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Dans cette section, nous définirons la notion de pluri-inter-transdisciplinarité afin de nous questionner sur la légitimité de ce type de recherche et dans notre cas sur les liens disciplinaires entre les sciences rattachées à la musique et à la parole.

2.1.1 Pluri-inter-transdisciplinarité

« Penser consiste entre autres à organiser ses représentations du monde en catégories cognitives » (Claverie, 2010 : 2). La catégorisation est l'un des fonctionnements humains les plus primitifs et toujours au cœur de nos sociétés modernes. Cette tendance, reliée au monde scientifique, s'est traduite en une vision structuraliste des éléments d'étude reposant sur « un idéal ou des espoirs d'intelligibilité intrinsèque, fondés sur le postulat qu'une structure se suffit à elle-même et ne requiert pas […] le recours à toutes sortes d'éléments étrangers à sa nature » (Piaget, 1968 : 6). Elle a permis la compréhension et la segmentation des « langues » en différents champs d'analyse : phonétique, phonologie, sémantique, pragmatique, syntaxique, etc. en (re)créant des sous-ensembles catégoriels. Cette méthodologie porte un grand nombre d'avantages sur le plan analytique notamment. Cependant, les avancées technologiques de recherche en neurosciences de la cognition, depuis les années 1990, amènent vers une nouvelle conception des domaines du monde vivant. La didactique n'échappe pas à cette tendance.

Tout porte donc à démontrer que le cerveau s'adapte aux contraintes environnementales grâce à la neuroplasticité (Shaw, 2001 : chapitre 1) lui permettant ainsi un traitement rapide, économique et donc efficace de l'information. Ces phénomènes dépendent en partie de notre conception du monde mais dépassent les clivages catégoriels conventionnels. Ces derniers prennent leur source dans la pensée prototypique que Bernard Claverie définit comme « celle qui nous permet une conscience du monde à partir des groupes d'éléments que l'homme classe dans son système représentationnel » (Claverie, 2010 : 2). A l'instar des supermarchés qui s'organisent en « hiérarchie sémantique » avec en position hypéronimique les rayons, puis les gondoles pour finir par les objets eux-mêmes et de ce fait « l'espace vient lui-même structurer la représentation [pour faciliter la démarche d'achat] » (Claverie, 2010 : 6). Les sciences n'échappent pas à ce processus de catégorisation. Même si nous pouvons reconnaître, dans l'organisation du monde savant, une puissance explicative et investigatrice, elle pose la question de la place de l'interdisciplinarité dans la recherche actuelle. Bien que le savoir se découpe en différentes catégories depuis Aristote (les pratiques, les sciences et les théologies) (Della

des Lumières afin de voir émerger le spécialiste : « expert d'une catégorie de savoir : c'est un être disciplinaire » (Claverie, 2010 : 7). Cette hyperspécialisation fut notamment le catalyseur

des grandes découvertes scientifiques du XXème siècle. Le structuralisme de Saussure prendra

dès lors la forme du structuralisme piagétien en faveur d'une « conception des disciplines non plus linéaire mais circulaire […] et qui sont donc de fait interdépendantes » (Claverie, 2010 : 8). Nous pouvons ajouter que la science est restreinte par les structures sociales dont elle dépend (Callon & Latour, 1991), comme le précise B. Claverie (2010 : 8) pour la France :

« le CNU, organe d'évaluation des universitaires, est organisé en sections, et présente une organisation hiérarchique très structurée, telle que celle du supermarché. Difficile d'y repérer des transversalités, et les nouveaux textes réglementaires tendent à confirmer le cloisonnement en disciplines, sous disciplines, spécialités, etc., sans trop privilégier les intersections, ni malheureusement privilégier l'apparition de nouveaux champs transversaux. »

Nous pouvons donc nous demander si l'hyperspécialisation, la fragmentation et la certitude pourront continuer, à eux seuls, de pourvoir le matériel nécessaire à la compréhension des phénomènes complexes de notre monde, à l'instar de Morin, selon qui l'hyperspécialisation isole la discipline par rapport aux autres et par rapport aux problèmes qui chevauchent les disciplines (Morin, 1994 : en ligne). Étrangement, ce sont les sciences dites « dures » qui ont ouvert la voie en théorisant sur l'existence de matière dont nous ne sommes pas encore capable de mesurer l'existence mais seulement l'effet (Bourguignon, 1997 : en ligne) ; donnons pour exemple la matière noire ou sombre (Milgrom, 2002 : 42-52).

