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4. LA CROISADE SCIENTIFIQUE QUÉBÉCOISE CONTRE LES « BUVEURS

4.2. L’ALCOOL ET L’IMAGINAIRE SUR LA BEAUCE

4.2.7. LA PRESSE

Dans ce dernier volet, je me concentre sur la presse québécoise au cours de la seconde moitié du XXe siècle jusqu’à nos jours, plus spécifiquement les Journal de

Québec, Journal de Montréal, Le Soleil, La Presse, Le Devoir, Journal Beauce.com, Radio- Canada et Radio-Beauce. Je m’attarde aussi aux campagnes publicitaires d’Éduc’alcool

ainsi qu’aux publicités positives des industries de boissons alcooliques. À cet égard, dans le document Évaluation des regroupements intersectoriels dédiés à la prévention de l’alcool

au volant en Chaudière-Appalaches, rédigé par Annie Bourassa et Andrée Fafard en 2003

pour la Régie régionale de la santé et des services sociaux – Chaudière-Appalaches –, on peut lire des statistiques qui vont influencer la presse régionale quand elle aborde la thématique de l’alcool au volant : « La conduite en état d’ébriété est une problématique d’importance au Québec. Les statistiques de 1992-1996 démontrent que la région de la Chaudière-Appalaches arrive au deuxième rang concernant la proportion de conducteurs décédés, testés et ayant de l’alcool dans le sang, comparativement aux autres régions du Québec » (Bourassa et Fafard, 2003 : 15). Bourassa et Fafard développent ensuite toute une stratégie préventive destinée à contenir les Beaucerons en état d’ébriété sur les routes de la région. Dans la sous-section Façons de travailler ensemble pour réaliser les actions, les auteures précisent :

[…] les objectifs retenus du plan d’action ne sont pas seulement d’agir directement auprès des clientèles visées mais aussi de voir comment soutenir des acteurs présents dans les milieux qui eux, sont en contact avec les clientèles et peuvent les influencer. Cette façon de faire a pour avantage de pouvoir compter sur de nombreux multiplicateurs de l’action et donc de « pénétrer » davantage les milieux. En somme, l’objectif final est une prise en charge, par les acteurs présents dans les milieux, des actions influençant les individus dans leur choix de boire ou conduire. Il s’agit de modifier les opinions et comportements de ces acteurs intermédiaires dans le but que leur action encourage les clientèles visées à ne pas conduire sous l’influence de l’alcool et leur permette de le faire. (Bourassa et Fafard, 2003 : 69; souligné par les auteurs)

On voit que les intervenants sociaux cherchent à conscientiser les citoyens pour qu’ils collaborent aux politiques de prévention de l’alcool au volant afin qu’ils puissent devenir des multiplicateurs de l’action locale, en pénétrant davantage dans le milieu des « buveurs excessifs ». De plus, on voit que les accidents de la route coûtent cher au gouvernement du Québec, car en vertu du régime public de la Société d’assurance automobile du Québec (SAAQ) : « […] tout citoyen du Québec est couvert pour les blessures subies dans un accident d’automobile, et cela : qu’il soit responsable ou non de l’accident; que l’accident survienne au Québec ou ailleurs dans le monde » (SAAQ, 2015). Par exemple, dans un cas d’un étudiant blessé lors d’un accident, la SAAQ souligne : « À compter de la date prévue de fin d’études, les étudiants peuvent recevoir une indemnité basée sur un montant de 42 251 $, qui correspond à la rémunération moyenne des travailleurs du Québec pour l’année en cours » (SAAQ, 2015). À ce sujet, la presse québécoise adopte un ton dramatique lorsqu’il est question de la consommation d’alcool dans la région. De plus, elle propage partout dans la province une image des Beaucerons associée à l’alcool au volant à un tel point que la comédie québécoise Fiston, dans la série

Les Régions, identifie la Beauce comme étant « La région du party. Là, on construit des

routes en S parce que tout le monde conduit chaud ». (Fiston, 2015).

Par exemple, dans En Beauce.com, les reportages au sujet de l’alcool parus dans les années 2013-2014 concernent tous l’alcool au volant. Voyons donc quelques titres : le 25 novembre 2014 : Un homme de 36 ans arrêté pour alcool au volant; le 27 novembre 2014 :

Alcool au volant: je risque gro$; le 23 décembre 2014 : Alcool au volant dans les MRC des Etchemins et Robert-Cliche; le 22 décembre 2014 : Délit de fuite et alcool au volant à

Sainte-Marie; le 23 décembre 2014 : Un homme de 69 ans arrêté pour alcool au volant à Saint-Georges; le 20 novembre 2014 : Alcool au volant: Mike Colgan perd son permis pour les 18 prochains mois; le 12 février 2014 : Un motoneigiste arrêté pour alcool au volant; le 30 juillet 2013 : Alcool au volant : une troisième arrestation pour un conducteur de Saint-Benjamin; le 26 février 2013 : Quatre individus arrêtés avec l’alcool au volant à Lac-Etchemin; le 8 avril 2013 : Alcool au volant: deux multirécidivistes arrêtés par la SQ à Saint-Georges et bien d’autres.

