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1. M USIQUE ET PAROLE : DIACHRONIE ET SYNCHRONIE

1.2 Parallèles et différences au niveau neurocognitif

1.2.2 Pressions environnementales

Après avoir montré que les traitements de la musique et de la parole semblent posséder certains corrélats similaires mais que les différences semblent profondément marquées chez un normo-individu, nous présenterons des situations pouvant modifier cet ordre apparent. La plasticité cérébrale est l'un des mécanismes à l’œuvre dans cette problématique. Nous la définirons comme « l’ensemble [des] processus de modification, de remodelage subtil du système nerveux » (Schiffmann, 2001 : 14). Pendant longtemps, il a été considéré comme acquis que la plasticité cérébrale était une des particularités de la jeune enfance. Cependant, il est aujourd'hui communément admis que cette dernière est toujours active à l'âge adulte, notamment en ce qui concerne la mémoire et l'apprentissage (Schiffmann, 2001 : 15). Nous nous intéresserons aux cas de musiciens afin de comprendre en quoi l'apprentissage et la pratique musicaux peuvent induire des modifications à plusieurs niveaux sur le cerveau humain.

sur le plan fonctionnel : de nombreuses études (Elbert et al., 1995 ; Pantev et al., 1998

entre autres) ont pu démontrer l'impact de la pratique musicale sur la représentation corticale des mains, par exemple. L'utilisation dissociée des doigts pour les instruments à cordes frottées (violon, alto, etc.) chez des droitiers augmente la représentation corticale des doigts dans l'hémisphère droit. Des résultats similaires ne sont pas trouvés dans l'hémisphère gauche car la main droite est moins sollicitée dans la tenue de l'archet (Münte et al., 2002 : 474). De la même manière, les musiciens sont plus sensibles aux notes de musique jouées par l'instrument qu'ils pratiquent (Pantev et al., 2001).

sur le plan anatomique : il a été constaté que certaines aires corticales étaient plus étendues chez les musiciens en général, tels que le planum temporale, le corps calleux, l'air motrice primaire des mains et le cervelet (Münte et al., 2002 : 474). Ces découvertes ont relancé le débat, sans y apporter de réponse précise, sur les différences structurales dues directement ou non aux capacités musicales.

A ce sujet, il est possible de trouver dans certains travaux de vulgarisation scientifique (Levitin, 2006 : 160 ; entre autres) que l'expertise musicale ferait passer certaines facultés d'analyse de l'hémisphère droit (centre dit de l'intuition) vers l'hémisphère gauche (centre dit de la logique).

Il est bien évident qu'une telle affirmation ne peut représenter la complexité à l’œuvre dans ce genre de traitement. De manière plus spécifique, il est possible d'avancer que « les experts sont plus performants pour distinguer la dimension élémentaire du son musical (la hauteur, la durée ou l'intensité), mais lorsqu'il s'agit de comprendre des structures des extraits, la perception musicale des experts et des non-experts est proche » (extrait de « la symphonie neurale », CNRS, 2012). La notion d'expertise a récemment été revue dans le domaine en ce qui concerne l'apprentissage implicite de la musique par exposition. Il semblerait que cette dernière réduise la distance qui peut exister entre des « non-musiciens » et des « musiciens experts » (Tillmann et al., 2005). Bigand (2004 : 215) tient à préciser que :

« l'auditeur musicalement entraîné ne se différencie pas nettement de celui sans formation musicale, cela signifie bien qu'un long apprentissage musical ne provoque pas de fortes réorganisations cérébrales. Une façon de dépasser cette apparente contradiction consiste cependant à envisager que l'apprentissage implicite entraîne des réorganisations cérébrales plus massives que les apprentissages explicites. Si tel est le cas, l'apprentissage explicite de la musique provoquerait bien des différences entre les cerveaux des musiciens et des non musiciens, comme cela est actuellement fortement médiatisé, mais ces différences resteraient proportionnellement faibles par rapport aux immenses similitudes neuronales forgées dans les deux groupes d'auditeurs par des années d'apprentissages implicites de la musique. »

La notion d'expertise fait toutefois intervenir, de manière indirecte, la question de la pratique. A ce sujet, il a été montré pour la musique que (annexe 2) :

« l'activité (cérébrale) dans le groupe de (musiciens) professionnels était beaucoup plus concentrée spatialement et, dans le cortex primaire moteur, était beaucoup plus intense et confinée à la partie droite du cerveau (le côté qui contrôle la main gauche) tandis que chez les amateurs, l'activité était plus diffuse et présente dans les deux hémisphères. »31 (Watson, 2006 : 532).