A l'heure où certains parlent de la nécessité de l'interdisciplinarité (Figure 19), nous pensons que la notion est déjà trop limitée et celle de pluri-inter-transdisciplinarité (Claverie, 2010 : 1-14) paraît plus complète. La pluridisciplinarité (ou multidisciplinarité) est intéressante dans le fait qu'elle associe des disciplines qui évoluent, de manière indépendante, mais dans une organisation commune. L'interdisciplinarité « élabore un formalisme suffisamment précis pour permettre d'exprimer dans ce langage unique les concepts [...] d'un nombre plus ou moins grand de disciplines » (Claverie, 2010 : 11).

Figure 19: Deux modélisations (A et B) de l'interdisciplinarité, multidisciplinarité et transdisciplinarité (Della Chiesa, 2007 : 148-149).

Cette approche du monde ne remet, en aucun cas, en cause les travaux structuralistes effectués jusqu'à présent car en effet, le réductionnisme instrumental a permis et permet encore de comprendre les éléments minimaux qui constituent la complexité des systèmes supérieurs. Les enjeux de la pluri-inter-transdisciplinarité s'articulent autour de l'importance « d'élaborer des interclasses […] qui n'est plus une contrainte, mais une nécessité pour une pensée organisée, créative et ouverte à de nouvelles acquisitions, à de nouvelles conceptions, à de nouvelles représentations » (Claverie, 2010 : 12). Toutefois, ce travail n'est pas aisé car il requiert une adaptation au croisement de réseaux remettant en question sa propre représentation du monde. Cet effort constant, s'il n'est pas motivé, tendra vers un retour à une vision cognitive simple « monodisciplinaire ». Nous devons cependant opposer les démarches pluri- et interdisciplinaire qui peuvent créer de nouveaux mécanismes de pensée à la transdisciplinarité (Della Chiesa, 2007 : 144-148) qui demande un effort constant de dépasser les niveaux précédents tout en s'appuyant continuellement sur ces derniers. De plus, la transdisciplinarité implique la naissance d'une nouvelle discipline (Figure 19, B) dans les champs transdisciplinaires qui peuvent ainsi « contribuer à l’évolution qui leur a donné naissance, mais également faire évoluer en retour les disciplines dont ils sont issus » (Della Chiesa, 2007 : 149). Comme conclusion de cette première approche de la pluri-inter-transdisciplinarité, nous pouvons citer que :

« penser la transdisciplinarité est donc une tâche instable […] La pensée monodisciplinaire est rassurante, la pensée pluridisciplinaire et la pensée interdisciplinaire sont plus difficiles, mais elles peuvent s'appuyer sur une pensée stabilisée. La pensée transdisciplinaire est toujours en action, toujours en dépense d'énergie, toujours donc facile à abandonner d'autant qu'elle ne s'inscrit pas bien dans les espaces que nous réserve la société » (Claverie, 2010 : 13).

Dépasser la monodisciplinarité n'est plus un simple désir marginal mais repose sur la nécessité actuelle de prendre en compte l'Humain et ses productions sociales dans un tout économique, culturel et sociobiologique. Ils s'intègrent dans des systèmes complexes qui interagissent perpétuellement. La psychologie et la physique moléculaire ou astronomique ont « étrangement » été les précurseurs dans la nécessité de dépasser les clivages catégoriels afin d'aller puiser dans la pluri-inter-transdisciplinarité les éléments dont les technologies ne fournissent pas encore de réponse claire. Le besoin de reconnaissance des sciences dites « molles » les a éloignés de cette perspective. Les neurosciences actuelles permettent de remettre en question ces acquis afin de réorganiser le monde dans une vision peut-être déstabilisante mais sûrement enrichissante.