L’une de ces nouvelles qui a fait la une des principaux journaux de la province en rapportant un accident causé par l’alcool au volant met en cause le jeune beauceron Tommy Lacasse. Comme le rapporte le Journal de Québec, paru en 2013, Tommy Lacasse écope de

six ans et demi pour faire un exemple. Alors que j’étais sur le terrain, le jeune homme en

état d’ébriété avait causé un accident de la route qui avait fait des morts. Voici un extrait de ce reportage où le juge Hubert Couture parle de surconsommation d’alcool en Beauce : « Le district de Beauce est particulièrement frappé par ce fléau […]. Les facultés affaiblies accaparent malheureusement un pourcentage important des causes, puisqu’un dossier sur cinq […] monopolise le rôle » (extrait du jugement du juge Hubert Couture dans le Journal

de Québec du 5 octobre 2013). Si le « fléau » de l’alcool au volant est important comme le

souligne le juge, une autre nouvelle parue dans La Presse, publiée le 18 octobre 2013, soit treize jours après la publication de la nouvelle dans le Journal de Québec, présente le coordonnateur de la Table de concertation Beauce-Etchemins pour la prévention de l’alcool au volant, Simon Bernard, en mettant l’accent sur la baisse des statistiques sur ce genre de consommation, motivée par des politiques de prévention contre l’alcool au volant. Sous le titre : Ces routes qui tuent: « Changement de mentalité » en Beauce, cette nouvelle résume une question profonde au Québec : la lutte sociétale et étatique contre la conduite des « buveurs excessifs », dont j’ai déjà exposé les grandes lignes au début du présent chapitre. Dans cette deuxième nouvelle, La Presse parle de raccompagnements dans le village de Saint-Éphrem-de-Beauce. En référant un propriétaire d’un bar, La Presse souligne :

Robert Turcotte en a vu, des clients repartir au volant de leur voiture après des soirées bien arrosées, depuis qu’il a acheté son bar, il y a 30 ans, à Saint-

Éphrem-de-Beauce. « Dans le temps, un gars pouvait boire trois ou quatre grosses bières, et il repartait avec son auto quand même. On a été chanceux... », laisse tomber le sexagénaire beauceron. Le propriétaire du bar

[…] offre ce service personnalisé depuis une dizaine d’années. Il a déjà fait 14

raccompagnements en un seul week-end. C’est sa façon de remercier ses clients de venir boire de la « grosse » dans son établissement. (La Presse, le 18

octobre 2013)

Après avoir donné l’information qui parle de cette « initiative positive » du village de Saint-Éphrem-de-Beauce, La Presse ouvre le sous-titre : La prévention, une priorité. D’après La Presse : « Ce genre d’initiative fait partie d’un “changement de mentalité” qui

s’opère actuellement en Beauce, souligne le coordonnateur de la Table de concertation Beauce-Etchemins pour la prévention de l’alcool au volant, Simon Bernard. La mauvaise réputation des Beaucerons qui conduisent avec une bière entre les jambes ne date pas d’hier. Mais elle tient de plus en plus du mythe » (La Presse, le 18 octobre 2013). Ainsi, La Presse, pour être objective face à ce changement de mentalité dans la Beauce, joue avec les

statistiques de la SAAQ : « Les plus récentes statistiques de la SAAQ illustrent bien ce

“changement de mentalité”. Entre 1992 et 1996, pas moins de 45,6 % des conducteurs qui ont péri dans la région de Beauce-Etchemins présentaient un taux d’alcool dans le sang supérieur à la limite permise. Entre 2007 et 2011, le taux a baissé d’environ 10 % pour rejoindre la moyenne provinciale » (La Presse, le 18 octobre 2013). Mais, on peut se

demander qu’est-ce qui s’est passé dans la Beauce pour que les Beaucerons en soient arrivés à un tel « changement de mentalité »? La Presse révèle donc le secret : « Que s’est-

il passé? Toutes les institutions de la région (police, commission scolaire, centres de santé et de services sociaux, etc.) ont fait de la prévention de l’alcool au volant une priorité. Elles se sont mises à faire de la sensibilisation partout : bars, festivals, fêtes agricoles et même jusque dans les vestiaires dans les arénas » (La Presse, le 18 octobre 2013). Ce qui

est le plus révélateur dans cette nouvelle, c’est le rôle joué par les politiques de prévention dans cette croisade sociétale contre les « buveurs excessifs » :