Hyde et al. (2009 dans Kraus & Chandrasekaran, 2010 : 599) ont démontré que quinze mois d’entraînement musical intensif provoquent des changements structuraux dans les aires primaires auditives et motrices. En ce qui concerne l'apprentissage des langues :

« quand un locuteur utilise sa L1, il a été montré une suppression paradoxale de l'activité neuronale dans le cortex associatif auditif et somatosensoriel […] qui peut indiquer l'efficacité par laquelle la suppression de tout traitement local augmenterait la sensibilité d'un sous-ensemble de neurones au feedback sensoriel. »32 (Simmonds, 2011: 470)

31 « the activity in the professional group was much more tightly focused spatially, and in the primary motor cortex was more intense and confined to the right side of the brain (the side which controls the left hand), whereas in the amateurs it was more diffuse and present on both sides. »

L'expert serait donc défini, en comparaison au non expert, par un traitement de l'information plus intense et plus confiné dans les régions concernées et également par la mise en place d'un système de réponse feedback sensorielle. Nous verrons plus tard que dans l'apprentissage des langues, la mise en place du système de feedback est liée à la notion de période critique. La pratique aurait donc une influence sur le traitement de l'information sonore en quantitatif et qualitatif.

Dans une perspective développementale, la possibilité d'une vision inter-perceptuelle s'inscrit dans la notion d'état synesthésique défini, chez le bébé, comme son incapacité à dissocier les signaux sensoriels de telle façon qu'une couleur peut avoir du goût, un son une odeur, etc. (Levitin, 2006 : 163) mais elle peut également apparaître chez l'adulte synesthète (Rosenthal, 2011). Nous comprenons bien que l'organisation encapsulée du monde qui nous entoure dépend de la maturation biologique cérébrale mais aussi l'expérience dans la dissociation du traitement des stimuli sensoriels.

Les cas d' « oreille absolue » (AP33) définie comme « la capacité à identifier ou produire la

hauteur tonale d'un son sans aucun point de référence »34 (Zatorre, 2003 : 692) apparaît comme un bon cas d'influence environnementale dans les capacités de représentation d'un système sonore. Il a été montré que recevoir un input musical précoce (avant l'âge de 6 ans) est une variable très répandue pour ne pas dire sine qua non au développement de capacités d'AP (Levitin & Zatorre, 2003). Zatorre (2003 : 693) précise qu'« il est clair qu'un éveil musical est indispensable au développement de capacité d'oreille absolue mais il est encore plus important que cela se produise de manière précoce au cours de la vie35 ». Toutefois, il faut préciser que les d'individus présentant un profil AP ne possèdent pas nécessairement des capacités générales accrues en rapport à la musique. Cette capacité particulière étant fortement encapsulée. Il est important également de préciser que les musiciens tardifs présentent souvent une « oreille relative » (RP)36 , capacité à identifier une note en référence à une autre (Gardner, 2009). La question de l'AP/RP apporte, de manière non attendue, des réponses en ce qui concerne les liens musique-parole. Nombreux sont ceux qui se demandent si les locuteurs de langues tonales (ex :

and somatosensory association cortex […] it may indicate efficiency, whereby overall local suppression increases the sensitivity of a subset of responsive neurons to sensory feedback. »

33 Absolute Pitch (AP)

34 « the ability to identify or produce the pitch of a sound without any reference point »

35 « clearly, musical training is essential for AP [absolute pitch] to manifest itself, but most importantly, it must happen early in life »

chinois) ont de plus grandes capacités en musique. Comme nous avons pu le voir, le paradigme dans lequel nous nous plaçons est en faveur d'un traitement partiellement modulaire des caractéristiques acoustiques musicale et linguistique. De ce fait, certains traitements peuvent être partagés et d'autres non, et dont les conditionnements restent encore très complexes. Même si à l'heure actuelle, aucune recherche n'a pu montrer que les capacités générales musicales de locuteurs à langues tonales étaient supérieures à celles d'autres types de langues. Il semblerait, pour le moment, comme l'a montré l'étude menée par Alexander et al. (2008 : 4) que « comparés aux locuteurs anglophones, les locuteurs sinophones (mandarin) discriminent mieux les mélodies musicales mais les identifient moins bien »37. Néanmoins, il a pu être démontré que les locuteurs de langues tonales, à variables égales (âge d'input musical, etc.), ont une prévalence accrue à présenter un profil AP (Figure 3 ; Deutsch & Dooley, 2009).

Figure 3: Pourcentage de réponses correctes pour le test AP en fonction de l'âge de premier entrainement musical et le niveau de performance à parler une langue à ton. « Les individus des groupes “tone very fluent” (parle couramment une langue à ton), “tone fairly fluent” (parle plutôt couramment une langue à ton) et “tone non-fluent” (parle une langue à ton mais de manière non courante) étaient tous d'origine d'Asie de l'Est. Les individus du groupe “nontone” (ne parle pas de langue à ton) étaient tous caucasiens et ne parlaient aucune langue à ton. La courbe “chance” (hasard) représente une réponse au hasard à la tâche. »38 (Deutsch & Dooley, 2009 : 2400).

37 « relative to the English speakers, the Mandarin speakers more easily discriminated, but less easily identified, the music-melodies »

38 « Percentage of correct responses on the test of AP, as a function of age of onset of musical training and fluency in speaking a tone language. Those in groups tone very fluent, tone fairly fluent, and tone non-fluent were all of East Asian ethnic heritage. Those in group nontone were Caucasian and spoke only nontone language. The line labeled chance represents chance performance on the task. »

La question des liens musique-parole est maintenant plus claire en ce qui concerne les traitements neurocognitifs en tant que processus mais également dans une perspective de neuroplasticité. Il nous reste à élucider la question des émotions dans l'activation de certain de ces processus.