2.1.2 Musique et parole : une science ou des sciences ?

Pour étudier les sons des langages qui nous intéressent, il est impératif de dissocier deux champs de connaissance : les sciences du langage et la musicologie. Les objets étudiés par ces deux domaines proviennent certainement de la même origine même s'il n'y a pas de consensus actuellement comme nous avons pu le voir précédemment. Il semblerait donc que musique et parole trouvent une même origine communicative (annexe 6). Cependant l'étude du langage verbal est appelée « science du langage » ou « linguistique » (de manière hypéronymique) tandis que nous parlons de « musicologie », terme formel. Nous noterons cependant que depuis quelques années, la notion de « science du langage musical » fait son apparition, à l'instar du « Premier Symposium International sur les Sciences du Langage Musical » qui s'est déroulé à l'Université de Provence, Aix-en-Provence, les 15 et 16 Mai 1998. Nous ne pourrions, selon nous, qu'encourager la démocratisation de ce terme.

La phonétique est l'une des « branches les plus anciennes de la linguistique » (Vaissière, 2006 : 29). C'est un sous-domaine des sciences du langage parmi la pragmatique, la morphologie, la sémantique, etc. Elle est vue comme la science qui étudie les sons utilisés dans la communication verbale. Il serait plus juste de dire « les » phonétiques étant donné que Vaissière reconnaît l'existence d'au moins neuf branches de la phonétique (Vaissière, 2006 : 31-35): générale, articulatoire et physiologique, perceptive (auditive), acoustique, orthophonique et didactique, développementale, statistique et computationnelle, clinique et la neurophonétique. Bien que phonétique et phonologie aient longtemps été des domaines bien distincts dans la forme, nous remarquons que « le rapprochement entre phonéticiens et

phonologues s'est concrétisé depuis plusieurs années par l'organisation régulières de rencontres internationales » (Vaissière, 2006 : 27). La phonologie a pour base la phonétique mais portera son analyse sur la fonction des sons dans la communication verbale, de la manière dont les sons s'organisent pour établir une fonction distinctive. « Le cercle linguistique de Prague conseillait de séparer clairement l'étude des sons, objet de la phonétique, de l'étude du système, objet de la phonologie » (Vaissière, 2006 : 21). Nous reviendrons plus tard sur la dichotomie phonétique/phonologie.

L'entrée « musicologie » du Larousse (2013) offre la définition suivante : « discipline qui étudie de manière scientifique et historique tout ce qui relève de la musique. ». Dans notre démarche, l'aspect historique concernant les compositeurs et les évolutions des styles ne seront pas développés. Contrairement aux sciences du langage, la musique, qui s'est constituée comme discipline au début du XXème siècle, n'a pas réussi à s'inscrire dans les sciences humaines. Campos, Donin & Keck (2006) dressent un panorama diachronique expliquant ces « rendez-vous manqués ». Néanmoins, l'homme étant très facilement « mélomane »44, la musique a toujours été intégrée aux autres domaines des sciences humaines telles que la sociologie, l’ethnologie, etc. Les domaines de la rééducation ont également montré une certaine appétence dans l'utilisation de la musique dans les Art Thérapies, l'apprentissage, etc. C'est à ce titre que nous constatons que la musique et la parole en tant que langages s'intègrent dans les mêmes domaines des sciences cognitives et de la didactique, entre autres. Nous trouvons, par ailleurs, les termes de syntaxe et sémantique musicale, par exemple. Depuis quelques années, la musicologie est revenue sur le devant de la scène avec la prolifération croissante de travaux sur le cerveau musicien. La « European Science Foundation » (ESF) fait même état de « la musicologie et le cerveau humain, deux priorités stratégiques » (La lettre de l'INSHS, N°21, Janvier 2013)45.

Il apparaît donc que, de manière historique, musique et parole ont gardé un lien intrinsèque de par leur matière acoustique. La poésie et la chanson en sont un bon exemple. Néanmoins, dans la recherche scientifique, les sciences du langage et la musicologie restent deux domaines distincts qui ne s'entrecroisent que dans de rares occasions. Toutefois, les neurosciences de la cognition semblent remettre en cause la notion de disciplinarité avec l'émergence d'un grand nombre de recherche et de travaux pluri-inter-transdisciplinaires (cf. 1.2.1). Nous préciserons

44 Dans son acception la plus hypéronymique signifie « qui aime la musique »

également que cette opposition est affaiblie dans des domaines comme la didactique, par exemple, de par sa nature intrinsèquement interdisciplinaire. Il nous reste à comprendre en quoi les travaux pluri-inter-transdisciplinaires nous permettent, en tant que chercheurs, de nous positionner dans un nouveau paradigme épistémologique.