Une série de publicités qui ciblent le portefeuille des conducteurs a été produite. Imprimée dans l’agenda scolaire de tous les cégépiens de la région, l’une d’elles dresse le portrait des conséquences économiques auxquelles fait face un jeune conducteur épinglé une première fois pendant qu’il conduit avec les facultés affaiblies. Cette infraction finira par lui coûter 6645 $ (coût englobant la saisie du véhicule, une amende, l’augmentation de son assurance-

auto, etc.), selon les calculs de la Table de concertation. Malgré tous ces efforts, de jeunes Beaucerons ne comprennent toujours pas le message. (La Presse, le 18 octobre 2013)

Si les médias et les intervenants sociaux jouent un rôle important dans cette croisade médiatique, sociétale et interventionniste, je note l’ambiguïté des publicités menées par l’industrie de boissons alcoolisées quand elles parlent de modération17. Par exemple le

slogan de la bière Bud Light de la compagnie Budweiser, paru en 2015, cette compagnie qui se préoccupe de la consommation responsable, suggère : « Je suis trop occupé à profiter de la vie ». De plus, je rappelle le slogan d’Éduc’alcool, « La modération a bien meilleur goût », très médiatisé dans la province par des publicités associées à la politique de la prévention au fort ton patriotique, comme par exemple les publicités associées à la modération de la consommation d’alcool pendant la fête nationale du Québec. C’est le cas de la publicité de l’année 2013. D’après le directeur général d’Éduc’alcool, Hubert Sacy :

Le thème de la Fête nationale en 2013, « Le Québec en nous, d’hier à demain » invite les Québécois à partager leurs passions, leurs traditions et leur amour du Québec. Il nous invite aussi plus que jamais à affirmer notre fierté comme nation en célébrant ce qu’il y a de meilleur en nous, plutôt que de faire étalage de ce qu’il y a de pire chez nous. C’est dans cet esprit qu’Éduc’alcool rappelle aux jeunes et aux moins jeunes qu’il n’y a qu’une seule façon de fêter le Québec : « Debout! ». (Directeur général d’Éduc’alcool, Hubert Sacy, 2013)

Les « buveurs excessifs » sont la cible d’Éduc’alcool : « En mettant en valeur la devise du Québec, “Je me souviens”, et en la faisant contraster avec l’isolement des buveurs excessifs qui ne se souviennent de rien, couchés qu’ils sont après avoir abusé de l’alcool, la campagne publicitaire prend clairement position : “Le Québec, ça se fête debout” » (Éduc’alcool, 2013).

En somme, on assiste à une croisade médiatique, scientifique et sociétale contre les « buveurs excessifs » dans la Beauce développée, comme ailleurs, sous le couvert de la politique préventive contre les abus d’alcool menée par les intervenants sociaux, dans la presse et dans la société beauceronne elle-même. De plus, je souligne l’ambigüité des 17 À cet égard, voir aussi Yen, R., 1995, Promotion de l’alcool et mouvement antialcoolique au Québec

(1900-1935) : le marchand, le prêtre, le médecin et l’état. Mémoire de maîtrise en études québécoises, Université du Québec à Trois-Rivières.

publicités des industries de boissons alcoolisées qui invitent les buveurs d’alcool à ne pas trop se préoccuper et à profiter de la vie tout en rappelant que la modération a bien meilleur goût ainsi que l’influence d’Éduc’alcool dans les publicités qui touchent le contrôle des conduites alcooliques dans la période de la fête nationale.

Étant donné cette problématique, cette section visait à présenter un portrait plus large de la consommation d’alcool en Beauce. La littérature scientifique et non scientifique était mince, sauf au niveau de la presse québécoise. Mon objectif fut de mettre en évidence quelques éléments historiques, politiques, littéraires, économiques, médiatiques et culturels associés à ce genre de consommation. Dans la prochaine section, j’aborde l’impossibilité de poser une question de recherche à l’avance en anthropologie de l’alcool. Mon intention est de débuter ma recherche ethnographique sans me guider sur cet ensemble d’éléments qui peuvent réduire la consommation d’alcool des Beaucerons à une simple question d’ordre socioculturel ou à une question d’identité collective relevant d’une culture beauceronne de la consommation d’alcool, car le phénomène que je vais analyser, le « feeling du moment » au cours du boire social, échappe complètement à un modèle culturel ou à une anthropologie de l’alcoolisme.

4.3. L’IMPOSSIBILITÉ DE POSER UNE QUESTION DE RECHERCHE AVANT