• Aucun résultat trouvé

3. D IDACTIQUE DE LA PRONONCIATION EN CONTEXTE FLE/S

3.1 Articulatoire versus perceptif ?

3.1.2 Acquisition phonético-phonologique

Le travail de médiation de la perception/production des sons aura donc pour but de

tendre vers une limitation des variations entre ce que l'individu perçoit de sa production et ce qu'il produit réellement, voire avec ce que perçoit autrui et ce qu'il perçoit d'autrui. Nous nous focaliserons sur les problèmes liés à l'acquisition d'un nouveau système phonologique (la parole) même si nous mesurons l'importance de la prise en compte des phénomènes liés à la voix tels que la différence entre la voix aérienne et solidienne : respectivement « le feed-back auditif [qui] s'effectue à la fois par conduction aérienne et par conduction osseuse » et « l'onde sonore [transmise] à l'oreille par conduction osseuse » (Scotto Di Carlo, 1990 : 246). Le travail portera sur ce que nous entendons à travers notre filtre physiologique et cognitif et ce que nous produisons réellement. Cette distorsion n'est pas un phénomène nouveau puisque Troubetzkoy, d’obédience pragoise, nous propose dès 1939 :

« le système phonologique d'une langue est semblable à un crible (phonological sieve) à travers lequel passe tout ce qui est dit. Seules restent dans le crible les marques phoniques pertinentes pour individualiser les phonèmes » (Troubetzkoy, 1939 : 54 dans Rolland, 2011 : 34).

Notre réflexion, socioconstructiviste et émergentiste, sous-tend l’observation de processus physiologiques dont les ruptures sont déclenchées par des interactions sociales. Dans cette perspective, Renard (2002 : 218) fait référence au crible comme :

« une structuration conditionnée du cerveau qui « filtre » la réalité linguistique en fonction de la référence au système phonologique maternel [alors que] l'articulation erronée n’ [est] que la manifestation de cette imprégnation auditive préalable ».

Nous préférerons, par conséquent, la notion de nativisation phonologique, en référence aux travaux d'Andersen (1983), mettant en évidence la notion de processus plutôt que celui de crible dont les représentations s'inscrivent dans une perspective symboliste. Les termes de nativisation/ dénativisation sont préférés à ceux d'assimilation/accommodation de Piaget (1970) en raison de l'ambiguïté avec l’assimilation phonologique : « deux consonnes en contact ne partageant pas le même trait s'assimilent, le trait devenant commun, en fonction de la consonne en position forte. » (Lauret, 2007 : 74) ; par exemple : dans « médecin » le /d/ aura tendance à se dévoiser au profit d’un /t/ au contact de la consonne sourde /s/. Malgré l’obédience

environnementaliste pour la nativisation et constructiviste pour l’assimilation, Andersen (1983 : 10-11) rappelle que la nativisation est proche de l’assimilation.

Dans une perspective neurocognitive, Kuhl (2004) traite du phénomène de « crible phonologique » à travers une organisation de la perception autour d'un « magnet effect » (effet d'aimant perceptif) (Kuhl & Iverson, 1995 : 121-154) (Figure 27). Il se définit par :

« le prototype a un effet d'attracteur sur les sons qui l'entourent. Il attire perceptivement les autres membres de la catégorie autour de lui […] l'effet d'aimant perceptif implique la réduction de la distance perceptive entre le prototype et les sons périphériques. »49 (Kuhl & Iverson, 1995 : 123)

Figure 27: Modélisation de l'effet d'aimant perceptif. Les sons perceptivement proches (A) sont attirés par le son prototypique le plus proche (B) (Kuhl, 1993 dans Kuhl et Iverson, 1995 : 124). La notion de « crible phonologique » en tant que processus absolu est remise en cause par le « speech learning model (SLM) » (modèle de l'apprentissage de la parole) de Flege (1995a) et le « perceptual assimilation model (PAM) » (modèle de l'assimilation perceptive) développé par Best et al. (1988 ; Best, 1993, 1995). Ces deux modèles partent du postulat que l'appropriation de nouveaux sons dépend de la relation perçue entre les éléments phonétiques de la/les langue(s) première(s) et la/les langue(s) étrangère(s) apprise(s). Guion et al. (2000) précisent que :

« PAM débute par l'observation du fait que certaines paires de sons d'un langue étrangère inconnue sont plus faciles à discriminer que d'autres paires. En réalité, certains contrastes étrangers sont plus faciles à discriminer, même pour des auditeurs qui ne les ont jamais entendus. D'autre contraste, par contre, sont plutôt difficiles à discriminer. »50 (ibidem, 2712)

49 « the prototype displays an attractor effect on the sounds around it. [It] perceptually pulls other members of the category toward itself […] the magnet effect implies that the perceptual distance between outlying sounds and the prototype is reduced »

50 « PAM starts with the observation that certain pairs of sounds from an unknown foreign language are easier to discriminate than other pairs are. In fact, certain foreign contrasts are easy to discriminate, even for listeners

« La SLM postule que les apprenants en L2 peuvent établir de nouvelles catégories phonétiques en L2 s'ils détectent les différences phonétiques entre un son en L2 et le son le plus proche dans sa L1. »51 (2713).

