le potentiel normatif de la vie afin de révéler, à l’occasion de l’épreuve de la maladie, une logique pure de la vie créatrice […]. L’autre renonçait à de tels creusements et s’en tenait à une archéologie raisonnée des normes sociales à l’œuvre dans les relations de pouvoir mais aussi dans l’épaisseur des savoirs55.

Or, à l’instar de Macherey et de Le Blanc, notre analyse aboutit au fait que si les approches de Foucault et de Canguilhem ont pris un chemin inverse, cela n’a pas eu l’effet d’une opposition complète dans les extrêmes mais bien d’une rencontre au centre. Le Blanc cite Macherey en soulignant que :

Si Foucault et Canguilhem ont tous deux accordé une extrême importance aux interrelations du biologique et du social […], on peut dire que c’est le naturel […] qui a donné son pôle principal à la réflexion de Canguilhem, alors que pour Foucault, celui-ci a été constitué par le culturel et par le social, ce qui les a amenés à effectuer […] des parcours de sens inverses, destinés par là- même à se rencontrer56.

Dans la conclusion du premier chapitre, nous avons souligné le caractère, dans une certaine mesure, biologisant de la théorie foucaldienne, à la fois dans le corps dressé de l’anatomo-politique et dans le biopouvoir selon lequel la biologie est la puissance de réaffirmation des normes à travers le corps-espèce. Dans cette ouverture sur le bios, le vital, se trouve Canguilhem et sa volonté d’individualiser ces caractères biologiques.

Le dépistage prénatal de la trisomie 21 est, à notre sens, l’exemple paradigmatique de l’articulation entre les deux et, finalement, du recouvrement de la norme vitale par la norme sociale. En effet, dans l’analyse du cas par la théorie canguilhemienne, et donc d’un point de vue purement médical, la trisomie 21, comme nous l’avons déjà souligné, est une anomalie et non pas une pathologie : « L’anomalie est un fait biologique et doit être traité

55 G. Le Blanc, Canguilhem et la vie humaine, …op.cit., p.9. 56 Ibid., p.9.

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comme un fait : la science naturelle doit l’expliquer et non l’apprécier57 ». Le fait étant, et

nous le montrerons dans le troisième chapitre, qu’il y a une incapacité doublé d’une absence de volonté à l’expliquer, notamment en tant que fait biologique. Néanmoins, Canguilhem ajoute que « pour qu’on puisse parler d’anomalie dans le langage savant, il faut qu’un être ait apparu à soi-même ou à autrui anormal dans le langage, même informulé, du vivant58 ». Cette précision n’est certainement pas sans rappeler la question du

visible et de l’énonçable chez Foucault. Il y a donc un début d’objectivation dans la prise de connaissance de l’anomalie en tant qu’ « autre normalité » chez Canguilhem. L’anomalie recoupe également la notion d’ « état » dont nous avions parlé chez Foucault comme décrivant l’être essentiellement anormal. La « fécondité étiologique absolue59 » de cette

notion « relie n’importe quel élément physique ou conduite déviante avec une sorte de fond unitaire qui en rend compte60 ». Dans l’arbre des hérédités, la figure de l’anomal chez

Foucault est le dégénéré, c’est-à-dire celui qui est porteur de danger, qui est inaccessible à la peine, qui est incurable. Le dégénéré, emblème par excellence des anormaux, est l’objet premier du néo-racisme en tant qu’il est ce « danger » interne à la société qu’il faut combattre.

Le dépistage s’inscrit donc comme technologie de pouvoir régulateur dont le mode d’application est la sélection. « Sélection et médecine, souligne Canguilhem, sont des techniques biologiques exercées intentionnellement et plus ou moins rationnellement par l’homme61. » Il ajoutera, vingt ans plus tard, en reprenant Sorre, ceci :

L’homme, pris collectivement, est à la recherche de ses « optima fonctionnels », c’est-à-dire des valeurs de chacun des éléments de l’ambiance pour lesquelles une fonction déterminée s’accomplit le mieux. Les constantes physiologiques ne sont pas des constantes au sens absolu du terme. Il y a pour chaque fonction et pour l’ensemble des fonctions une marge où joue la capacité d’adaptation fonctionnelle du groupe ou de l’espèce. Les conditions optimales déterminent ainsi une zone de peuplement où l’uniformité des caractéristiques humaines traduit non pas l’inertie d’un déterminisme mais la stabilité d’un résultat maintenu par un effort collectif inconscient mais réel62.

57 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, …op.cit., p.82. 58 Ibid., p.84.

59 M. Foucault, Les anormaux, Cours au Collège de France (1974-1975), …op.cit., p.294. 60 Ibid., p.295.

61 Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, …op.cit., pp.79-80. 62 Ibid., p.110.

53 Or, à ce point de jonction, les deux auteurs se recoupent sur un constat commun et important, soit celui de la primauté de l’anormal sur le normal. Autrement dit, la normativité est construite à partir de l’existence de l’anormal. En effet, pour Foucault, « l’Homme souffrant ne cesse pas d’être citoyen. L’histoire des souffrances auxquelles il est réduit est nécessaire à ses semblables parce qu’elle leur apprend quels sont les maux dont ils sont menacés63. » Dans le même esprit : « la leçon que Canguilhem retire des

travaux de René Leriche (1870-1955) en matière biologique et médicale est du même ordre : sans l’expérience de la pathologie, sous forme de maladie, il n’y aurait pas de physiologie64. » En effet, Canguilhem soulignera : « qu’une norme tire son sens, sa fonction

et sa valeur du fait de l’existence en dehors d’elle de ce qui ne répond pas à l’exigence qu’elle sert. […]C’est l’antériorité historique du futur anormal qui suscite une intention normative65». Ainsi, chez l’un comme chez l’autre, la normativité provient de l’anormal.

Conclusion

En conclusion, il était intéressant de d’avoir cette autre avenue issue de la norme vitale pour comprendre non pas une opposition absolue, mais bien plutôt une conjonction des normes qui peut, en quelque sorte, venir brouiller les cartes. Le Blanc va même jusqu’à évoquer le Manifeste cyborg de Donna Haraway en soulignant que « c’est même la possibilité de dissocier les boucles vitales des boucles culturelles qui est remise en question au profit d’une hybridité du naturel et de l’artificiel66.

Nous pensons ainsi qu’à ce moment, les bases sont posées pour y assoir confortablement le cas pratique que nous nous proposons d’analyser, soit le Programme québécois de dépistage prénatal de la trisomie 21.

63 M. Foucault, Naissance de la Clinique, …op.cit. p.85.

64 Hee-Jin Han, La philosophie de la médecine chez Canguilhem : de la maladie et de la médecine à l’histoire

in L’envers de la raison : alentour de Canguilhem, Vrin, Bruxelles, 2008, p.176.

65 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, …op.cit., pp.176 et 180. 66 G. Le Blanc, Canguilhem et la vie humaine, …op.cit., p. 11.

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