Dans la perspective qui est la nôtre, ces trois notions ne sont pas contradictoires car la dénativisation/accommodation phonologique sera d'autant plus complexe si le nouveau son est perçu comme phonétiquement proche. Au contraire, la nativisation/assimilation sera plus faible si le son en LE est perçu comme distant des autres sons catégorisés dans la/les L1(s), le phénomène d'aimant perceptif étant plus limité dans ce dernier cas. Le traitement phonologique du son est un des processus permettant un traitement efficace et rapide de l'input verbal sonore. Nous préciserons également que la notion d' « articulatory settings » (paramètres articulatoires) développée par Honikman (1964) permet de prendre du recul sur l'influence des phénomènes perceptifs dans ce qui est caractérisé comme « l'accent étranger ». Honikman (1964 : 73) considère que toutes les « langues » possèdent des caractéristiques articulatoires générales propres :

« [articulatory setting (les paramètres articulatoires)] sont les bases qui tentent de « persuader du » voire « déterminer le » caractère phonétique et le timbre spécifique d'une « langue » à travers les mécanismes et la posture générale orale requis pour favoriser la production confortable, économique et fluide de sons isolés constituants un ensemble reconnaissable qui constitue la prononciation établie d'une « langue ». » 52

Elle propose un tableau récapitulatif des « articulatory settings » (paramètres articulatoires) du français et de l'anglais (Tableau 4). Cette théorie a été confirmée plus tard, de manière partielle ou totale, notamment par les travaux de Wilson (2006). Cette approche renforce l’idée que le processus de production des sons est fortement lié à la notion d’automatisme. Chaque « langue » présenterait des schémas articulatoires préférés qui conditionnerait, d’une certaine façon, les habitudes articulatoires chez les locuteurs de cette « langue ». L’apprentissage d’un nouveau système phonologique passerait par une déconstruction de ces habitudes pour s’adapter à celles de la langue visée. Il ne faut, néanmoins, pas nier des variations possibles au sein de ce système.

who have never heard them before. Other contrasts, on the other hand, are quite difficult to discriminate. » 51 « The SLM [...] hypothesizes that L2 learners can establish new L2 phonetic categories if they detect phonetic differences between an L2 sound and the nearest L1 sound »

52 « [articulatory setting] is the fundamental groundwork which pervades and, to an extent, determines the phonetic character and specific timbre of a language […,] the gross oral posture and mechanics […] requisite as a framework for the comfortable, economic, and fluent merging and integrating of the isolated sounds into that harmonious, cognizable whole which constitutes the established pronunciation of a language. »

Ajustements des articulateurs Anglais (RP) Français (parlé à Paris)

Mâchoires Assez fermées, mais relâchées

(non serrées) Modérément ouvertes

Lèvres Neutres. Modérément actives Arrondies. Très actives ; s’étirent et s’arrondissent vigoureusement État de tension de la cavité

orale Relâchée Joues contractées

Articulation principale des consonnes

Alvéolaire, avec la pointe de la langue Dentale, avec la lame de la langue

Langue : ancrage (c’est-à-dire : position de base,

quasi-permanente)

Vers le palais. Les éléments « ancrés » sont les parties latérales de la langue,

qui demeurent en permanence à proximité de l’intérieur des gencives et

de l’arcade dentaire supérieure

Vers la partie inférieure de la bouche. L’élément clef de l’« ancrage » est

l’extrémité/lame, qui demeure positionnée près des incisives inférieures ou en contact avec elles

Langue : extrémité Effilée Non effilée

Langue : corps

Légèrement incurvé vers la partie inférieure de la bouche (concave par

rapport au palais)

Incurvé en direction du palais (convexe par rapport au palais)

Langue : dessous Incurvé vers la partie inférieure de la

bouche (concave par rapport au palais) Neutre

Tableau 4: Comparaison des ajustements articulatoires caractéristiques de l'anglais (RP) et du français parisien (traduit en français par Wilhelm, 2012 : 16 d'après Honikman, 1964 : 79). Il nous semble de plus en plus clair que la didactique traditionnelle de la prononciation du français en contexte FLE/S a mis l'accent sur des approches favorisant la prise de conscience articulatoire malgré les nombreux travaux portant sur les phénomènes de perception dans l'acquisition d'une langue étrangère. Même si Honikman, et la notion d' « articulatory settings » (paramètres articulatoires), nous permettent de ne pas sous-estimer l'aspect articulatoire dans le développement langagier, il nous reste à voir en quoi un travail perceptif en didactique de la prononciation, et plus particulièrement pour le français, nous apparaît pertinent.